Face à l’insécurité et aux difficultés socioéconomiques croissantes, l’International Crisis Group recommande aux autorités du Mali de procéder à un ajustement de la trajectoire souverainiste qui repose notamment sur la réorientation des dépenses publiques vers les secteurs sociaux et l’apaisement des tensions avec les partenaires financiers.
Le virage souverainiste initié par les autorités maliennes, arrivées au pouvoir en mai 2021, à la suite d’un double coup d’Etat, présente de sérieuses limites liées aux conséquences des multiples ruptures avec des partenaires internationaux et régionaux qui ont privé le pays de solutions durables aux problèmes sécuritaires et de moyens financiers pour répondre aux attentes des populations, selon un rapport publié le 3 décembre par le think tank américain International Crisis Group (ICG).
Intitulé « Le tournant souverainiste au Mali : ajuster la trajectoire », le rapport indique que les dirigeants militaires qui ont destitué le premier président de transition, Bah N’Daw, qui avait lui aussi accédé au pouvoir à la faveur d’un putsch, ont fait du souverainisme le moteur de leur action politique. Alliant nationalisme et références au panafricanisme, ce tournant souverainiste vise à restaurer l’autonomie d’action de l’Etat qui a été mise à mal, selon les nouveaux hommes forts de Bamako, par une décennie d’ingérences étrangères.
Selon ses partisans, la nouvelle approche souverainiste implique une double rupture. Il s’agit d’abord de réduire l’influence des partenaires occidentaux, en particulier celle de la France, l’ancienne puissance coloniale, comme celle des instances multilatérales, comme la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et les Nations unies, considérées comme des bras des ingérences extérieures. Le deuxième axe concerne la rupture avec un modèle politique d’inspiration démocratique, instauré à partir des années 1990. Les anciennes élites dirigeantes et les partis politiques sont, en effet, accusés d’avoir accaparé le pouvoir, vidant la démocratie de son sens. Ils sont aussi critiqués pour avoir bradé – surtout depuis les années 2010 – la souveraineté du pays en cédant aux partenaires extérieurs la définition et le contrôle des politiques publiques, y compris dans des domaines régaliens comme la sécurité et l’éducation.
Le souverainisme a permis aux officiers de gouverner sans élections. Mais sa portée n’a pas été réduite à un simple artifice rhétorique servant à légitimer le maintien au pouvoir de militaires, puisqu’il a influencé en profondeur les politiques gouvernementales dans les domaines sécuritaire, diplomatique et économique.
Défis sécuritaires persistants
Les autorités ont d’abord repris en main les dossiers sécuritaires, démantelant l’architecture internationale mise en place sous l’impulsion de la France et établissant de nouvelles alliances, y compris avec la Russie. En novembre 2023, la reprise de la ville de Kidal, bastion des groupes armés séparatistes, a été l’un des résultats militaires les plus concrets du virage souverainiste.
Dans le domaine diplomatique, le Mali a pris ses distances avec de nombreux partenaires occidentaux, dont la France, et régionaux, annonçant notamment, conjointement avec le Niger et le Burkina Faso, son retrait de la CEDEAO, principale organisation régionale ouest-africaine. Sur le plan économique, les finances publiques se passent désormais d’une grande partie de l’aide occidentale. En 2023, le gouvernement a par exemple renoncé à une enveloppe budgétaire de 50 millions d’euros de l’Union européenne (UE), considérant que celle-ci n’était pas conforme aux principes guidant l’action publique définie par le président de la transition, Assimi Goïta (photo), notamment quant à la capacité de l’Etat à définir lui-même les priorités d’utilisation de cette aide.
Ces ruptures politiques, économiques et diplomatiques canalisent la profonde aspiration au changement de la population, nourrissant l’espoir et de fortes attentes envers les dirigeants. Sur les réseaux sociaux, un nombre grandissant de citoyens ont, ces dernières années, proclamé leur fierté d’être Maliens, de voir leurs forces armées se redéployer, et d’avoir des dirigeants ayant le courage de rompre avec les « forces néocoloniales ».
Le rapport souligne que ce virage souverainiste applaudi par des pans importants de la population comporte cependant de nombreux risques pour le Mali.
En matière de sécurité, les efforts déployés avec le soutien de l’allié russe n’ont pas endigué le conflit. Ils ont même relancé les affrontements avec les groupes séparatistes signataires de l’accord de paix de 2015. La dégradation des liens diplomatiques avec de nombreux partenaires et le rapprochement avec la Russie risquent également de faire passer le Mali d’une dépendance à une autre, tout en l’exposant au piège de l’isolement progressif.
Sur le plan économique, la forte diminution de l’assistance occidentale a contraint l’Etat à concentrer ses ressources sur les dépenses de fonctionnement (essentiellement les salaires), au détriment des dépenses d’investissement qui permettent de faire tourner l’économie et d’offrir de meilleurs services aux populations. En 2017, les dépenses ordinaires – pour l’essentiel les dépenses de fonctionnement de l’Etat malien – et les dépenses d’investissement représentaient, respectivement, environ 55% et 45% du budget. En 2023, elles s’élevaient respectivement à 79% et à 21%.
Trois grandes mesures correctives
L’interruption de l’aide budgétaire et le ralentissement des financements internationaux ont également gravement entravé la capacité du pays à importer des combustibles et à entretenir ses centrales électriques, engendrant des perturbations en matière d’approvisionnement en énergie. Les tensions avec la Côte d’Ivoire, un important fournisseur régional d’électricité, ont encore aggravé les choses.
Par ailleurs, les autorités investissent de façon prioritaire dans les domaines de la défense et de la sécurité intérieure, bien plus que dans les secteurs sociaux comme l’éducation et la santé. Entre 2020 et 2024, le budget du ministère de la Sécurité intérieure a progressé de plus de 80% alors que celui du ministère de la Santé n’a augmenté que de 8%.
Dans un tel contexte, le soutien populaire aux autorités de transition pourrait s’effriter aussi rapidement qu’il est apparu si le régime ne parvient ni à pacifier le pays ni à fournir les services de base à une population en demande. Le pouvoir pourrait alors se retrouver dans une impasse à la fois sécuritaire et socioéconomique, qui l’entraînerait dans une spirale autoritaire.
Pour conjurer ces risques, les autorités maliennes devraient procéder à un ajustement du virage souverainiste, à travers l’adoption de trois grandes mesures correctives. Il s’agit en premier lieu de rééquilibrer les dépenses publiques au profit des secteurs sociaux essentiels, notamment la santé et l’éducation. Afin de pouvoir fournir de tels services, l’Etat malien devrait aussi faire les compromis nécessaires pour renouer avec les principaux partenaires financiers, y compris les anciens amis occidentaux, qui peuvent l’aider à réaliser de grands investissements au bénéfice des populations. Dans ce même chapitre, Bamako devrait aussi apaiser les tensions avec les pays voisins, en particulier la Côte d’Ivoire (pays membre de la CEDEAO) et l’Algérie.
Le régime malien est par ailleurs appelé à enrayer les discours de haine contre les opposants et à favoriser une plus grande cohésion sociale par le dialogue, y compris avec les représentants des groupes armés.
De leur côté, les partenaires internationaux et régionaux ont également un rôle à jouer pour aider à ajuster la trajectoire de la transition malienne. Au lieu de rejeter le tournant souverainiste, ils devraient chercher à identifier de possibles convergences d’intérêts.
Pour éviter de subir un jour un sort similaire à la France, la Russie pourrait, quant à elle, encourager les autorités maliennes à explorer des solutions non militaires à la crise sécuritaire