L’apparent triomphe de Bassirou Diomaye Faye à la présidentielle au Sénégal sanctionne aussi le bilan du sortant Macky Sall et les querelles de succession d’un camp puissant et déclinant dans lequel les langues commencent à se délier.
Abattement, fierté, rancœur… La défaite libérait un mélange d’émotions parmi quelques dizaines de sympathisants réunis lundi à Dakar au siège du parti présidentiel APR (Alliance pour la République) pour entendre le candidat du pouvoir, Amadou Ba, féliciter le vainqueur dans une ambiance de fin de règne.
« Amadou Ba a été loyal, malheureusement il a été combattu par certains de nos responsables », lâchait René-Pierre Yehoume, un coordinateur de la coalition Benno Bokk Yaakaar (BBY) formée autour du parti présidentiel. La campagne imposait de se taire, mais « ça, on peut le dire aujourd’hui », ajoute-t-il. Certains militants, à mots couverts, mettaient en cause l’intouchable président Macky Sall et son investissement moindre dans la campagne de celui qu’il a désigné pour briguer sa succession.
« Macky Sall a sacrifié ceux qui étaient avec lui depuis 2008 », date de la création de l’APR qui lui a servi d’appareil de conquête et d’exercice du pouvoir, dit dans le journal Le Quotidien Moustapha Diakhaté. « Macky Sall a torpillé la carrière de milliers de militants qui l’ont accompagné toutes ces années », insiste l’ancien président du groupe parlementaire BBY, en rupture avec l’APR.
Le porte-parole de BBY se veut indulgent. Il invoque « le manque de sérénité » imputable à la défaite. La « nouvelle opposition » doit accepter l’issue et se préparer à jouer son rôle, dit Pape Mahawa Diouf à l’AFP. « Le moment de laver le linge entre nous viendra, cela se fera aussi tranquillement que possible », dit-il. Mais « nous avons un bilan incontestable de construction du pays », assure-t-il.
Les analystes expliquent la victoire de Bassirou Diomaye Faye par l’adhésion à sa promesse de « rupture » avec l’injustice et la corruption, et à sa personnalité, proche des Sénégalais. L’envers de l’analyse, c’est le rejet du bilan de 12 années de présidence Sall, en particulier les trois dernières, marquées par les troubles politiques, les retombées de la crise mondiale et le ralentissement de la croissance.
Amadou Ba s’est présenté comme le continuateur de l’action du président Sall, dont l’ambitieux plan de développement et de grands travaux a changé le visage du Sénégal, mais n’a pas résorbé la pauvreté ni les inégalités.
« Le chef et les autres »
L’héritage de M. Sall, c’est aussi ce qu’un analyste a appelé « le bilan immatériel »: l’agitation, des dizaines de morts, des centaines d’arrestations, les violations dénoncées par les défenseurs des droits, le report de la présidentielle.
« Ils ont accumulé tellement d’erreurs », dit El Hadji Mamadou Mbaye, enseignant chercheur en sciences politiques. La défaite était acquise de longue date, selon lui: « Les choses (étaient) pliées » depuis la mise en cause judiciaire de l’opposant antisystème Ousmane Sonko, qui a mis le feu aux poudres en 2021.
L’élection a mis en lumière une « bipolarisation » extrême après trois années de bras de fer, note-t-il. Or « la dernière grosse erreur » a consisté dans le choix d’Amadou Ba, dit-il. Pour la première fois, un président sortant organisait une élection sans s’y présenter. Au Sénégal, « il y a le chef, qui est le fondateur du parti (…) et après il y a les autres », dit Alassane Ndao, maître de conférence à l’université de Saint-Louis cité dans le quotidien l’Observateur. Avec le désistement du sortant, les rivalités « ont explosé ».
Des caciques, craignant un fiasco, ont publiquement demandé un changement de candidat. Trois dissidents se sont maintenus contre M. Ba, peu charismatique, peu politique. M. Ba a connu en janvier l’avanie d’une alliance entre des députés de son camp et de l’opposition pour créer une commission d’enquête sur des accusations de corruption contre lui. Le président Sall a invoqué ces accusations pour justifier un retentissant report de la présidentielle.
La campagne d’Amadou Ba a commencé à s’accélérer dans la dernière ligne droite quand le chef de l’Etat l’a confirmé comme son candidat, après maintes rumeurs sur un lâchage de sa part. Mais ses efforts ont subi de plein fouet l’amnistie initiée par le président au nom de la décrispation. La sortie de prison de M. Sonko et du futur président, M. Faye, a causé un effet de souffle, s’accordent à souligner les analystes.
Parmi eux, Hamidou Anne est un farouche détracteur du duo Faye/Sonko. Leur libération a fait de « gens peu fréquentables des héros insubmersibles aux yeux de la jeunesse », écrit-il dans le Quotidien. La majorité « a préparé (sa) fin brutale en donnant tous les jours depuis trois ans l’impression qu’elle préparait » leur avènement.