A quelques jours du coup d’envoi prévu le 16 mai prochain, les préparatifs de la 15ème édition de la Biennale de Dakar semblent marqués par une atmosphère d’incertitude et de désorganisation. Contrairement aux éditions précédentes, les habituels affiches, spots publicitaires et autres manifestations médiatiques faisant la promotion de l’événement, brillent par leur absence à Dakar, laissant planer un doute quant à la tenue-même de cette rencontre artistique. Dakar aura-t-elle sa Biennale ? La réponse est encore incertaine.
Après un report en 2020 de la 14ème édition de la Biennale d’art africain contemporain à cause de la pandémie du Covid-19, la 15ème édition, prévue du 16 mai au 16 juin, est également au cœur de vives inquiétudes cette année. L’événement approche à grands pas, mais des voix s’élèvent pour dénoncer l’apparente incapacité des organisateurs à rassurer quant à la tenue ou non de ce rendez-vous. Même si la nouvelle ministre de la Jeunesse, des sports et de la culture, Khady Diène Gaye, avait évoqué cette question lors de sa passation de services avec le ministre sortant, Aliou Sow, le 12 avril dernier, aujourd’hui la frustration est exacerbée par l’absence de communication officielle et de signes tangibles de préparation, laissant les artistes dans l’incertitude.
A seulement 3 semaines de l’ouverture, des voix s’élèvent pour exprimer un malaise qui gagne de plus en plus le monde des arts visuels. Cette année, la Biennale de l’art contemporain africain, placée sous le commissariat de Salimata Diop, a pour thème général : «The Wake, l’Eveil, Xàll wi» et aura comme invités d’honneur les Etats-Unis d’Amérique et la République de Cap-Vert. Interrogé par Le Quotidien, Pascal Nampémanla Traoré, artiste plasticien, peint un tableau sombre de l’état actuel des préparatifs et témoigne de son inquiétude grandissante. «On n’a jamais autant stressé… Dakar ne semble pas prête à accueillir le monde pour célébrer la création, c’est ce que je vois», répond l’artiste visuel ivoirien résidant à Dakar. Pascal Nampémanla Traoré relève le manque de communication des organisateurs et le risque que cela représente pour les artistes et leurs œuvres. «C’est compliqué parce que c’est aux autorités de vous parler, de dire si cela va être reporté ou maintenu à la date du 16 mai. La Direction de la Biennale, le comité d’orientation, ce sont eux les organisateurs», reconnaît-il.
«Nous les artistes, nous sommes déçus»
Ayant investi dans cet événement depuis deux ans, le manque d’engagement des autorités suscite des inquiétudes légitimes chez Pascal Nampémanla Traoré. «Nous les artistes, nous sommes déçus. Nous sommes forcément inquiets parce qu’on se prépare depuis 2 ans, et depuis quelques mois, on se prépare encore un peu plus. Et puis, on a l’impression qu’il ne se passe rien», explique-t-il. Et de poursuivre : «A la Direction de la Biennale, c’est le calme plat. On est à 3 semaines, donc forcément on doit s’inquiéter. Il n’y a pas une seule affiche, il n y a pas un spot publicitaire, un spot radio, il n’y a aucune affiche dans la ville. Mais nous on est préparés. On fait du «Off». On attend juste le coup d’envoi des organisateurs.» A l’entendre parler, les artistes sélectionnés n’ont pas été contactés, et la possibilité que leurs œuvres d’art ne puissent pas être transportées à temps à Dakar jette un doute sérieux sur la faisabilité de l’événement. «Cette année, c’est plus inquiétant parce que ce sont des gens de l’extérieur, des artistes sélectionnés qui appellent et qui disent qu’ils n’ont pas encore été contactés. Vous imaginez ce qui se passe : si on ne peut pas transporter les œuvres à temps, il n’y a pas de Biennale», fait-il savoir, tout en estimant qu’un report de l’événement est nécessaire pour éviter une Biennale au rabais. «On est tous presque d’accord que ça soit reporté parce qu’on ne va pas faire une Biennale au rabais. Mais le plus dérangeant, c’est que, quand c’est comme ça, il faut prévenir les gens à l’avance. On aurait pu prévenir les gens deux mois à l’avance. Les autorités étatiques vont prendre leurs responsabilités parce que forcément, il y a des gens qui ont fauté. Il y a des erreurs quelque part», souligne Pascal Nampémanla Traoré, précisant que l’excuse de l’élection ne saurait justifier un tel manque de préparation et de planification.
«La prudence exige le report et l’audit de la Biennale»
Le Collectif des artistes indépendants du Sénégal, à travers un document, appelle aussi au report de l’événement et à la réalisation d’un audit complet de son organisation. Pour Amadou Diop et Cie, dans la phase actuelle, l’audit organisationnel, technique, financier de la Biennale est une exigence pour le plus grand rendez-vous des arts du continent. «Pour 2024, si les nouvelles autorités cautionnent le maintien de la période du 16 mai au 16 juin 2024, les dettes qui seront contractées, seront préjudiciables à l’avenir du Dak’Art. La prudence exige le report et l’audit de la Biennale par les nouvelles autorités», lit-on dans le document. Le collectif pointe du doigt des dépenses jugées démesurées et une gestion chaotique qui compromettrait l’avenir de l’événement.
«Annuler une Biennale comme ça, c’est hallucinant»
Joint également par Le Quotidien, Astou Sall, curatrice et commissaire d’exposition, exprime également son désarroi face à cette situation qui risque de compromettre le travail de nombreux artistes indépendants. «Ma résidence artistique panafricaine a été calée par rapport à la date de la Biennale. Et vous savez qu’un événement comme ça se prépare pendant 2 ans. C’est pourquoi je n’arrive pas à comprendre comment nous qui sommes des créatrices indépendantes, on arrive à gérer notre programme et qu’une organisation comme la Biennale ne peut pas être prête à des dates déjà fixées depuis très longtemps. Ce n’est pas sérieux», déplore-t-elle. Astou Sall pointe du doigt l’apparent manque de professionnalisme dans la gestion de cet événement majeur. «Il y a des problèmes certes et ça tout le monde le sait, vu que la Biennale, chaque année, on va dire que c’est mal organisé. Mais sauf qu’on ne peut pas annuler une Biennale à 3 semaines de l’événement. Ça ne se fait pas, et ce n’est pas sérieux. S’ils font ça, ils vont bouleverser le travail de beaucoup de gens qui ne dépendent ni de l’Etat ni de personne. On finance nos projets nous-mêmes parce que nous, on est dans le «Off», affirme la directrice de Jendalma Art and Design.
Alors que certains défendent l’idée d’un éventuel report de la Biennale et la réalisation d’un audit, Astou Sall, quant à elle, insiste sur l’importance de cet évènement en tant que vitrine culturelle pour le Sénégal et met en avant le préjudice que représenterait son annulation pour de nombreux acteurs de la scène artistique. «Annuler une Biennale comme ça, c’est hallucinant. Je pense qu’il faut faire un audit forcément, s’il y a des problèmes, et situer les responsabilités. Parce que si la Biennale est mal gérée et même moi, je trouve que la biennale est mal gérée. Mais je préfère qu’on fasse une Biennale au rabais et puis, après on situe les situations et on règle les problèmes, plutôt que de ne pas faire de Biennale, parce que ce n’est même pas bon pour la visibilité du Sénégal», a fait savoir Astou Sall, qui pense que l’Etat, c’est la continuité, et ce serait catastrophique d’annuler la Biennale. Nos tentatives pour recueillir la réaction de la Secrétaire générale de la Biennale, Marième Ba, sont restées infructueuses.
Le Quotidien