Il existe encore des zones d’ombre dans le nouveau contrat signé entre l’Etat du Sénégal et la société Eiffage de la concession de l’autoroute de l’Avenir (SECAA), pour la gestion de l’autoroute à péage, dont certains points ont été dévoilés mardi par le ministère des Finances et du Budget, à travers un communiqué. Le constat a été fait par des acteurs qui se sont entretenus avec ‘’EnQuête’’. D’ailleurs, même s’il salue cette ‘’avancée’’, le porte-parole du Collectif citoyen des usagers de l’autoroute à péage (CCUAP), Bachir Fofana, a fait savoir qu’ils exigent la publication de ce nouvel accord.
L’Etat du Sénégal a franchi, ce mardi, un pas dans la gestion de l’autoroute à péage, confiée à la société Eiffage de la concession de l’autoroute de l’Avenir (SECAA). ‘’L’entrée de l’État du Sénégal dans le capital de SECAA qui consacre la participation de l’Etat dans la gouvernance de la concession avec tous les avantages y afférents, notamment dans la gestion et le pilotage de l’exploitation, avec un suivi particulier du programme d’investissement, des recettes d’exploitation et des charges associées, en toute transparence. En outre, l’Etat du Sénégal va bénéficier de la distribution de dividendes pour chaque exercice. Un pacte d’actionnaires encadre cette disposition’’, et le fait que ‘’l’Etat du Sénégal percevra désormais une redevance domaniale annuelle représentant 2 % du chiffre d’affaires annuel de SECAA, avec un minimum de 800 millions de F CFA par an, au lieu de 1 000 F CFA par an dans le contrat actuel’’, sont notamment les faits marquants de cette renégociation.
Interpellé sur la question, le porte-parole du Collectif citoyen des usagers de l’autoroute à péage (CCUAP) note que l’autoroute était déjà concédée et cette nouvelle renégociation a entrainé une augmentation du délai de 5 ans. Initialement, la concession devait finir en 2039, maintenant, c’est en 2044. ‘’Mais nous attendons de voir les autres éléments. Pour l’instant, tout ce que nous disons est tiré d’informations que nous avons reçues de la presse. Nous n’avons pas été associés par les autorités à la signature. Nous attendons d’être saisis pour savoir ce qu’il y a réellement dans le contrat. Et surtout, nous attendons la publication de ce contrat, conformément aux directives de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). C’est ainsi que nous pourrions nous approprier le contrat et l’apprécier convenablement’’, demande Bachir Fofana.
Toutefois, il a estimé que cette révision du contrat constitue un pas en avant dans le combat qu’ils mènent depuis quatre ans. ‘’Le collectif se bat depuis quatre ans pour 5 points. D’abord, il s’agit de la publication du contrat ; de la renégociation du contrat ; de la baisse du tarif ; de la sécurité sur l’autoroute et enfin d’empêcher la divagation des animaux. Aujourd’hui, on peut dire que sur chaque point, il y a un début de solution qui nous amène à cette renégociation, qui accouche d’un certain nombre de points que nous estimons positifs. C’est-à-dire l’ouverture du capital de la société à l’Etat du Sénégal, l’entrée de l’Etat dans le contrôle et l’exploitation de l’autoroute, la taxe domaniale qui passe de 1 000 à 800 millions F CFA minimum par an et en plus, la fusion des deux contrats. Car il y avait le contrat Eiffage-Etat du Sénégal sur Dakar – Diamniadio et un autre sur Diamniadio – AIBD. Ensuite, l’éclairage de l’autoroute sur tout le trajet. Ce sont autant de points que nous jugeons très positifs par rapport aux demandes des citoyens’’, se réjouit-il.
