Adjaratou Fatou Kiné Samb (son vrai nom) est une grande dame. Tout dans son phrasé et sa tenue révèlent une diva. Considérée plus âgée à cause de sa carrière pleine d’étoiles, la chanteuse sexagénaire reflète l’allure d’une quinqua. Le sourire qu’elle arbore ne la quittera pas jusqu’au terme de l’interview qu’elle a accordée au «Soleil», changeant d’expression au gré des sujets. Un rictus ironique pour évoquer certaines anecdotes de son parcours majuscule, un éclat de rire pour énoncer des malices, un sourire mélancolique pour se remémorer les vies avec son «Dogo» (son défunt mari, El Hadj Ndongo Thiam, décédé en 2019).
Vous avez aujourd’hui 49 ans de carrière. Vous souvenez-vous de vos premiers pas en musique, il y a presque cinquante ans ?
Je me rends compte que cette carrière est longue, Maasha’Allah (rires). Je l’ai commencée quand j’avais quinze ans. J’avais en ce moment un petit orchestre informel. Mais c’est en 1975 que le Sénégal a vraiment découvert pour la première fois ma voix. J’avais chanté «Mame Bamba» au Stade Iba Mar Diop dans un concours où il y avait aussi, je me rappelle, Ndèye Khady Niang (la défunte danseuse). Le nom «Kiné Lam Mame Bamba» venait de naître. En ce moment, je faisais déjà des tournées dans les régions du Sénégal et me faisais une petite notoriété. En 1978, j’ai participé au concours «Nuit Honda». Il y avait un lobbying pour faire gagner le prix à un sociétaire du Théâtre national Daniel Sorano. Le public estimait que j’avais été la plus brillante et réclamait le trophée pour moi. Pourtant, c’est un peu ce concours qui m’a ouvert les portes de Sorano. C’est après cette compétition, toujours en 1978, que Maurice Sonar Senghor (qui était le Directeur du Théâtre national Daniel Sorano) a demandé qu’on me recrute à tout prix. On m’a trouvée et je suis allée faire une audition.
Tous les ténors étaient présents dans le jury : Samba Diabaré Samb, Amadou Ndiaye Samb, Ndiaga Mbaye, etc. Dès que j’ai entonné, ils étaient tous éblouis. C’est ainsi qu’on m’a recrutée dans l’Ensemble lyrique traditionnel du Théâtre national Daniel Sorano. J’y suis restée jusqu’en 1989, avant de quitter pour créer mon propre groupe musical. Mon premier Cd, par contre, je l’ai fait en 1981 avec le groupe Super Étoile. C’est en 1989 que je suis entré dans la musique moderne avec Syllart Productions. Je suis allée à Abidjan (Côte d’Ivoire) pour enregistrer l’album «Dogo» qui a cartonné. C’était justement pour la profusion des contrats et des tournées internationales que j’ai quitté le Théâtre Sorano. Je devais choisir entre Sorano et une carrière musicale solo.
De qui ou dans quelles circonstances avez-vous chopé le virus de la chanson ?
Je n’ai trouvé ni mon père ni ma mère en train de chanter. Mais j’avais une grande sœur, une aveugle, qui chantait super bien. Elle s’appelait Dieynaba Lam. Je dis que c’est le Bon Dieu qui trace les destins. Peut-être aussi j’ai puisé au sang de mes ancêtres. Le tout premier Damel du Cayor s’accompagnait de mon grand-père, Dié Marone. Mes grands-parents ont été côte-à-côte dans la bataille de Danki avec le Damel, en 1549. On les célèbre encore et les enseigne à ce jour à l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan). Dogo, du même nom que mon défunt mari, était expressément blessé par la flèche du Damel Lat Soukabé pour avoir son sang. Il disait que ce sang, qui devait lui porter bonheur, servirait à attirer tous les grands et bons griots du Baol et du Cayor. Ce fut ensuite le cas. Et mon grand-père était ensuite devenu le Fara Laamb Damel Teigne du Cayor et du Baol (le chef de tous les griots de ces grands royaumes).
Vous dites avoir entamé votre carrière à l’âge de 15 ans. Comment, à cette époque déjà, vos parents ont censenti à permettre à la jeune fille que vous étiez de faire de la musique et de même entreprendre des tournées régionales ?
