Amnesty International invite l’État à poser « des actes forts » pour protéger les enfants-talibés qui sont victimes d’exploitation dans beaucoup de villes du Sénégal. Dans un rapport publié hier, l’organisme de défense des droits humains déplore cette exploitation des talibés.
Amnesty International a publié un nouveau rapport sur la « problématique de protection des enfants talibés au Sénégal ». Dans ce nouveau document rendu public hier, l’organisme de lutte pour le respect des droits humains indique qu’il n’y a pas de « statistiques fiables » pour mesurer l’ampleur du phénomène de la mendicité des enfants au Sénégal. Toutefois, quelques rapports publiés par certains organismes donnent une ébauche sur le nombre d’enfants qui font cette pratique dans les grandes villes du Sénégal. Une cartographie réalisée par la Cellule nationale de lutte contre la traite des personnes, citée par Amnesty International dans son rapport, indique qu’il y a, dans « la seule région de Dakar, plus de 54.000 enfants talibés, dont 38 079 garçons et 16.758 filles ». La même étude renseigne que « 53 % des enfants trouvés dans ces écoles pratiquaient la mendicité forcée, soit 30.160 (tous des garçons) ». Une autre cartographie qui rappelle l’ampleur du fléau est celle réalisée par l’Ong Global solidarity initiative (Gsi). Elle a recensé « 2.042 “’daaras” à Dakar, avec un effectif de presque 200.000 talibés, dont 25 % pratiqueraient la mendicité forcée ». Pour Touba, la même cartographie a répertorié 1.524 « daaras » avec un effectif de 127.822 enfants, dont 85.000 (66,05 %) provenant de 1.016 « ’daaras » qui seraient concernés par la mendicité forcée ».
Quant à l’Ong Human rights watch, elle a estimé le nombre d’enfants talibés au Sénégal à 100.000. Même si les chiffres diffèrent d’une organisation à une autre, Amnesty International reste convaincu qu’une étude nationale doit être faite pour mieux cerner la complexité du phénomène.
Un fonds de commerce pour certains
Si jadis les parents emmenaient leurs enfants dans les « daaras » en remettant en même temps des vivres aux maîtres coraniques, aujourd’hui, la donne a presque changé. Les maitres coraniques, pour la plupart, s’installent dans les grands centres urbains. Les propriétaires de ces « daaras » accueillent les pensionnaires sans les faire payer le logement ou la nourriture. En contrepartie, rappelle Amnesty International, ils font mendier les enfants dans les rues des différentes villes, « plusieurs heures par jour, pour s’entretenir et entretenir leurs enseignants », déplore l’Ong. « La contrepartie est la mendicité de l’enfant et c’est comme cela que la mendicité est devenue un fonds de commerce pour certains d’entre eux, peu scrupuleux, et un moyen d’exploitation économique », confie un dirigeant du conseil supérieur des maîtres coraniques à Amnesty International. Une autre intervenante qui se confie à Amnesty International révèle que « sur une collecte journalière de 1000 FCfa, le maître coranique reçoit 500 FCfa et le reste est partagé entre l’enfant et son parent ou son tuteur en raison de 250 FCfa chacun ».
Ces enfants, d’après le rapport, proviennent, pour la plupart, des régions de Kaffrine, de Diourbel, de Kolda, de Matam. Leurs maîtres aussi sont originaires, pour la majorité, de ces mêmes régions. Une part non négligeable des enfants talibés trouvés dans les rues des grandes villes provient aussi des pays limitrophes comme la Gambie, le Mali, la Guinée-Bissau. « L’organisation de cette traite s’explique par le fait que certains maîtres coraniques sont également issus des pays de la région, obtenant ainsi plus facilement l’accord des parents pour confier leurs enfants. Certains de ces enfants arrivent très jeunes au Sénégal, vers l’âge de quatre à cinq ans », renseigne le document. Ces enfants vivent tous dans des lieux insalubres, dans la précarité.
« Tortures, sévices corporels »
Leur santé et alimentation sont négligées par les maîtres coraniques, accuse Amnesty International. « Je suis un ancien enfant-talibé. Je suis venu à Dakar quand j’avais cinq ans pour être talibé. Mais à 11 ans, j’ai fugué et j’ai vécu dans la rue pendant des années. Les “’daaras” de Dakar sont différents de ceux de Touba (région de Diourbel) et de Coki (région de Louga). Là-bas on ne mendie pas, mais les enfants vont aux champs et s’occupent de tâches agricoles. Il y a de la maltraitance dans les “daaras ‘modernes : de la simple bastonnade, aux sévices corporels les plus sévères. Et le plus ordinaire comme le savon et l’eau y manquent parfois », confie un ancien talibé à Amnesty International.
Ces enfants sont aussi victimes de maltraitance comme le ‘châtiment corporel’, de ‘tortures’ qui finissent parfois par des décès. À titre d’exemple, Amnesty International rappelle, dans son enquête, qu’en janvier 2022, ‘un talibé âgé de 10 ans est mort de blessures au quartier Lansar de Touba, après avoir été bastonné par son maître coranique qui lui reprochait de ne pas avoir su sa leçon du jour’. En février 2020, ajoute toujours l’organisation, ‘un talibé de 13 ans a été battu à mort dans la ville de Louga par son maître coranique’. Ce dernier a été condamné à 10 ans de prison pour coups et blessures et violences par la Chambre criminelle de Dakar.
Amnesty International invite ainsi l’État à ‘passer des programmes aux actes forts’. Dans ses recommandations, il l’appelle à adopter le projet de loi portant statut des ‘daaras’ et celui du Code de l’Enfant.
Aliou Ngamby NDIAYE
… Et à protéger les enfants par son arsenal juridique.
Depuis plusieurs années, le Sénégal met en place des programmes et stratégies pour mettre fin à la problématique de la mendicité des enfants. Amnesty International, dans son rapport, cite, entre autres, la Stratégie nationale de protection de l’enfance adoptée en 2013, le projet d’appui à la modernisation des ‘daaras’, le projet d’appui à l’éradication de la mendicité et de la maltraitance des enfants au Sénégal, les projets de retrait des enfants de la rue. Au-delà de l’État central, des municipalités ont aussi initié des projets et programmes de retrait des enfants de la rue. Le Sénégal a ratifié des instruments internationaux et régionaux. Malgré tout, déplore Amnesty International, ‘les auteurs de l’exploitation et de la maltraitance des enfants bénéficient d’une grande impunité au Sénégal’. ‘Peu de maîtres coraniques ont été condamnés pour des faits de maltraitance et encore moins d’exploitation par la mendicité, bien qu’étant interdits par la législation sénégalaise’, fait savoir l’organisation internationale. Selon Amnesty International, il y a ‘une quasi impunité’ sur la problématique de la mendicité des enfants. ‘L’arsenal juridique sénégalais doit être utilisé pour protéger les droits des enfants talibés et réprimer ceux qui enfreignent la loi. À l’heure actuelle, l’existence de sanctions dans les textes n’empêche toujours pas la perpétuation des abus sur les enfants talibés, en raison des insuffisances des services de protection de l’enfance et de considérations politiques et sociales’, regrette l’Ong, dans son rapport.