Pour lui, le montant de la redevance domaniale était un ‘’scandale’’ qu’ils avaient dénoncé. ‘’Maintenant, quand on part de 1 000 à 800 millions de francs CFA, c’est un progrès. Il faut savoir que les 800 millions sont un minimum. C’est-à-dire quelle que soit l’année d’exploitation, les résultats, Eiffage paie 800 millions F CFA. Mais si les résultats dépassent de loin cela – par exemple aujourd’hui, Eiffage fait 10 à 12 milliards de chiffre d’affaires – on prend 2 % de ce montant comme redevance domaniale. Ce montant est non-négligeable dans ce contexte actuel où les ressources sont rares et que l’Etat a la possibilité d’avoir des revenus qui lui permettent d’investir ailleurs’’, ajoute-t-il.
Alla Kane (Expert foncier) : ‘’Ces gens nous doivent des explications’’
L’expert foncier Alla Kane, lui aussi, soutient que le communiqué du ministère des Finances est un ‘’brouillard’’. ‘’C’est un langage de techniciens, avec des termes comme Etat-actionnaire, Etat-investisseur et Etat-régulateur. Le problème qui se pose, c’est qu’on a fait perdre à l’Etat beaucoup de milliards. On ne peut pas comprendre, pour une redevance foncière, qu’on passe de 1 000 F par an à 800 millions de francs CFA. Ces gens nous doivent des explications. Tous ceux qui étaient derrière la redevance à 1 000 F, on doit les identifier et s’ils sont encore en action, qu’on les traine dans les tribunaux pour qu’on puisse fixer les modalités de remboursement’’, suggère-t-il.
D’après M. Kane, les signataires du premier contrat ont fait ‘’perdre beaucoup d’argent’’ au pays. Des ressources avec lesquelles il pense que l’Etat aurait pu construire des hôpitaux, des écoles, des dispensaires, des routes, financer les populations rurales. ‘’Il faut qu’on sanctionne ceux qui étaient à la base. Je me demande sur quelle base ils ont pu faire leurs calculs, pour arriver à une redevance de 1 000 F CFA. Entre-temps, depuis qu’ils ont négocié le contrat jusqu’à ce que l’Etat obtienne 25 % du capital, fixer la redevance sur le chiffre d’affaires, combien a gagné la société ? Il faut qu’on le sache. Les impôts que paie la société sont-ils à la hauteur de ce que la société gagne ? Quand je vois la file de véhicules sur le péage, je pense que c’est la société la plus riche du pays’’, insiste M. Kane.
L’économiste et enseignant-chercheur à l’Institut national supérieur de l’éducation populaire et du sport (Inseps/Ucad) Mor Gassama, est du même avis. Ainsi, il préconise également un audit, s’il le faut même, confier l’audit à un cabinet indépendant. Ce qui permettrait de voir combien le gouvernement a perdu. ‘’De là, les négociations seront plus sérieuses. Il y a beaucoup de non-dits. De manière générale, lorsqu’il y a un projet, il y a souvent des indicateurs de performances, parmi lesquels, il y a le taux de rendement interne. C’est ce que génère le projet par rapport au financement. Et souvent, on fait la comparaison entre le prix et le coût du financement. Si le prix est supérieur au taux auquel on nous a prêté de l’argent pour faire des travaux, le projet est rentable. S’il est inférieur, le projet n’est pas rentable. Le taux est un indicateur de performance qui se calcule’’, renchérit le Dr Gassama.
Le CCUAP ‘’déçu’’ du gel de l’indexation des tarifs
Concernant le gel de l’indexation des tarifs à l’inflation qui sera appliqué pendant 5 ans, le porte-parole du CCUAP relève que ce n’est pas là l’essentiel. ‘’Pour le gel de l’indexation des tarifs, cela implique qu’à partir de 2021, jusqu’en 2026, le concessionnaire ne peut pas justifier une augmentation de ses coûts qui arriverait à une hausse du tarif de paiement du péage. Pour nous, là n’est pas l’essentiel. Nous estimons que le tarif actuel est excessif. On n’attend pas une augmentation du tarif d’une quelconque manière. Ce que nous attendons, c’est plutôt une baisse. Sur ce point, le CCUAP est déçu. Parce que nous nous attendions à une baisse, et non d’indexation ou de gel des tarifs. Pour nous, c’est un faux débat’’, affirme par ailleurs Bachir Fofana.
