Après la tuerie du 6 janvier 2018, Boffa Bayotte garde encore le traumatisme de cette folle journée au cours de laquelle 14 exploitants de bois mort ont été froidement fusillés. Plus de 5 ans après, le village Manjack, situé à 5 km de la Guinée Bissau, se bat aujourd’hui contre la stigmatisation et rappelle à qui veut l’entendre que l’attaque ne s’est pas déroulée dans le village de Boffa Bayotte mais dans la forêt classée de Bayotte qui polarise 6 villages.
Au centre de la ceinture de branches d’une verdure gigantesque, les concessions de torchis, les cases en paille, les termitières semblables à des obélisques, l’herbe encore sèche à cause de la chaleur baignaient dans la corrosivité des rayons solaires qui frappent de plein fouet Boffa Bayotte. Cinq ans après la tuerie, le village accuse le coup, porte encore les stigmates de ce bain de sang qui le suit comme son ombre. Boffa Bayotte ressemble à une immense forêt et ses populations, des laissés pour compte qui ont engagé le combat contre la stigmatisation. Il a la forme d’une jungle aux atours d’une savane, base de certains cantonnements du Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (Mfdc). Depuis 2018, ce village est devenu une terre ocre d’affliction, lointaine bourgade enfouie dans la Basse Casamance, jadis base des troupes du chef de guerre César Atoute Badiate. « Depuis cette affaire de 2018, les populations de Boffa-Bayotte sont perçues comme des meurtriers alors que cette attaque s’est déroulée dans la forêt classée de Bayotte qui polarise 6 villages dont Boffa Bayotte », souligne Edouard Da Silva.
Lorsqu’un véhicule abandonne la route 54 qui mène en Guinée Bissau pour prendre la direction de la rue glissante sablo argileuse, les autochtones sont subitement arrêtés et fixent d’un regard de méfiance les intrus. Il y a ce sentiment de peur, la hantise du retour de cette tragique journée du 6 janvier 2018, ces appels à l’aide, sans succès des futurs exécutés dans cette forêt piégeuse qui garde son lot d’égorgés et de personnes fusillées. A Boffa Bayotte, il flotte un parfum d’amertume, un sentiment de crainte chez les habitants de ces quelques maisons en dur effritées par endroit. Il y a encore cette odeur de mort qui trouble la quiétude des ressortissants de ce village Manjack situé dans le département de Ziguinchor, à 5 km de la Guinée Bissau.
Debout devant sa demeure où se pavanent chiens, chats et phacochères, mercredi 20 septembre 2023, Julie Da Silva est avare en parole. « Il faut parler au chef de village. L’affaire s’est passée très loin de nous », décline-t-elle, peu prolixe devant la délégation de Minority rights group international, de l’Ong Fahamu et d’un groupe de journalistes venus de la Sierre Léone, du Ghana, de l’Ouganda et du Sénégal pour engager les médias et les minorités à agir pour la paix.
« Le ressortissant de Boffa est pris pour un meurtrier, un sauvage, un assassin…»
6 janvier 2018 ! Cette zone de la Basse Casamance avait rendez-vous avec l’horreur, une tragédie marquée en lettres létales dans les annales de la presse sénégalaise comme l’un des plus spectaculaires drames du conflit casamançais depuis son éclatement en décembre 1982. Quatorze personnes cherchant du bois mort ont été capturées. Malgré les appels à l’aide, le retour chargé de détermination de l’Armée nationale sur le tard, les cris puisés dans l’énergie du désespoir, elles ont été froidement fusillées dans la forêt classée de Bayotte, vaste de 936 hectares. Insoutenable. Affreux. Donc, lorsqu’il est appelé à remonter le temps pour évoquer les souvenirs du passé douloureux, Edouard Da Silva est tout de suite meurtri, affecté.
Au milieu d’un silence qui veut tout dire. Il gesticule par moment, hésite par instants, cherche ses mots et reprend le fil de la discussion. « Cette tuerie a écorné l’image du village. Aujourd’hui, si tu montres ta carte d’identité et que les gens voient que tu es de Boffa, on te regarde 10 à 15 fois parce qu’on te prend pour un meurtrier, un sauvage, un assassin… Dieu sait que nous n’y sommes pour rien », regrette-t-il, encore traumatisé. Il ajoute : « On a eu le courage d’aller vers ces lieux pour ramener les corps. C’était choquant ! Nous avons trouvé l’Armée nationale, la gendarmerie, les sapeurs-pompiers sur la Rn4 et on a déposé les corps à même le sol. On les a recouverts de feuilles d’arbre. Sur les 14 morts, on a pu identifier les 13. Le denier corps a été finalement identifié une fois à l’hôpital de Ziguinchor. C’était vraiment atroce. On n‘était pas au courant, c’est le sous-préfet qui nous a informés. Aucun ressortissant de Boffa n’est victime de cette tuerie. Boffa est une victime dans cette affaire. Aucun habitant à Boffa n’a été arrêté. La plupart des arrêtés viennent de Toubacouta », signifie-t-il.
