Déjà assez secoué par la Covid-19, le marché du papier journal connaît une surchauffe qui risque de consumer la petite marge qui restait à la presse quotidienne sénégalaise en termes de rentabilité. Du fait du conflit russo-ukrainien, le prix de cet intrant essentiel à la fabrication d’un journal a non seulement triplé mais provoqué aussi une tension sur l’approvisionnement qui fait craindre une pénurie. Pour cause : la Russie est la principale pourvoyeuse du Sénégal en papier.
« La presse quotidienne risque de ne pas paraître les prochaines semaines. Il y a une grave crise du papier. C’est inquiétant ! » L’alerte est d’un dirigeant d’un grand quotidien de la place. Il pointe dans ses mots une forte dose d’angoisse qui se justifie lorsqu’on interroge les deux principaux importateurs de papier journal au Sénégal. Effectivement, ce principal intrant dans la fabrication du journal connait un renchérissement et une tension sur son approvisionnement. Une mauvaise spirale qui, si elle se poursuit, risque de conduire à des lendemains plus sombres qu’il ne l’est aujourd’hui pour la presse quotidienne sénégalaise déjà mal en point. Cette situation s’explique, selon Mamadou Ibra Kane, Président du Conseil des diffuseurs et éditeurs de presse au Sénégal (Cdeps), par la pandémie de la Covid-19 à laquelle est venue se greffer la guerre en Ukraine. « Il y a deux ans, on achetait la tonne de papier à 400 euros ; aujourd’hui, pour trouver un prix à 1250 euros, c’est difficile. Donc, le prix du papier journal a plus que triplé en trois ans. Il y a un mois, on pouvait encore l’acheter à 1000 euros la tonne ; aujourd’hui, on parle même de 1500 euros. C’est incroyable ! Au Sénégal, avec une presse à 100 FCfa, le problème du surcoût se pose forcément », explique celui qui est également Administrateur du groupe Africom S.A qui, en plus de ses deux quotidiens (Stades et Sunu Lamb), imprime 20 autres quotidiens sur les 29 de la place.
Une tendance haussière du prix du papier journal confirmé, documents à l’appui, par Guillaume Nataf, gérant de Mondial Paper, grand distributeur de carton et papier au Sénégal et dans les pays limitrophes. « Voyez vous-même, ma facture du 19 avril est à 1150 euros la tonne, alors qu’il y a trois ans, je l’achetais à 400 euros. J’ai arrêté pratiquement 70 % de mon flux de papier photocopie (papier A4) parce que mes clients trouvent cela cher. En réalité, tous les papiers ont augmenté, que ce soit le papier journal, le papier d’imprimerie, d’alimentaire, de packaging, carton… », explique-t-il.
Cette situation démontre que la dépendance mondiale aux produits russes ou ukrainiens ne concerne pas que les hydrocarbures et les céréales.
Pour le Sénégal, selon nos interlocuteurs, la Russie est la principale pourvoyeuse de papier journal. « Nous importons beaucoup de papier russe », souligne Mamadou Ibra Kane, là où Guillaume Nataf se veut plus précis : « 70 % de nos papiers viennent de la Russie ». Les 30 % restants sont répartis entre Upm pour 20 % (n° 5 mondial, une entreprise finlandaise qui a des usines un peu partout), et d’autres petits fabricants.
Le recours du Sénégal à la Russie, pour le papier journal notamment, s’explique, selon l’Administrateur d’Africom S.A, par la nature de la presse sénégalaise. « Il y a différents types de papier journal : le standard, l’amélioré. Mais, pour la presse quotidienne sénégalaise, qui est une presse à 100 FCfa principalement, il faut acquérir du papier le moins cher possible. Et le moins cher, c’est le standard. C’est pourquoi la Russie est le principal fournisseur du marché sénégalais », précise Mamadou Ibra Kane.
Selon son gérant, Mondial Paper a perdu, avec l’éclatement du conflit russo-ukrainien, 600 tonnes de papier sur les 1000 commandées. « Nous avons réussi à faire venir 400 tonnes in extremis. Le fait qu’on perde ce canal d’approvisionnement entrainent la saturation des autres usines qui se retrouvent avec un carnet de commandes qui explose », explique Guillaume Nataf. D’où la tension sur le marché.
Pas encore de pénurie de papier
Les risques sont réels pour la presse sénégalaise, selon le Président du Cdeps. À ses yeux, le problème, c’est moins la disponibilité du papier que le renchérissement du coût. « Le papier existe, c’est son prix qui fait débat. Pour les grands journaux, cela va poser un problème parce que si le coût de fabrication d’un journal de huit pages était de 30 FCfa, aujourd’hui, il est quasiment à 40 FCfa. Pour un quotidien de 12 pages, il est passé de 42 ou 43 FCfa à plus de 50 FCfa. L’Obs qui était à 16 pages est revenu à 12 pages à cause des problèmes de papier. Donc, ce sont les grands journaux avec un grand tirage qui vont le plus souffrir », d’après Mamadou Ibra Kane.