A ce propos, l’économiste, enseignant-chercheur à l’Institut national supérieur de l’éducation populaire et du sport (Inseps/Ucad) Mor Gassama trouve aussi que le gel de l’indexation des tarifs ‘’pose problème’’. ‘’Naturellement, si on veut indexer le prix par rapport à l’inflation, il faudrait aussi penser à faire évoluer le pouvoir d’achat des consommateurs par rapport aussi à l’inflation. Sinon, c’est toujours le consommateur qui sera quand même pénalisé. Le gouvernement a l’obligation de défendre les intérêts du Sénégal et des Sénégalais. Déjà, on n’est pas d’accord sur les tarifs qui sont appliqués. On trouve que c’est élevé, exorbitant. Et Ila Touba est là pour le confirmer. La question devrait être plutôt orientée vers comment faire pour appliquer les bons prix. Et non penser à appliquer une hausse d’ici cinq ans. Pour moi, ce n’est pas cela défendre les consommateurs’’, soutient l’économiste.
Cependant, le Dr Gassama pense qu’il faut saluer la volonté des pouvoirs publics de pousser Eiffage à revoir sa copie. ‘’On l’avait signalé depuis le début que ce n’était pas du tout un bon contrat. On ne peut pas avoir un projet qui engloutit un financement de 360 milliards de francs CFA, Eiffage n’a apporté que 60 milliards FCFA par rapport au gouvernement du Sénégal qui a donné avec ses partenaires 300 milliards F CFA, et que la gestion comme l’exploitation revenaient à Eiffage. Pratiquement, il faudrait encore aller plus loin et il faudrait même auditer le financement. Le montant déclaré par rapport à ce qui devrait réellement être dépensé, il y a un grand décalage’’, signale-t-il.
Comme il y a eu une nouvelle Administration qui s’est installée avec le changement de régime, l’économiste estime qu’il fallait ‘’avoir le courage d’auditer’’ le financement du début à la fin, pour savoir exactement ce qu’il en est. Et à partir de là, partir sur de nouvelles bases. ‘’Parce qu’il est inconcevable, pour un projet d’un coût de 360 milliards, que quelqu’un qui y contribue à hauteur de 60 milliards puisse tout gérer à la place de celui qui a mobilisé plus de 300 milliards FCFA. Si l’Etat s’engage dans des projets, c’est avec l’argent du contribuable. Donc, par respect, le contribuable a droit à la bonne information. Lorsqu’on prend des engagements, cela va être difficile de prendre certaines mesures unilatérales. Mais si on pense que nos intérêts sont lésés, on a la possibilité de demander d’être rétabli dans nos droits’’, fait-il savoir.
Quelle que soit l’importance du projet, l’enseignant-chercheur indique qu’il faudrait prendre le temps de l’étudier, d’impliquer les ‘’bonnes personnes’’ qui sont du domaine. Des gens qui sont choisis non pas par rapport à leur ‘’coloration politique’’, mais pour leurs compétences. ‘’Si on regarde comment les choses se sont passées, on constate que ceux qui ont négocié le contrat, soit ils ne s’y connaissent pas, soit ils étaient guidés par la pire des intentions. Parce que vraiment, les intérêts du pays n’ont pas été bien défendus. Ce qui n’est pas normal. (…) L’Etat n’a pas la vocation de produire tout et de mettre tout à la disposition des citoyens. Mais il doit juste veiller à ce que les choses soient disponibles et que les consommateurs aient accès à ces services à un prix raisonnable’’, souligne le Dr Mor Gassama.
Ainsi, l’économiste explique que si dans certains secteurs, les gens ont du mal à investir et que c’est des secteurs-clés, l’Etat peut, dans un premier temps, mettre les moyens et l’engager. Et progressivement, il peut se retirer et céder la place au privé et de préférence celui national. ‘’Ce qui veut dire que si l’Etat arrivait à augmenter ses parts avec l’autoroute à péage, quelques années plus tard, il peut céder une partie de ses actions au privé national. Il nous faut toujours privilégier le privé national’’, précise-t-il.