Certains événements malheureux qui se déroulent aujourd’hui sous nos yeux ébahis dans notre société, sont loin d’être le fait du hasard. Ils découlent d’influences néfastes provenant en bonne partie de certains de nos médias, en particulier de nos télévisions et réseaux sociaux. Déjà en Mars 2007, l’ancien ministre Abdoul Aziz Tall avertissait sur le rôle très négatif de nos télévisions à travers des programmes qui ont largement contribué à travestir notre société. Occasion pour nous, dans cette période trouble où les meurtres, assassinats et autres formes de déviances connaissent une recrudescence inquiétante dans notre pays, de rappeler la pertinence de l’alerte qu’il avait lancée il y a de cela… 17 ans.
«Au Sénégal, on dirait que la danse constitue l’activité dominante ; mais pas n’importe quelle danse. Celle que l’on y pratique est à la fois vulgaire et indécente. Il suffit de regarder vos Télévisons pour s’en convaincre ».Cette remarque, pour le moins cinglante, est celle d’un étudiant américain qui a séjourné au Sénégal et que j’ai rencontré, il n’y a pas longtemps, à la Florida Mémorial University. Estimant sans doute avoir heurté ma sensibilité, il s’empressa d’ajouter : « Je me suis laissé dire que sous SENGHOR, il était inimaginable de voir les danseuses de SORANO ou même celles des manifestations publiques auxquelles il assistait, se livrer à des gestes obscènes. Je suis sûr qu’il serait scandalisé par certaines images de vos Télévisions, s’il ressuscitait aujourd’hui ».
C’est là un réquisitoire sans doute très sévère mais qui, hélas, traduit une triste réalité. En effet, qui se risquerait à réfuter ce constat dressé par un observateur étranger, de surcroît originaire d’un pays dont le peuple, pour être viscéralement attaché à la liberté, sous toutes ses formes, n’en est pas moins gardien d’un puritanisme connu de par le monde ?
Salvador Dali, célèbre peintre surréaliste espagnol, disait de la télévision, que « ce n’est rien d’autre qu’un instrument de crétinisation des masses ». Il suffit de regarder les programmes de la plupart de nos télévisions pour prendre l’exacte mesure de la véracité de ses propos.
Nous sommes envahis, à longueur de semaine, par des clips insipides, qui regorgent d’inepties déconcertantes et où l’obscénité le dispute à la vulgarité, l’irrespect, l’indécence, la violence physique et verbale . Quand on regarde certains des programmes de nos télévisions, l’on ne peut s’empêcher de donner raison à ce psychologue qui affirmait que, dans ces images impudiques, tout ce qui concourait à l’intimité de la vie conjugale se trouve ravalé au rang de pratique banale aujourd’hui. C’est dire que la tyrannie de la vulgarité imprime ses marques, progressivement, dans notre société pour qui, traditionnellement, la pudeur, le « kersa » ne sont pas des mots vides de sens.
Les danses et les films dont la télévision nous matraque mettent en scène de piètres acteurs, presque méconnus dans leurs propres pays : les thèmes qui y sont abordés et les dialogues qui s’y engagent dénotent simplement de l’idiotie. L’apologie sournoise de la banalisation de l’adultère, des relations coupables ainsi que des tares sociales, suscite bien des frissons chez les pères de famille avertis. Le souci de dénoncer et d’enrayer tous ces phénomènes sociaux dévastateurs devrait motiver la conception d’une politique culturelle digne de ce nom dans notre pays. On ne saurait créer un “Sénégalais de type nouveau” sur la base d’un syncrétisme dont les composantes sont-elles mêmes fondées sur des mirages, des rêves qui modifient de manière fort négative notre façon de penser, de nous habiller, de nous comporter dans la vie familiale, sentimentale, dans nos relations avec nos parents, les personnes âgées etc. Ces films et clips, véritables déchets, finissent par planter le drapeau du renoncement sur le champ de notre pudeur traditionnelle, fondement de nos valeurs ancestrales, culturelles et religieuses.
Comble de malheur, ceux qui, sans scrupules, nous imposent ces spectacles affligeants, nous considèrent, sans conteste, comme des demeurés. L’argument selon lequel c’est le public qui en est friand et qui le réclame est purement fallacieux et défie le bon sens. C’est plutôt le public qui est formaté et qui, la mort dans l’âme, se contente de ces moyens d’autodestruction culturelle et sociale. Car, comme le rappelait tout récemment et de manière fort pertinente, le sociologue Djiby Diakhaté, « les travaux de Freud ont permis de montrer que le « moi » n’est pas maître dans sa propre demeure ». Poser à nos enfants des questions de jeu télévisé du genre : « Pourquoi Sergio n’a pas voulu accompagner Helena dans ses vacances ? », relève, à mes yeux, d’une pure idiotie. .
