C’est un vieux rêve du chef de l’Etat qui s’est réalisé. Le Président Sall a toujours défendu la nécessité pour le secteur privé national de se regrouper pour aller à la conquête des grands marchés publics et de consentir de gros investissements. Deux importants consortiums sont formés, mais l’option n’est sans risques. Diagnostic d’un choix aux multiples enjeux.
C’est une grande première. Un élan novateur dans l’attribution des parts de marchés publics aux champions nationaux dans le domaine du pétrole et du gaz sénégalais. L’Etat a accordé deux contrats de concession portuaire au privé national. A l’honneur, un consortium d’entreprises sénégalaises. C’est le jeudi 18 mars 2021 que le président de la République, Macky Sall, a paraphé ces deux conventions innovantes de concession entre le Port autonome de Dakar (Pad) et des acteurs du secteur privé national, en vue de la réalisation de la base logistique de soutien aux plateformes portuaires et du terminal de gaz liquéfié.
Ce consortium est composé de la société Atos actionnaire à 41% des parts, de Glp, avec 23%, Slp 16,5% et Senbase logistics à hauteur de 16,5%. Les entreprises Mlt 2% et Tramar 1% ferment la barque. Avec un capital social de 2,5 milliards FCFA, le consortium est détenu à 90% par Coseni et 10% par le Port autonome de Dakar. Au début, le consortium était fort de 7 groupements et 22 sociétés. Mais, avec le retrait d’un groupement, il est désormais constitué de 6 groupements et 22 sociétés. Baba Tall, Directeur général de Maritalia et membre du groupement Atos : «Toutes les sociétés étrangères en compétition ont été sorties du consortium qui a un capital à 100% sénégalais.»
En octobre 2020 également, West African Energy(Wae), une société constituée par des hommes d’affaires sénégalais(Samuel Sarr, Khadim Ba de Locafrique, Abdoulaye Dia de Senico, Moustapha Ndiaye et Harouna Dia) ayant mobilisé plus de 220 milliards FCfa, a signé un contrat avec la société turque Çalik Enerji et le groupe américain General Electric (Ge) pour la construction d’une centrale électrique à gaz de 300 MW, au Cap des Biches, à Rufisque, à une vingtaine de kilomètres de Dakar. D’ailleurs, la pose de la première pierre de la centrale de West africain energy(Wae) est prévue aujourd’hui mercredi au Cap des Biches. Wae entend jouer ainsi un grand rôle dans le contenu local sénégalais. Des faits qui montrent à suffisance le bénéfice de se regrouper en consortium.
Mor Talla Kane, Directeur exécutif de la Cnes : «Les initiateurs de ce projet (de consortium) permettent d’ouvrir l’horizon pour une implication pleine et entière des nationaux dans l’exploitation du gaz et du pétrole. Les pays sont en train de recentrer leurs efforts dans la production locale, de sorte que les richesses soient de plus en plus réalisées sur le plan interne et que les ressources sur lesquelles s’appuie le développement d’un pays soient des ressources internes.»
Jusque-là, le privé national était «laissé en rade» dans l’attribution des grands marchés publics corollaires à la production et à l’exploitation du gaz et du pétrole. Mais, l’Etat avait donné le ton à travers le Port autonome de Dakar qui, en 2019, au lieu de laisser les sociétés choisir leurs partenaires maritimes pour venir travailler, a décidé de mettre en place une base logistique portuaire prévue sous forme de concessions, comme celle du Terminal conteneurs, vraquier et Roro. Dans ce sillage, le Port a décidé de mettre en place une base logistique pour les services logistiques portuaires. C’est ainsi qu’un appel à manifestation d’intérêts a été lancé. Mais le port avait anticipé, en exigeant que la société adjudicataire de la base devrait avoir au minimum 60% des capitaux sénégalais.
Voilà, le résultat.
Mais est-ce que cette promotion du contenu local sonne le début de l’émergence des champions nationaux, face à la forte concurrence des multinationales ? Mor Talla Kane, Directeur exécutif de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal (Cnes), porte la voix du patronat sénégalais. Il dit : «C’est une première initiative, mais on espère qu’elle sera suivie par d’autres. Cela pourra donner de l’espoir à tous ceux qui ont envie, demain, d’investir et de conquérir de nouveaux marchés au niveau national et d’aller à l’assaut du marché international. Nul doute que dans les années à venir, il y aura un renforcement de ce partenariat public-privé et l’implication, de plus en plus, importante de nos hommes d’affaires.» Pour la voix du patronat, ces conventions de concession attribuées au privé national sénégalais (dé)montrent la volonté affichée de l’Etat du Sénégal d’«impliquer au maximum les nationaux dans le partage des richesses» du pays. Ce, bien que le secteur stratégique et capitaliste du gaz et du pétrole soit la chasse gardée des majors qui sillonnent le monde et ont la capacité de captation des ressources. «N’empêche chaque nation, en dehors des ressources budgétaires alimentées, a des moyens de permettre aux nationaux de gagner en capacité de production et d’exploitation de ces ressources-là», justifie-t-il.