Dans un monologue aux allures d’avis de décès collectif, voix tremblotante, Edouard Da Silva rembobine les morceaux de cette triste journée pour plonger dans les méandres de cette page sombre du village. « L’attaque s’est passée dans la forêt classée de Bayotte qui polarise 6 villages. Il s’agit de Boffa-Bayotte, Boukhouyoum, Toubacouta, Badème, Bagame et Katouré. Ces 6 villages se partagent la forêt classée de Bayotte. Mais pourquoi tout le monde parle de Boffa Bayotte ? », s’interroge-t-il devant les villageois qui ignorent encore les détails du sujet. « Ces événements se sont passés à 6 km de chez nous. A part ce qu’on entend à la radio ou à la télévision, nous sommes logés à la même enseigne que vous en termes d’information », signale Julie Da Silva, très prudente en évoquant ce « sujet très sensible ».
Dans cette partie de la commune de Niassya qui polarise 25 villages, la vie commence à reprendre ses droits. Affaibli mais debout, le village de Boffa Bayotte, créé en 1800, tente de panser ses plaies. Mais les cicatrices sont encore béantes. Cependant, les souvenirs douloureux des affrontements menacent son présent et son futur s’écrie en pointillés. De Ziguinchor, quand on dépasse le cimetière de Kantène devenu célèbre à cause de l’inhumation de centaines de corps issus du naufrage du bateau Le Joola, un check-point de l’armée intercepte ceux qui prennent la route de Boffa-Bayotte. « C’est une zone de guerre », glisse un milliaire, fusil à la main. On est dans le quartier de Babonda Peulh où l’Armée sénégalaise a subi l’une de ses plus lourdes pertes depuis le depuis de la crise : 25 soldats tués en 1995. « C’est une zone qui génère une activité intense de trafic de bois parce que la zone de Bignona est presque épuisée en bois de tek. Aujourd’hui, les coupeurs se sont tournés vers la forêt classée de Bayotte », explique Ibrahima Gassama, journaliste et directeur de la radio communautaire Zig fm.
3 quartiers du village toujours minés
En réplique au massacre de Bobonda Peulh, l’Armée nationale avait bombardé les bases rebelles. Par conséquent, beaucoup d’habitants de Boffa avaient quitté le village pour se réfugier à Ziguinchor, en Gambie mais surtout en Guinée Bissau. Depuis 2012, ils commencent à revenir et se sont installés dans les quartiers de Boffa Centre, Bissanoum Peulh et Bissanoum Manjack. Ils sont au nombre de 733, d’après le chef de village. Tout le contraire des quartiers de Babonda Manjack, Babonda Peulh, Boukhouyoum Manjack qui sont encore des zones minées. En somme, Boffa-Bayotte est composé de 6 quartiers mais seulement 3 sont habités. « Il y a une stigmatisation de notre village mais on n’y peut rien. Lors du drame, la première information a été donnée par quelqu’un qui n’est pas de la zone et ne comprend pas le secteur. Quand on s’affairait à ramener les corps, il est sorti pour parler du drame de Boffa-Bayotte. Mais quand on procédait à des arrestations, je suis le seul chef de village parmi les 6 à ne pas être interpellé. Je ne suis jamais allé à la police dans le cadre de cette affaire », narre M. Da Silva, le verbe chargé d’amertume.
Victime des combats entre le Mfdc et l’Armée nationale, terreau fertile au trafic de bois, Boffa-Bayotte lutte pour sa reconnaissance dans le sens positif du terme. Mais le village fondé par l’ethnie Bayotte doit d’abord gagner la bataille contre la stigmatisation. Cinq ans après la tuerie, elle est loin d’être gagnée…
Problèmes d’accès aux infrastructures
Situé dans la commune de Niassya, département de Ziguinchor, Boffa-Bayotte, tristement célèbre depuis le 6 janvier 2018, est laissé à lui-même. Si l’électricité commence à faire son apparition dans certaines maisons, l’eau potable est une illusion. « C’est le désastre du village. On ne boit pas une eau de qualité. On boit une eau de forage pas du tout saine », déplore Edouard Da Silva, chef du village de Boffa-Bayotte. De plus, il faut faire des kilomètres sur la route nationale et arpenter la rue argileuse pour se procurer des soins dans le village de Toubacouta. Au plan éducatif, le village compte une école primaire.
Le verdict du procès
L’affaire du massacre de 14 coupeurs de bois dans la forêt de Boffa Bayotte a été vidée en juin 2022. Le chef rebelle César Atoute Badiate, le journaliste René Capin Bassène, et Oumar Ampoï Bodian, présenté comme un membre du Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (Mfdc), ont été condamnés à perpétuité par la justice. Si César Atoute Badiate, jugé par contumace, reste sous le coup d’un mandat d’arrêt, les autres condamnés sont en détention. Les trois hommes étaient poursuivis pour 14 chefs d’inculpation dont association de malfaiteurs, participation à un mouvement insurrectionnel et complicité d’assassinat. Deux autres accusés dans ce dossier ont écopé d’une peine de 6 mois de prison avec sursis pour détention d’armes sans autorisation. Les dix autres ont été acquittés.