Nous sommes devenus des poubelles télévisuelles de l’Occident et d’Amérique du sud, pour reprendre les propos du défunt Khalife Général des Tidjianes, le vénéré El Hadji Abdoul Aziz Sy Dabakh (RTA).il n’avait de cesse de lutter, toute sa vie, contre la tyrannie innommable des images attentatoires à nos consciences citoyennes. En fait, l’effet dévastateur de ce tapage médiatique pourrait, à bien des égards, se comparer à l’action néfaste du stupéfiant qui crée l’accoutumance chez les victimes de la drogue. Nos consciences individuelles et collectives sont menacées au plus haut point. Aujourd’hui, hélas, nombre de jeunes croupissent dans le désoeuvrement et sont, bien souvent, intellectuellement anesthésiés par des manipulations médiatiques. Pour eux, l’avenir apparaît comme un gouffre sans fin, un horizon inatteignable. Des lors, que leur reste-t-il sinon le suicide mental d’abord, physique ensuite :
Ils succombent à l’attrait des mers lointaines, effectuant, ainsi, un terrible saut dans l’inconnu. Quant à la femme au foyer meurtrie par l’oisiveté du quotidien, il ne lui reste plus, comme dérivatif à ses angoisses, que la consommation passive de ces clips et séries télévisés. Ce qui n’est pas sans rappeler l’enfant malade qui se voit administrer un médicament inapproprié et qui, à la longue, lui est dommageable.
C’est, osons-le dire, à un « ndeup » collectif que nos télévisions nous invitent régulièrement.
Le Conseil National de Régulation de l’Audiovisuel (CNRA) devrait s’impliquer davantage dans le contrôle des programmes de Télévision. Les Associations de consommateurs de même que celles qui militent pour la défense du droit de l’enfant et de la femme devraient également jouer leur partition. Au demeurant, ces clips et films sont, pour la plupart, des supports publicitaires. Dès lors, il me paraît opportun de s’interroger sur la portée réelle de la loi 83-20 du 28 janvier 1983, relative à la publicité et dont l’exposé des motifs rappelle, de façon explicite, les règles fondamentales auxquelles celle-ci doit obéir, notamment en matière de décence, de loyauté, de protection de la personne privée, des enfants et des adolescents. La publicité doit donc être saine et conforme aux us et coutumes de la société sénégalaise. Cette loi, est-elle tombée en désuétude ?
On ne répétera jamais assez qu’il est plus dangereux, au double plan sociologique et culturel, de nous laisser envahir par certaines images de télévision, que d’accepter le dépôt de déchets toxiques sur notre territoire national. Car, dans le cas d’espèce, ce sont les consciences poreuses qui sont détruites, au risque de voir disparaître, progressivement, tous les repères culturels et moraux pourtant si indispensables à une vie harmonieuse, équilibrée.
Face à ce tableau sombre qui vient d’être dépeint, n’est-il pas grand temps, pour nos autorités morales et religieuses, d’intervenir vigoureusement ? La plupart d’entre elles observent une prudence calculée, un silence coupable, évitant sans doute de heurter la susceptibilité de leurs « bienfaiteurs » d’ici bas. Et pourtant, comme à des sentinelles de l’éthique, Il leur revient plus qu’à toute autre personne de défendre et de préserver leurs concitoyens contre toutes les formes d’agression qu’ils subissent. Il fut un temps où, pour un Sénégalais, décliner son identité était un motif de fierté : Etre Sénégalais avait une certaine signification culturelle positive.
Pour l’heure, un constat amer s’impose : la plupart du temps, les parents font montre de renoncement, un renoncement que rien ne justifie.
Il est temps que des voix autorisées s’élèvent pour dire Non ! Pour exiger l’arrêt de cette crétinisation à laquelle nous sommes soumis en permanence, pour dénier à l’ineptie la place de choix que certains s’obstinent à lui attribuer au sein de notre société.
Il vaut mieux se priver de télévision que de voir, tous les jours, se déverser dans nos consciences des images qui détruisent tout ce que nous avons de culturellement positif, ce faisceau de valeurs qui, naguère, faisaient la fierté de nos ancêtres. Tout le monde est interpellé : les pouvoirs publics, les enseignants, les éducateurs, les religieux, imams et prêtres, dans les mosquées et les églises, les prêcheurs de la bonne parole qui officient dans les médias publics et privés, mais aussi et, surtout, les femmes et les jeunes eux-mêmes, victimes toutes désignées. Il incombe à tout un chacun de défendre la culture, la conscience citoyenne de ce pays. Faute de quoi, les jeunes risquent d’avoir, pour seule ambition, de devenir danseurs de clips, des Sergio ou des Rubi, modèles achevés de ridicule et de niaiserie. Tout cela, à n’en pas douter, est le résultat d’un brouillage culturel savamment entretenu par une télévision qui ne cesse d’envoyer, décidément, des signaux troublants.
Le paradoxe est que ceux-là qui nous influencent si négativement, qui nous refusent l’entrée dans leurs pays, en sont eux-mêmes arrivés à un niveau de saturation, à un seuil critique tels, qu’il leur vient à l’idée de prendre le chemin inverse, c’est-à-dire, la route vers notre continent, à la recherche d’une nouvelle philosophie de vie, de nouveaux repères, de nouvelles normes de relations humaines qui, à leurs yeux, existent encore chez nous mais font cruellement défaut dans leurs pays.
Le Président Senghor nous a toujours invités à l’ouverture et à l’enracinement. Nos racines sont en train, hélas, de s’effriter, face à l’agression culturelle dont nous sommes les principaux complices pour ne pas dire les acteurs. Une ouverture vers l’autre mal contrôlée nous conduit, inéluctablement, vers des anti- valeurs, avec des habits d’emprunt d’autant plus ridicules qu’ils nous donnent l’image d’individus hybrides, en errance dans un désert culturel accablant. Triste sort que celui d’une culture tant exaltée par nos illustres devanciers tels que Senghor, Cheikh Anta Diop, Aimé Césaire et Wolé Soyinka.
Abdoul Aziz TALL,
Conseiller en Management