Réparer, cirer ou fabriquer des chaussures, les cordonniers mettent leur expertise à la disposition des populations. Des modèles, ils en conçoivent chaque jour, les uns aussi originaux que les autres. Mais «un manque de soutien de la part de l’Etat et de patriotisme des Sénégalais» plombe ce sous-secteur de l’artisanat. Reportage !
A la Médina, le savoir-faire des hommes est presque banalisé. Mais le talent éclot dans des ateliers, avec des hommes rompus à la tâche : deux bidons de vingt litres vides posés sur le sol, une boîte de «brillant», des brosses, des tapis de caoutchouc et des chambres à air, du gèle noir, des boîtes de cirage. Une table surchargée de chaussures à réparer ou déjà réparées, c’est le décor de la place Moussa Ba. Sur la route qui mène vers la Médina, à quelques centaines de mètres du rond-point Sham, ce vieux répare tous modèles de chaussures que puissent porter les Dakarois. Il y a aussi les vrombissements et klaxons des voitures : «j’y suis habitué», banalise-t-il. Le côté populeux du coin lui va merveilleusement. Il coupe : «J’aime bien cette animation. C’est ce qui fait marcher le métier. Des fois, je rentre avec 10 000 francs. Des fois aussi, les mains vides.» Teint noir, cheveux presque blancs, visage malmené par l’âge, il pratique ce métier depuis 1989. Sous l’ère socialiste. «Quand je suis venu à Dakar, c’est Abdou Diouf qui était encore président de la République. J’ai improvisé le métier de cordonnier», dit-il. Pour le vieux, la cordonnerie reste un métier transversal. Il enchaîne : «Je me définis comme un touche-à-tout. Je répare tout. Par exemple, cette valise, il la brandit, m’a été remis ce matin par un émigré revenu d’Europe. Du fait du contrôle strict à l’aéroport, ils (les douaniers) ont défoncé la fermeture. Je viens de la réparer.» Ce caractère touche-à-tout implique-t-il forcément la qualité ou est-ce juste pour gagner beaucoup de clients ? Il se défend : «Mes clients sont satisfaits du travail que je fournis. C’est l’essentiel. Je n’ai pas de prix fixe. Il est calé selon le type de chaussures et les dégâts à réparer. Cela dépend aussi du matériel utilisé. C’est vraiment très cher.»
La cherté du matériel de travail n’est pas une doléance propre à «Tonton Moussa», comme l’appellent les voisins. A la Rue 22, angle 35 de la Médina, des cordonniers se plaignent de la montée en flèche des prix du matériel qu’ils utilisent. Dans un atelier de conception et de fabrication de chaussures, Khadim s’active à coller les dernières doublures avant le coucher du soleil. Teint noir, le «natif de Touba», scotché sur un fauteuil presque usé, conçoit tous modèles de chaussures pour hommes dans cette entreprise familiale. Sur les murs des quatre côtés de ce petit bâtiment, sont tapissés différents types de chaussures. Il explique : «les produits que nous utilisons sont importés d’Italie. Mais tout est devenu cher ces derniers temps», explique Maguette, l’œil fixé sur la table. «Le caoutchouc coûte 3500 francs le mètre.»
La difficile éclosion d’un sous-secteur
A quelques mètres de là, campent Maguette Seck et sa bande. L’homme au teint clair, lunettes négligemment posées sur le front, travaille dans la conception et la fabrication de chaussures. Qu’il considère comme un processus, un défi que seuls les initiés peuvent relever. «La fabrication de chaussures n’est pas un cours qu’on peut dispenser. C’est un savoir qui s’acquiert par la pratique. On ne devient pas cordonnier en un seul jour. C’est tout un processus à suivre», dit-il. Assisté par quatre ouvriers dont deux installés à l’entrée, dans un minuscule atelier, le patron de «Seck Cordonnerie» cumule presque deux décennies de carrière dans ce sous-secteur de l’artisanat. Le matériel utilisé est constitué principalement de tapis de caoutchouc et de cuir. Deux ouvriers assis à l’entrée modélisent les claques ou empeignes et les bouts des chaussures. Et dans le bâtiment, Maguette délimite les talons à l’aide d’une lame qu’il stabilise sur une grosse planche, et pose les doublures avec de la colle. Un marteau posé juste à côté permet de consolider «l’union» entre le talon et la doublure. Pour former des babouches ou sandales en cuir.