Mon papa était mon manager à cette époque-là. En ce moment, je pouvais gagner jusqu’à la somme de 80 000 FCfa, qui était quand même une fortune. Des fois aussi, il arrivait que le public, conquis, me remplisse un sac de billets de banque. Arrivée à la maison, je le remettais à mes parents et ma mère pouvait gérer les dépenses quotidiennes de la maison avec pendant trois mois. En ce temps, la dépense quotidienne ne donnait pas tant de cheveux blancs (rires). J’ai presté partout au Sénégal. Mon père écrivait mes textes, un oncle paternel était mon batteur de tam-tam, ma cousine germaine m’accompagnait dans les chants, etc. L’orchestre était presqu’intégralement familial. Ceci faisait qu’on m’a tôt permise d’y aller, en plus de mon attitude responsable.
C’est donc dire que la famille a une place centrale dans votre carrière. Nous connaissons tous Dogo, votre défunt mari, qui a pesé d’un poids considérable sur votre parcours. Comment a débuté votre histoire ?
Je commence par d’abord vous apprendre que Dogo est lui-même mon parent, du côté de ma mère ainsi que de mon père, avant d’avoir été mon époux. Nous nous sommes mariés en 1978, deux mois après mon intégration au Théâtre Daniel Sorano. Donc on peut considérer qu’il a été là à toutes les phases décisives de ma carrière. Il était tout pour moi. Mes parents lui ont laissé toutes leurs responsabilités après lui avoir donné ma main. Tout ce que j’ai réussi aujourd’hui, c’est grâce à mes parents et lui. C’était un mari exemplaire à tous les niveaux. C’était aussi mon manager et il a toujours tenu à ce que je sois ponctuelle. C’est avec moi qu’il a intégré tout ce qui peut toucher à la musique, auparavant il n’y a jamais été. Il signait tous mes contrats. Il arrivait qu’on soit en tournée durant trois mois avec l’Ensemble lyrique traditionnel et parfois il me rejoignait dans certaines étapes. Il m’a coachée jusqu’en 1989, et c’est lui-même qui m’a conseillé de quitter l’Ensemble lyrique traditionnel, pour cesser d’être fonctionnaire et me concentrer sur un plan de carrière solo. Il estimait que je ne pouvais pas cumuler ces deux fonctions, d’autant plus qu’à cette période, les promoteurs exigeaient dans les contrats avec l’Ensemble lyrique traditionnel que Kiné Lam vienne chanter. Après cet épisode, il a pris ma carrière en main et on a tous constaté la suite.
Pour la réussite d’une carrière, il faut donc le soutien de sa famille …
C’est impératif ! Toujours à propos de Dogo, il y avait une vision derrière tout cela. J’ai très tôt remarqué sa très grande probité morale et sa respectable personnalité. J’avais compris qu’il pouvait convenablement gérer ma carrière et que je pouvais laisser toutes les clefs en sa main. C’est cela qui faisait qu’il arrivait qu’il signe pour moi des contrats à mon insu et sans je n’eusse besoin d’en connaître les termes. Même quand il voulait me rendre compte, je lui rétorquais que ce n’était pas la peine. La relation était de confiance. C’est avec lui que j’ai commencé à me doter de matériels de musique et à payer les musiciens. Il était exceptionnellement exemplaire, Dogo. Quand je gagnais de l’argent, il me disait toujours de subvenir aux besoins de mes parents, de les amener à la Mecque, de leur construire une maison, etc. Cela a toujours été son propos, et jamais il ne plaidait pour ses besoins personnels. Il me répétait sans cesse que ma réussite était la sienne et était un honneur pour lui, car cela le déchargeait en réalité et montrait qu’il m’oriente correctement dans notre ménage et ma carrière d’artiste.
Tout ce que vous expliquez là semble chimérique au moment où les divorces sont légion dans le showbiz. Quelle a été votre recette, personnellement, pour combiner et réussir tout cela ?
Ah, mais n’a pas qui veut un époux comme Dogo hein ! (Rires). Déjà c’était un intellectuel qui avait un remarquable discernement. Toutes mes consœurs m’en faisaient constamment la remarque d’ailleurs. Ensuite, il avait un bon comportement, en plus de sa sérénité, son flegme, sa gratitude, son estime et sa considération pour ma personne, son amour pour moi et son désir de me voir chaque jour évoluer. Donc je ne pense pas y être d’un grand rôle. Tout lui revient, d’autant plus que j’étais jeune fille quand il m’épousait. Il m’a inculqué de grandes valeurs. Il surveillait l’artiste que je suis comme du lait sur le feu. Il me mettait la pression quand j’avais des engagements et veillait surtout à ma ponctualité. Il est d’une grande empreinte dans la réussite de chaque moment de ma carrière, Ndongo Thiam Dogo.
Pouvez-vous nous raconter un de ces moments ?
