Sangomar, île mythique et mystique à la réputation protectrice des insulaires du Saloum, a perdu son lustre d’antan. Les effets des changements climatiques ont fini par avoir raison du banc de sable entre Djiffer et Dionewar, vers la fin des années 1980. L’ile de Sangomar se dresse majestueuse sur une portion de terre plantée de baobabs ancestraux aux pieds ornés d’amas de coquillage. Il est un lieu de prière pour les populations de l’ethnie sérère qui viennent implorer «Rog Sène» (Dieu, en langue sérer).
Alors que de fortes et imprévisibles intempéries secouent de plein fouet Sangomar et les autres Îles du Saloum, le fardeau de l’exploitation pétrolière arrive pour ne rien arranger. Au moment où les premiers barils de pétrole sont attendues cette fin d’année, à la grande joie de l’exploitant Woodside et de l’État du Sénégal, les populations locales, elles, sont plongées dans une grande anxiété. Par ici, les populations se projettent avec stupeur dans un avenir incertain.
Les femmes, déjà confrontées à une vulnérabilité économique, restent sceptiques quant à leur devenir. La transformation des ressources halieutiques, leur principal gagne-pain, est menacée. Inquiets, les insulaires le sont d’autant plus qu’aucune information officielle ne leur a été donnée par l’entreprise ou l’Etat. Le premier jet de ce reportage concerne essentiellement Djiffer, le village de pêcheur, qui est le point de départ vers l’archipel, évoque le futur voisinage avec scepticisme.
Il est 13h35 minutes en ce dimanche estival de l’année 2023. Sous un temps maussade, le vieux taxi brousse ou «7 places», qui assure la déserte entre Mbour et Djiffer, prend départ sous les grincements de son emballage rouillé. Il s’éloigne et s’ébranle, traversant les localités de Warang, Joal, Mama-Geth la verdoyante, Keur Samba Dia, Palmarin… puis Djiffer se dévoile, sous une splendeur mise en relief par un soleil qui pointe bien haut.
La gare routière, symbole de la vivacité commerciale de la localité avec des étals bien remplis, est à quelques jets du quai de pêche de Djiffer qui grouille de monde en cet après-midi. Charretiers et commerçants s’affairent autour des fruits de mer. On y retrouve plusieurs espèces. Les huitres, (Yokhoss), «yeet» (Cymbium), murex («touffa») et arche («pagne»). Le poisson, rarissime, est stocké dans des caisses. Les animaux domestiques en divagation donnent à cet endroit un mélange charmant, partagé entre traditionalisme et modernisme. Les commerçantes se laissent aller à des discussions sans fins, avec des pêcheurs amusés aux pirogues amarrées.
Un spectacle qui se déroule au milieu d’un quai de pêche remplis d’immondices. Des amas de décombres jonchent le sol. Sachets plastiques, restes de filets ramenés à la berge par les vagues déchainées d’une mer souvent en furie, offrent un décor lugubre. Le comble du décor porte la signature de jeunes petits «voyous» qui défèquent à l’air libre, aux berges d’une mer nourricière, faisant office de toilettes pour certains.
Les innombrables étals d’où l’on sèche les produits en salaison, sont envahis par des vagues de mouches bavardes et tenances. Le lieu est d’une humidité «insupportable». Une eau noirâtre nauséabonde se déverse partout, dans ce quai de pêche qui n’est aucunement moderne. Son organisation s’articule au-grés de ses occupants, brouillons à tout point de vue. Aucun ordre, aucune règle de propreté…
Par ici, on conjugue l’insalubrité dans toutes ses déclinaisons. Les oiseaux, tels des charognards à la découverte d’un cadavre, survolent en permanence les tas d’immondices. Les bambins jouent au milieu de ce tohu-bohu.
Pour ne rien arranger, l’érosion côtière avance à grands pas, à Djiffer. Elle a eu raison de plusieurs maisons, avec une rapidité qui fait frémir. Il n’empêche, l’adaptation ne se fait qu’avec les moyens du bord. Le village est redevable à la générosité d’un marabout qui, avec ses disciples, a réussi à construire une digue de protection de fortune. Les jeunes se contentent du petite espace retrouvé grâce à ce mur pour s’adonner au football.
UN MOYEN DE SURVIE : LA TRANSFORMATION DE PRODUITS HALIEUTIQUES
Sur les berges, on aperçoit l’île sacrée de Sangomar. L’ile de Niodior et sa voisine Dionewar se dévoilent, elles aussi, de l’autre côté du rivage. Dans cet archipel dénommé les Îles du Saloum et composé d’environs 19 iles dont Niodior est la plus grande, les vagues viennent mourir sur une plage sale… très sale. Les pirogues stationnées sur le rivage s’étalent à perte de vue. On nous apprend qu’elles ne sont moins nombreuses qu’en temps de la grande campagne de pêche, qui va de décembre à juin. Au milieu de ce décor impossible aux relents d’une mêlée, apparait la Dame Soda Faye, une habituée des lieux. Cette transformatrice et conseillère municipale à Palmarin est parmi la cohorte de femmes qui doivent leur survie à la mer, grâce à la transformant de produits halieutiques.
