La crise sanitaire, le conflit Russie-Ukraine et les problèmes sécuritaires sahéliens, qui secouent présentement le monde entier, nous ramènent à une évidence : l’agriculture est une des forces motrices de sécurisation de notre existence. Elle prend sa revanche en bousculant, ipso facto, le champ des priorités. Elle est davantage considérée !
Au demeurant, pour l’ensemble des pays du monde entier, l’option d’intérioriser la formule d’Edgar Morin selon laquelle «la mondialisation est une interdépendance sans solidarité », semble tenter plus d’un. C’est ce qui expliquerait, d’ailleurs, le fait qu’il soit repéré partout un plaidoyer collectif, fondé et soutenu sur le reclassement des questions agricoles en questions nationales. En d’autres termes, l’indépendance alimentaire est devenue un concept séducteur car l’équation du moment est d’assurer une superposition de l’indépendance (du point de vue souveraineté nationale) et de l’indépendance alimentaire.
En clair, tout doit être mis en œuvre pour éviter un divorce entre ces deux concepts et surtout favoriser une communion constamment revigorée. Sous ce prisme, nous osons avancer, en guise de prolégomènes, quelques axes de notre réflexion, consignés dans ce qui
suit :
- Nous sommes à l’ère de l’économie rurale libéralisée et co-gérée.
Cela devrait signifier une parcellisation des responsabilités entre acteurs publics et privés et
une mutualisation des différentes contributions pour un impact aux dividendes partagés
équitablement. Il n’est jamais trop de le répéter : un État doit être à équidistance des
différentes catégories socio-professionnelles. Son rôle consiste à assainir l’environnement de
la production et de la commercialisation en vue d’une optimisation des performances des
différents acteurs. Partant de ce postulat, il nous paraît, donc, illogique de continuer à
évaluer les politiques agricoles en centrant tout sur l’État, l’éternel présent « au banc des
accusés ». Et, sans détour, une telle façon d’opérer renverrait à une économie rurale
collectiviste avec ses sovkhozes et ses kolkhozes.
Donc, il convient plutôt et surtout de construire des systèmes d’innovation. Certes, l’État est
un acteur important mais il ne doit pas être le seul sur le théâtre des opérations, d’autant
plus qu’il ne produit pas, n’achète pas, ne vend pas et ne fixe pas les prix.
Il nous faut respecter le génie créateur des acteurs assumant des fonctions précises dans les
chaînes de valeur agricoles. En décodé, une agriculture se développe dans le cadre d’un
système d’actionnariat rural, fruit de nos réflexions partagées. En effet, c’est l’actionnariat
qui doit porter l’indépendance alimentaire qui, à l’évidence, exige une pluralité d’acteurs
engagés, une hétérogénéité des approches et des stratégies des intervenants et, enfin, des
contradictions et complémentarités relatives. Un tel exercice n’est pas chose aisée car il
s’agit d’une fortification continue des interactions et interfaces entre tous les éléments d’un
système pour une valorisation d’innovations technologiques majeures.
- Le productivisme n’est pas une condition nécessaire et suffisante pour nourrir
l’Afrique. Il faut rappeler que l’augmentation de la production agricole n’est pas une condition
nécessaire et suffisante pour régler les problèmes de consommation, sécuriser les revenus
des ruraux et garantir une réponse positive et durable des écosystèmes. Il faut un pilotage
par l’aval c’est-à-dire l’orientation de la production par le marché, avec une priorité de tout
premier plan attribué au marché domestique.
La mise en place d’infrastructures de conservation et de transformation aurait un impact
plus significatif sur l’économie rurale que l’accroissement de la production. En fait, la
récupération et la valorisation des pertes post-récolte peuvent littéralement changer la
physionomie des marchés.
Les politiques agricoles ne doivent pas être centrées uniquement sur l’accroissement de la
production. Elles doivent aussi considérer les autres étages des filières à partir d’un procès
technique et économique de chacun d’eux. Il faut de tout pour faire une agriculture
conduisant à une souveraineté alimentaire durable. D’où la nécessité et l’urgence d’opter
pour des approches systémiques. Par ailleurs, le secteur des fruits et légumes, dont les
caractéristiques essentielles ont pour noms diversité, périodicité, fragilité et périssabilité,
nous rappelle, en permanence, «que de bonnes récoltes impliquent souvent des recettes
médiocres ». - Les politiques d’autosuffisances ne peuvent réussir que dans le cadre d’une
agriculture diversifiée
Pour un produit comme le riz, si on y investit beaucoup et pas assez pour les autres cultures
vivrières, on peut faire face à des effets de substitution nous éloignant de l’objectif
d’autosuffisance. Pour preuve, en Afrique de l’Ouest, entre 2013 et 2017, la production
rizicole a augmenté en moyenne de 4,8% par an, les importations ont progressé de 3,8% et
la consommation de 5,9%. Sous cet angle, il est donc établi qu’il n’y a pas une corrélation
directe entre évolution de la production et celle des importations. Et cela, nous pouvons
l’imputer au moins à sept (7) facteurs : (i) croissance démographique (ii) croissance de la
consommation per capita (iii) commerce transfrontalier terrestre difficilement
contrôlable (iv) réexportation des pays ayant une façade maritime (v)baisse du taux de
transformation liée au volume produit (vi)pertes post-récolte (vii) importations injustifiées
dues au déstockage de pays asiatiques, de riz de mauvaise qualité et bon marché. - Pour l’appréciation des progrès réalisés dans la marche vers l’autosuffisance, le
seul indicateur ne doit pas être uniquement le volume produit
En effet, pour beaucoup de produits agricoles, l’offre domestique dépasse largement les
besoins nationaux, et en même temps on fait recours au marché international pour la
couverture de ces besoins. C’est le cas de l’oignon et de la tomate, dans beaucoup de pays
africains. Ce phénomène s’explique par une concentration de la production dans le temps et
l’importance des pertes post-récolte.