L’histoire du tube «Jaraaf», par exemple. J’étais à l’Ensemble lyrique traditionnel du Théâtre national Daniel Sorano en ce moment (en 1986). C’était un concours où s’étaient inscrits Ndiaga Mbaye, Khar Mbaye Madiaga, Diabou Seck la Saint-Louisienne, Amadou Ndiaye Samb, bref tous les ténors et divas de l’époque. J’ai dit à Dogo que j’allais au concours Jaraaf et lui avouais que c’était sans grande conviction à côté de ces grands noms qui avaient une culture certaine de l’histoire du Jaraaf et étaient bien plus illustres que moi en plus. J’étais convaincue que j’allais perdre parce que j’étais la cadette de la compétition. Il m’a regardée et m’a promis que je vais la gagner. Je lui disais d’arrêter de me cajoler, mais il me rassurait toujours. Il m’a dit : «Je suis un grand Jaraafman. Je connais la biographie de l’équipe et je vais te composer la chanson. Tu vas gagner ce concours, mais à une condition. Tu connais ce que c’est qu’un hors-sujet ?», m’a-t-il demandé. Je lui ai alors dit que je pense savoir ce que c’est parce que je le faisais souvent durant les rédactions à l’école (Rires). Il m’a dit : «Alors voilà, tu vas te limiter au texte que je t’écrirai. Sur la scène de Sorano, ne chante les louanges de personne. Tu adores l’argent et risques de chanter les aïeux de tes amis dès que tu les verras. Chante juste la biographie que je t’écrirai. Tu gagneras». Et j’avais gagné les Oscars Jaraaf cette année. (Elle chante le morceau dans une grande nostalgie et une grande solennité).
C’était en 1986. On a même entonné l’hymne national pour moi avec ce succès. Le coaching de Dogo était immense. Je me rappelle que j’étais en compétition avec les divas, j’avais cherché à les destabiliser dès le début. Je suis allée les trouver pour leur dire qu’un car plein de joueurs et d’équipements du Jaraaf était dehors pour me supporter. Quand Daro Mbaye est venue, je me suis payée sa tête. Je lui ai dit qu’elle devait elle aussi avoir un ballon en bleu et blanc (en réalité les couleurs de la Jeanne d’Arc, équipe rivale du Jaraaf qui a, elle, les couleurs vert et blanc). Elle a acheté le ballon et je lui ai conseillé de le mettre dans un sachet, pour que personne ne l’éconduise avant qu’elle ne rejoigne la scène. On avait fait le tirage au sort et je venais juste après elle et nous étions les deux plus jeunes candidates. Au moment où elle rejoignait la scène, je faisais ses chœurs et l’apercevais, en bonne griotte, entrer en grande dame avec le ballon bleu et blanc et le jetait aux supporters. Sans le savoir, elle avait perdu avant de chanter, cette illettrée ! (Elle entre dans un fou rire). Quand elle a senti sa bêtise, elle s’est retournée vers moi et a rigolé. Les vieux supporters du Jaraaf l’ont tellement chargée, ndeysaan. Nous en avions beaucoup ri dans les coulisses, sans rancune.
Vous avez fait onze ans dans l’Ensemble lyrique traditionnel du théâtre Sorano et en avez été pendant un moment la vedette. Il doit y avoir d’autres anecdotes croustillantes, non ?
Effectivement ! Je me rappelle aussi mon passage dans «Un artiste sur le podium», entre 1982 et 1983. J’étais la première à l’expérimenter. C’était durant la Tabaski et tous les sociétaires de l’Ensemble lyrique devaient être sur la scène pendant que j’étais le lead vocal. Un beau spectacle devant une salle comble. Une réussite totale. En 1981 aussi, avec «Taara». C’était le jour d’ouverture de l’Ensemble lyrique. Je me rappelle, en ces moments, personne ne voulait passer le premier, surtout avec le trac. À cette époque, le regretté Boubacar Guiro, grâce à qui je suis entrée à Sorano, me sommait de rejoindre la scène. Je refusais en lui disant de faire passer d’abord les doyens, mais il me «calmait» en me disant qu’en réalité, il reposait le groupe sur moi. Et je rejoignais la scène pour exploser, ndeysaan. Je me souviens également du spectacle mis en scène, «Derklé» (La mort de Lat Dior, en 1986). De grands moments. Pour les tournées, il y a celle qu’on avait effectuée en Algérie, en 1979, et qui m’a beaucoup touchée. Nous avions déjà presté à Rabat (Maroc) puis, trois jours après, nous sommes arrivés à Alger et il y a eu au même moment des tremblements de terre. La ville était en débris et en deuil. Le souci de tous, après notre consternation, c’était de voir où passer pour rentrer à Dakar et quel avion allait nous transporter. Je me rappelle qu’on était avec le vieux toucouleur Abdoulaye Idy Seck, très comique, qui disait qu’il s’asseyait toujours au milieu dans la voiture. Et c’était toujours des échanges forts avec Madiodio Gningue qui lui reprochait de ne pas être galant (Rires).