Alors que le soleil vespéral descendait nonchalamment à l’horizon, tabassant sans vigueur nos nuques, on la retrouve au milieu de son commerce. Entre autres produits, du Cymbium («yeet») découpé puis imbibé de sel, sont en quête de soleil sur les «Tooth», l’appellation locale des tables de séchage. Drapée d’un voile, tissu en coton qui absorbe la sueur perlante d’un corps qui résiste difficilement à la canicule, elle s’affaire en toute tranquillité. Malgré les fréquentes interpellations de ses voisins et voisines.
Soda Faye connait bien Djiffer et s’active dans la transformation de produits halieutiques depuis plusieurs berges. C’est en 1993 qu’elle s’est installée dans cet endroit et depuis, elle développe son commerce déjà entamé à Kaffoutine (Casamance), en 1987. Le travail a perdu son prestige. «L’activité n’est plus ce qu’elle était en 1993. Il y avait beaucoup de poissons. A l’époque, nous, les femmes transformatrices, avions beaucoup de clients», se rappelle-t-elle, sur un regard loin et nostalgique.
La transformation des produits halieutiques est actuellement minée par plusieurs maux. L’exploitation abusive des produits de la mer par les bateaux étrangers privent les pêcheurs de captures. Ce qui impacte négativement leur activité. A cela vient s’ajouter la découverte du pétrole dans cette zone qui, sans nul doute, aura des répercussions.
«La pêche industrielle est blâmable. Les piroguiers n’osent plus aller en haute mer. Nous craignons fortement que les difficultés que nous rencontrons s’accentuent avec l’exploitation du pétrole de Sangomar. Quand le bateau commencera ses activités de transport, je suis sure qu’aucun piroguier n’osera plus aller en mer. Et déjà, plusieurs pêcheurs sont interdits de s’approcher des installations de l’exploitant», fustige Soda Faye.
DES MESSAGES DE SENSIBILISATION SUR LE PETROLE PEINANT A PASSER A CAUSE DE PROMESSES JAMAIS TENUES
Point focal et relai sur qui comptent beaucoup d’organisations pour faire passer leur communication, Soda Faye a été saisie pour parler de l’exploitation du pétrole. Seulement, les messages qu’elle transmet ne sont plus écoutés parce qu’ils ne sont que des promesses jamais tenues. «Mes pairs n’ont plus foi en ma parole parce que les engagements ne sont jamais respectés. Depuis des décennies, nos doléances ne sont jamais satisfaites. J’ai fait plusieurs formations sur le pétrole de Sangomar. On nous a promis un renforcement de capacité pour aider les femmes transformatrices. Pour le moment, on n’a rien vu», se désole-t-elle.
En plus de prendre part aux réunions, Soda Faye, est membre d’une Plateforme d’échange virtuelle sur le pétrole de Sangomar. Les débats se font dans un groupe WhatsApp, sans impact, selon elle. La cause, ses collègues n’accordent plus de crédit à ses dires. Des promesses de soutien pour un lendemain meilleur, les femmes de Djiffer en ont tellement eues. Le point de convergence de toutes celles-ci est des engagements jamais respectés.
LES FEMMES DE DJIFFER INQUIETES
Un des lieux de débarquement de la pêche artisanale les plus importants du pays, Djiffer n’existe et ne vit que de la pêche. Tout montre qu’elle est l’activité principale des habitants. Même devant les maisons, elle se fait sentir. Les filets de pêche détruits bordent le mur de son école primaire. Le quotidien se résume à cette vie de pêcheur. Décorticage d’huitres et vente de glaces sont entre autres métiers connexes et business qui se développent autour de la pêche.
Seulement, la transformation artisanale des produits halieutiques se heurte à beaucoup de difficultés parmi lesquelles l’absence d’aires de transformation modernes, ainsi que le sous-équipement des transformatrices. Ces dernières sont exposées aux brûlures et à l’inhalation des fumées. A Djiffer, elles n’échappent pas à ces problèmes ; mais elles n’en ont cure. L’essentiel est de tirer son épingle du jeu.
Cahier à la main, Fatou Sarr, mareyeuse recense ses finances journalières. De 7000 FCFA à ses débuts, actuellement elle s’est créée une petite entreprise et emploi 7 personnes. A Djiffer, dit-elle, «la mer nourrit ses hommes. On parvient toujours à entretenir nos familles et à gérer nous projets». Toutefois, son devenir l’inquiète, à cause de l’exploitation future du pétrole. «Si on nous demande de quitter, que deviendrons-nous», se demande-t-elle, anxieuse.