«Manque de soutien de l’Etat»
Au-delà de la cherté des prix des produits qu’ils utilisent, ces artisans brandissent d’autres doléances. Dans son atelier, Maguette, à l’œuvre, pense que cette posture de désintérêt de l’Etat ne profite pas aux artisans, encore moins aux cordonniers. Selon lui, l’Etat doit établir et adopter une politique protectionniste de l’expertise locale. «L’Etat ne protège pas assez les artisans. Il est inconcevable de voir les tonnes de chaussures qui entrent chaque année au Sénégal, alors que les cordonniers sénégalais fabriquent quasiment les mêmes modèles. Dans un Etat normal, c’est le contenu local qui est privilégié. Seul l’Etat peut aider les artisans, en particulier les cordonniers, à développer leurs entreprises, vendre leurs marchandises», regrette le bonhomme. Khadim ajoute : «J’ai appris qu’il y a des cordonniers qui ont bénéficié de l’aide de l’Etat à travers la Der (Délégation à l’entreprenariat rapide des femmes et des jeunes), mais moi, je n’ai jamais bénéficié d’un accompagnement. On se débrouille tout seuls… Aujourd’hui par exemple, je n’ai vendu qu’une seule paire de chaussures (mercredi 23 février). Le marché est plein de chaussures venues de divers horizons.»
«Les étrangers et les émigrés restent nos fidèles clients»
L’expertise est là. La production ne faiblit pas. Cependant, les cordonniers peinent à écouler leurs produits. Le marché est rempli, selon eux, de produits «chinois» qui ne profitent pas à un bon écoulement des «chaussures made in Sénégal». Les cordonniers de la Rue 22 de la Médina notamment en veulent aussi à certains sénégalais de par leur état d’esprit et leur comportement vis-à-vis de leurs compatriotes artisans.
«Les étrangers et les émigrés restent nos fidèles clients. Les Sénégalais, eux, préfèrent acheter les souliers de fabrication chinoise. Ils ne connaissent pas l’originalité ou la garantie d’une chaussure. Certes, ces chaussures sont moins chères, mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que ces dernières résistent moins au temps et aux épreuves.» Justement, Anna vient de s’octroyer une paire de chaussures orthopédiques made in Sénégal chez Khadim. Coincé juste à la sortie de l’atelier, le jeune Togolais à la stature imposante accepte de se confier. «J’ai vu ces chaussures en Espagne pour la première fois, mais c’était trop cher. Quand je suis venu à Dakar, j’ai vu ça et j’ai beaucoup aimé. C’est vrai qu’ils n’arrivent pas à faire la même chose que les Européens, mais la qualité est très bonne. En plus, il m’a fait (Khadim ici) un bon prix.» L’homme au teint noir ajoute : «En plus, le monsieur qui m’a vendu les chaussures a été très honnête avec moi. Il m’a clairement expliqué que les produits sont importés. Il met en exergue leur expertise en concevant différents modèles de chaussures. J’ai pris son contact et je lui ai promis de le mettre en rapport avec mes amis, qui apprécient beaucoup ce modèle. Cela permettra de vulgariser sa marchandise et d’élargir son commerce.»
En fait, ces cordonniers fabriquent différentes types de chaussures, mais l’écoulement du produit reste un défi. Car les modes de vente restent l’exposition dans les ateliers ou dans certains marchés, en concurrence directe avec les chaussures importées, moins chères. Ou, pour certains comme Khadim, «vendre les produits» à travers leurs statuts WhatsApp est l’ultime marketing.