L’album «Le Retour» a été un marquant dans votre carrière et sujet de beaucoup de légendes. Quelle est sa vraie histoire ?
(Rires). Bon il faut dire que ce n’est que maintenant que c’est devenu normal pour un artiste de rester trois ans sans produire un album. C’était inadmissible. C’est sorti en 1998 et mon dernier album était signé en 1995. J’avais ensuite signé avec deux maisons de disque. Je devais alors effectuer des tournées internationales avec Chanaki en 1995 et 1996. En 1997, j’étais aux Pays-Bas et ensuite je suis restée à Paris durant sept mois sans revenir au Sénégal. Les Sénégalais devenaient inquiets et interprétaient mon absence. Je devais produire un album, mais les producteurs qui étaient là se montraient cupides. Ils disaient qu’ils ne produiraient pas une artiste qui n’est pas rentable. C’est en ce moment que j’ai rencontré Habib Faye (défunt bassiste du Super Étoile) qui m’a promis d’arranger l’album «Le Retour». Il m’a orienté vers Youssou Ndour qui a été d’un apport extraordinaire. Il restait répéter avec moi au studio jusque tard dans la nuit et c’est Habib Faye et lui qui ont arrangé l’album. Rien qu’avec le morceau «Cheikh Alioune Souané», son parrain m’a offert 15 millions de FCfa. C’était extraordinaire.
Nous avons vu que vous êtes toujours active et entretenez toujours votre carrière, après un demi-siècle d’âge. Quel est le secret ?
Cela semble avoir un secret, mais je vous jure qu’il n’y en a pas. L’artiste ne récolte que le fruit d’efforts qu’il sème. Mais je dirai qu’il y a avant tout le talent à avoir et à entretenir. La voix aussi, même si c’est un don, il faut l’entretrenir. Le succès et la notoriété, il faut aussi les vivre avec humilité. Pour la musique, il faut l’apprendre et ne pas tricher avec. Remarquez bien que tous les grands artistes chantent naturellement et aisément. Pour tout ce que je vous dis là, regardez juste l’exemple de Youssou Ndour pour vous en convaincre. Il garde toujours la même passion et la même hargne. C’est parce que c’est un bon artiste et qu’il donne beaucoup de respect à sa carrière artistique. Nous savons également recueillir et appliquer les conseils des devanciers et de nos tuteurs. De plus, j’ai toujours en tête un conseil de ma mère. J’étais encore une jeune fille. Elle me disait : «Fatou Kiné, ne sois jamais un artiste dont on dit qu’il doit mener sa vie comme il l’entend et comme une vedette. Tu ne dois jamais être comme cela. Toi, tu es une diva qui dois perpétuer les hauts faits de tes ancêtres. Rien ne doit te dévier de ton honnêteté et de tes bonnes mœurs». Elle me répétait que, après avoir chanté, les rois offraient des esclaves et des chevaux à mes grands-parents. Elle tenait à ce que jamais, je ne me glorifie ou prenne la grosse tête. Mais surtout aussi de ne jamais me presser. J’ai aussi toujours tenu à distinguer ma vie privée de ma vie publique en tant qu’artiste. Dieu m’a permis d’être consciente de tout cela, et de tenir à côté un ménage pendant quarante ans.
Quel message pour la jeune génération d’artistes ?
Je dis aussi aux jeunes de tout faire pour taire les rivalités. Si tu es talentueux, tu ne cherches pas de rival. Quand nous étions au faîte de notre carrière, il y avait Youssou Ndour, Baaba Maal, Ismael Lô, Omar Pène, Thione Seck, etc. qui étaient tous plus âgés que moi et qui avaient des contrats nationaux et internationaux partout sans que personne ne lèse l’autre. En un moment, nous avions même l’association «Been loxo» qui rassemblaient tous les artistes musiciens et où Coumba Gawlo et moi étions les deux seules femmes. Donc, je demande à la jeune génération de travailler, de taire les querelles et de se concentrer sur leur carrière musicale. Je leur demande aussi de se cultiver et de ne jamais cesser d’apprendre. À Sorano, j’observais beaucoup Ndiaga Mbaye, un excellent chanteur qui maîtrisait les trois temps de notre musique et dont je m’inspirais beaucoup des gammes pour me perfectionner. C’est cela le secret : être bon, humble et respectueux.
Le SOLEIL