De notre point de vue, neuf (9) conditions essentielles sont à considérer pour jauger la
marche vers l’indépendance alimentaire par rapport à un produit :
a. Niveau de production ;
b. Étalement de la production dans le temps ;
c. Étalement de la production dans l’espace ;
d. Qualité sanitaire ;
e. Qualité phytosanitaire ;
f. Valeur nutritive ;
g. Gains potentiels de productivité ;
h. Propension à investir ;
i. Durabilité des capacités productives des écosystèmes ;
j. Degré de diversification de l’agriculture.
Sans la prise en charge de ces éléments, on ne saurait assurer une modulation entre rythme
de production et rythme de commercialisation.
- Un secteur privé travaillant en bonne intelligence avec des exploitations familiales
peut être un atout majeur pour l’indépendance alimentaire
Il faut des exploitations familiales gérées par des acteurs bien formés, bien informés, et qui
soient en quête de compétitivité, de diversification et de durabilité.
Oui, les exploitations familiales ont de très bonnes raisons d’exister, de prospérer et
d’apporter leurs contributions mais, à l’évidence, notre continent a aussi besoin de
l’agrobusiness.
A cet effet, il faut bien distinguer la sécurisation de l’investissement privé et le transfert de
propriété. Un marché foncier rural, en Afrique, n’est pas à retenir car la terre se raréfie et
devient de plus en plus le «pétrole» de notre époque. Cela dit, tout doit être mis en œuvre
pour éviter l’accaparement des terres il faut plutôt tendre vers un partenariat gagnant-
gagnant entre agrobusiness et exploitations familiales et surtout retenir que l’agrobusiness
ne peut se développer en ignorant les exploitations familiales. Donc, plaidons plutôt et
surtout pour une exploitation des complémentarités en lieu et place d’un choix entre les
deux que rien ne justifie car l’agriculture se développe dans la diversité et avec la diversité,
en vue d’une minimisation du risque.
Il faut de tout pour faire un monde, il faut également de tout pour faire une agriculture ; - L’innovation technologique et son incorporation dans les pratiques agricoles, un
élément essentiel dans la marche pour l’indépendance alimentaire
Sans une recherche capable d’aller à l’assaut des grands problèmes de développement et de
générer des connaissances et des technologies en harmonie avec les préoccupations des
différents acteurs, l’indépendance alimentaire serait impossible.
Par ailleurs, les changements climatiques ne doivent plus être considérés comme une
fatalité mais comme une équation à résoudre par le génie créateur de l’homme. Sans
recherche, quel que soit le volume de l’investissement consenti dans le secteur, l’équation
risque de ne pas trouver de solutions respectant les impératifs de productivité, de qualité et
de durabilité.
En outre, un conseil agricole et rural diffusant de bonnes pratiques culturales est aussi une
exigence car l’indépendance alimentaire s’obtient grâce à des acteurs aux capacités
opérationnelles renforcées, et dans une dynamique d’excellence.
- L’agroécologie est une des voies à explorer dans le cadre de la construction de
l’indépendance alimentaire
L’indépendance alimentaire doit être durable : il faut donc produire plus et mieux. Sous ce
vocable, il faut entendre :
• d’une part, se nourrir sans se détruire en conciliant des enjeux socio-
économiques, des enjeux environnementaux et de santé publique ;
• et d’autre part, accepter que demain doit exister et être meilleur
qu’aujourd’hui.
L’agroécologie peut y contribuer conséquemment car elle repose sur des principes
permettant d’assurer productivité, qualité et durabilité. Il paraît donc important :
o que l’agroécologie soit co-construite, co-gérée et co-évaluée par toutes les
parties prenantes ;
o que la recherche africaine revisite ses paradigmes pour obtenir des
connaissances et des technologies porteuses d’innovations technologiques
associant socio-économie, environnement et santé publique ;
o que les laboratoires disposent de plateaux techniques d’analyses de résidus
de pesticides et des matrices de l’environnement ;
o de prendre en compte le savoir-faire et le savoir endogène des petits
exploitants qui ont souvent de bonnes raisons d’exercer leurs propres
pratiques ;
o de réorienter les subventions vers des intrants favorisant l’adoption de
techniques agro-écologiques au lieu de continuer à mettre l’accent sur une
intensification destructrice d’aujourd’hui et de demain ;
o de favoriser l’accès au marché de produits issus de l’agro-écologie grâce à une
discrimination positive.
En définitive, il nous faut, au-delà des difficultés actuelles liées aux crises multiformes notées
dans le monde, avoir la fine perception que la souveraineté alimentaire et nutritionnelle
reste et demeure un enjeu et un pari important à gagner. Elle doit, par conséquent, être
l’affaire de tous. De ce point de vue, il faut alors construire une complicité naturelle
impliquant tous, au bénéfice de tous.
DR PAPA ABDOULAYE SECK
Spécialiste en Politiques et Stratégies agricoles
Quintuple Académicien des Sciences agricoles (TWAS, AAS, ANSTS, AAF,ANSALB)
Ancien Ministre de l’agriculture
Ambassadeur du Sénégal à Rome et Représentant permanent à la Fao, au Pam, au Fida