«Un défi pour les entreprises nationales»
C’est ce flair qu’a eu l’Etat qui a fait fi des énormes «pressions» du marché très sélect des appels d’offres pour se tourner vers les champions nationaux. Ingénieur statisticien et économiste, Moubarack Lô décortique cette préférence «Made in» Sénégal du gouvernement qui avait pourtant une large palette de choix. Il dit : «En se basant sur les choix classiques, les entrepreneurs locaux vont être exclus pendant longtemps de la compétition. Parce que le critère clé, dans ce cas d’espèce, c’est d’avoir de l’expertise ou de l’expérience avérée dans le domaine. Donc leur attribuer ce marché portuaire leur permet déjà d’avoir cette expérience et acquis et de les pouvoir capitaliser demain pour gagner d’autres marchés au Sénégal et ailleurs.» Seulement, cette prospective dépend sûrement du succès du consortium sénégalais qui a pu mettre le grappin sur lesdites conventions innovantes de concession entre le Port autonome de Dakar (Pad) et le secteur privé national.
Les défis sont cependant énormes. «Une chose, c’est vouloir impliquer nos champions, une autre, c’est qu’ils soient en mesure de participer à cette hauteur-là. Mais ont-ils les moyens de mener à bout leur engagement ? Sont-ils capables de suivre le rythme de financement assez lourd que nécessite ce genre de projet ?», s’interroge Meissa Babou, professeur d’économie à la Faculté des sciences économiques et de gestion (Faseg) de l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad) de Dakar. Mais pour Baba Tall, Directeur général de Maritalia et membre du groupement Atos, actionnaire majoritaire du consortium en charge du marché, impossible n’est pas sénégalais. Il explique : «Le défi est certes grand. Mais le premier challenge était de montrer à l’autorité que les entreprises sénégalaises peuvent travailler ensemble. Le deuxième était de montrer à l’autorité étatique et portuaire que les Sénégalais sont des professionnels et pouvaient gérer la base logistique. Une fois réussie, cette expertise sera déployée dans d’autres pays de la Sous-région et en Afrique.»
Mais pour en arriver-là, l’économiste Meissa Babou estime que l’Etat devra aider ces champions nationaux, en leur donnant une avance conséquente et en leur assurant des lettres de garantie au niveau des banques. «Sans cette assistance et cet encadrement, dit-il, ce projet phare du privé national est voué à l’échec.» Mor Talla Kane de la Cnes fait le même pronostic. Ou presque. «En plus des textes réglementaires et législatifs, il doit y avoir tout un écosystème pour que ces entreprises puissent évoluer dans un environnement compétitif et de qualité». Pour Moubarack Lô, «il faut préparer la mise en œuvre et réussir absolument, selon les normes de qualité les plus élevées.» Si le consortium n’a pas les compétences techniques sur place, il ne doit pas hésiter d’aller les chercher partout dans le monde. «En Malaisie, cite-t-il en exemple, les entreprises nationales exécutent la plupart des chantiers de l’Etat, quitte à aller chercher les meilleurs ingénieurs en Australie ou ailleurs. C’est la voie que doivent prendre nos champions nationaux».
L’Etat face au «diktat» des institutions internationales…
Outre le chemin parsemé d’embûches, les Majors du secteur exercent une concurrence (dé)loyale sur les petites poussées, mises souvent hors-circuit. Ce fossé criard est accentué par le «diktat» des institutions internationales. Meissa Babou : «Après 9 ans, le gouvernement sénégalais a compris qu’il faut miser sur le privé national. Mais la première difficulté pour les pays africains, comme le nôtre, c’est le diktat imposé par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (Fmi). Des grandes institutions financières qui imposent aux pays faibles l’ouverture de leur économie aux multinationales. Les pays puissants financent, mais en retour, ils imposent l’ouverture de l’économie des pays faibles et très endettés à leurs multinationales, à travers un Code des investissements.» Moubarack Lô renforce : «Même si c’est l’Etat qui attribue les contrats, ce sont, en revanche, des contrats sur financement international. Il y a donc des exigences de qualités et de normes. Ces défis-là doivent être relevés par les entreprises locales.» Et pourtant, défend Baba Tall, les champions nationaux n’envient rien aux multinationales, à part le volet financier. «En réalité, les multinationales ont plus de moyens financiers que nous. Mais en termes d’expertise et de compétences, nous leur damons le pion», jure-t-il.
Des centaines d’emplois en perspective !
Derrière cette préférence locale, se cachent des enjeux économiques en termes d’emplois et de créations de richesses. «L’émergence économique suppose aussi l’émergence des champions nationaux. Au fur et à mesure que l’économie se développe, on doit sentir l’actionnariat national qui prend possession des outils de production. Si l’Etat a en face des entreprises nationales capables de gagner ses marchés, c’est un nouveau jour qui s’ouvre pour le Sénégal. Cela permettra, non seulement, d’accélérer la cadence, avec une part plus élevée de la valeur nationale, mais surtout d’avoir plus d’emplois et de richesses nationales», liste Moubarack Lô. Le Directeur exécutif de la Cnes est d’avis. «En dehors de ce que l’Etat peut retirer dans l’exploitation de ces ressources, il y a un processus de création de valeurs ajoutées, à travers la création d’emplois, de richesses et la fortification des capacités techniques et productives de nos nationaux». Déjà, chiffre Baba Tall, le consortium prévoit environ «200 emplois directs et indirects». «Une base logistique est une base multi-activités. C’est-à-dire qu’il y a plus de 40 activités qui seront gérées», ajoute le Directeur général de Maritalia.