Pour s’en sortir, la société Africom S.A a été donc obligée de répercuter les surcoûts du papier journal sur le prix de l’impression ; ce qui veut dire que les journaux verront leurs charges forcément augmenter. « Nous ne pouvons pas ne pas imprimer les journaux qui ont signé des contrats avec nous. Sur ce, quel que soit le coût du papier, nous sommes obligés de nous aligner. Ensuite, nous répercutons cela sur le prix du tirage. Nous ne pouvons pas vendre à perte. Du coup, la facture des journaux va augmenter. Aujourd’hui, par exemple, nous tarifions à 39 FCfa les journaux de huit pages », avance-t-il. Sur ce point, Guillaume Nataf semble moins alarmiste. « L’avantage du Sénégal, c’est un petit marché ; la tension sur le papier ne se ressentira pas tout de suite. Grâce à nos relations avec certains fabricants de papier en Europe, nous parvenons à avoir de petites quantités par-ci par-là. Ainsi, il n’y aura pas de rupture dans le pays à court terme. Nous avons une quantité minimale qui fait que les principaux journaux que sont « Le Soleil » et « L’Observateur » peuvent dormir tranquille jusqu’au moins septembre et octobre. Après, je n’ai pas de visibilité sur ce qui va se passer », souligne le gérant de Mondial Paper.
Pour ne pas voir leurs coûts de production augmenter (au Sénégal, en fonction de la pagination, le papier représente jusqu’à 80 % du coût de fabrication du journal), certains journaux sénégalais ont trouvé une astuce : baisser leurs tirages. Pour Mamadou Ibra Kane, ces journaux peuvent se le permettre parce que « dans leur écrasante majorité, ils ne vivent pas de la vente du journal ». « Certains sont financés par des lobbies ; la rentabilité financière, ils ne s’en soucient pas. D’autres vivent de la publicité qui compense les différentes charges ; donc ils réduisent au maximum leurs tirages pour pouvoir s’en sortir », ajoute-t-il.
Ce reflex de ralentir les tirages pour faire face à la hausse du prix du papier n’est pas une bonne idée, de l’avis de Guillaume Nataf. Il pense même que c’est « une erreur », estimant qu’il faut les augmenter pour vendre le plus possible afin de faire face aux coûts de production.
Face à cette situation, le patron d’Africom S.A pense qu’il faut faire comme au Burkina Faso, où le Ministère de la Communication a prévu un système de financement du papier journal, sinon « ce sera difficile ». À l’en croire, aujourd’hui, les journaux paient plus de charges pour la diffusion que les radios et les télés. « Pour la télé, par exemple, nous sommes en train de négocier la diffusion sur la Tnt à hauteur d’un million de FCfa, et il n’y a aucune autre charge. Par contre, prenez n’importe quel petit journal, il paie plus qu’un million de FCfa chaque mois pour être diffusé, c’est-à-dire imprimé », explique Mamadou Ibra Kane.
……………………………………………………………………………………………………………
Le Sénégal, une presse foisonnante mais souffreteuse
La presse sénégalaise est devenue, depuis le début des années 2000, le premier tirage de la presse francophone en Afrique subsaharienne, devant même la Côte d’Ivoire qui est à 125 000 exemplaires par jour là où le Sénégal tire 250 000 exemplaires quotidiennement, si l’on en croit le Président du Cdeps. Du coût, cela se ressent sur la quantité de papier journal importé. Selon Mamadou Ibra Kane, au Sénégal, « on consomme, pour l’impression des journaux, environ 3000 tonnes par an. Africom S.A importe à elle-seule 200 tonnes par mois ». L’autre intervenant formel, à savoir Mondial Paper, est dans les mêmes proportions en termes d’importation et il approvisionne certains éditeurs des pays de la sous-région en papier découpé. Sans compter certains acteurs de l’informel à l’image d’Aly Aw, célèbre vendeur de journaux.
Le papier journal, un marché moins lucratif
Outre l’embargo sur la Russie, les tensions sur le papier journal peuvent s’expliquer aussi par un changement de paradigme décidé par les fabricants. En effet, il est apparu, avec la Covid-19, que les autres types de papiers, comme l’emballage, sont plus lucratifs. D’ailleurs, selon Mamadou Ibra Kane, au plus fort de la pandémie, certaines usines se sont complètement réformées en fermant leurs lignes de production de papier journal. Une nouvelle orientation confirmée par Guillaume Nataf. Selon lui, le confinement, entraîné par la Covid-19, a bouleversé les habitudes de consommation en dépréciant la valeur du papier journal. « Lors du confinement, les journaux n’étaient plus distribués parce qu’on ne pouvait plus sortir. Les gens s’informaient via le numérique. Sauf que, pendant cette période, on pensait que la consommation allait être complètement morte et puis, il y a eu l’apparition du « clic and collect », c’est-à-dire que les gens ont énormément consommé de chez eux. Il y a eu beaucoup d’achats sur Amazone. À la reprise de l’activité économique, ces usines ont préféré continuer à privilégier le carton et le papier emballage. Par exemple, un de mes fournisseurs, établi en Espagne, a stoppé sept machines de papier journal pour ne faire que du carton à la place », témoigne-t-il.