Djiffer garantit la survie à ses femmes, à travers les sites de Khelcom et Biir Djiffer. Mis à part la transformation, elles ont aussi d’autres métiers. C’est à l’image du «Laglalgal», ces courtières qui vivent autour des activités de la mer. La méthode est la même que celle des rabatteurs/intermédiaires du secteur de l’immobilier à Dakar. Du fait de la carence de la ressource, elles aussi se plaignent.
Les rares moments florissants se résument à la campagne de pêche. Là aussi, le travail n’est pas de tout repos. La femme Laglalgal doit se mesurer aux hommes, oser braver la mer, intercepter les pirogues revenant de la haute mer pour avoir de quoi revendre. A défaut, le «Laglalgal» a le temps de se tourner les pouces ou déambuler hasardeusement au quai, à la recherche d’hypothétiques produits.
Déjà préoccupée par la future exploitation du pétrole de Sangomar, Daba Ngom, une Laglalgal, ne voit pas l’avenir en rose. «Nous pensons que le travail sera encore plus difficile, à cause de la rareté de la ressource. Nous n’avons d’autre activité que la pêche et ses dérivés. On n’a pas autre chose», imagine-t-elle.
Pape Ousmane Samb est enseignant à l’école élémentaire de Djiffer. Il appuie les femmes, en majorités illettrées, dans la valorisation de leurs activités. Sa peur, c’est la disparation de la mangrove, importante pour la reproduction des espèces transformées. «Cette mangrove est un lieu de cueillette des huitres transformées par les femmes. S’il n’y a plus de mangrove, la pêche risque de disparaitre parce qu’elle participe énormément dans cette activité. Les poissons se reproduisent dans la mangrove. Si nous perdons la mangrove, l’activité des femmes ne survivra pas».
Acteur de développement, il dit n’avoir jamais eu d’échanges avec la compagnie chargée de l’exploitation. «En ma connaissance, je n’ai pas encore entendu les acteurs ou quelqu’un à Djiffer parler d’une certaine activité ou des actions que Woodside a eu à faire dans le coin», constate-t-il.
LES POPULATIONS PEU INFORMEES DE L’EXPLOITATION DES GISEMENTS DE SANGOMAR
Les maîtres du jeu à Djiffer sont ceux-là qui affrontent l’Atlantique, à la recherche de poissons. Ce sont les pêcheurs. Pourvoyeurs de la matière première, ils ont leur mot à dire sur le devenir de leur activité, surtout dans un contexte où les premiers barils de Sangomar sont attendus. D’ailleurs, ce pétrole, on en parle de façon mitigée. Tous ne connaissent pas les tenants et les aboutissants de ce projet. Les mieux informés n’ont reçu qu’un flyer de présentation des limites à ne pas franchir en haute mer. Rien de plus !
Le périmètre prohibé serait, pour certains à 500 m des installations. «Nous ne sentons pas encore l’importance des gisements de Sangomar. Nous en avons que des échos. Peut-être, dans le futur, la donne pourra changer. On n’a pas encore reçu de soutiens venant de Woodside. Nous avons une association et je suis un des trésoriers. On n’a encore rien reçu. Nous craignons un manque parmi les espèces que nous captivons dans la zone. Nous avons une baisse des captures. Je n’ai pas encore senti une limitation par rapport aux installations», s’inquiète Pape Dione.
Au quai de pêche de Djiffer, la cohabitation avec une multinationale pétrolière se fait déjà sentir, selon certaines personnes. En pleine discussion à côté d’une théière, qui bout lentement sur un fourneau rempli de charbons aux braises endormies, les pêcheurs se penchent sur les sujets politiques. Cherif qui se détache de ce vacarme, pour revenir sur l’exploitation annoncée du pétrole de Sangomar, dit constater déjà des impacts en haute mer. «On note la présence d’un liquide en mer qui fait fuir certains poissons. Nos productions ont baissé. Nous ne connaissons pas exactement la zone d’implantation des installations. Nous n’avons pas d’amples connaissances sur le projet. On a juste reçu des flyers de présentation des installations. Cela fait des années que nous avons reçues des documents. On n’a aucune visite. Nos craintes sont nombreuses. Le poisson se fera de plus en plus rare. La situation sera donc compliquée, pas pour nous pêcheurs seulement, mais pour tout le monde, y compris l’État», argumente-t-il.
Alors que l’Etat du Sénégal et les sociétés en charge de l’exploitation du pétrole de Sangomar attendent avidement les premiers barils de pétrole, Djiffer est dans un imbroglio, à l’image des filets de pêche entremêlés que tentent de défaire de jeunes pêcheurs. L’incertitude est aussi comparable à la meute de chiens en errance, désespérés, dans ce quai.