20 ans. Deux longues décennies. Deux longues et pénibles décennies pour les familles des 1863 victimes du bateau Le Joola qui doivent se résigner. La mort de leurs proches est un décret divin et par conséquent, il n’y a pas de responsabilité humaine.
C’est ainsi que les familles éplorées ont compris le rapport commandité par le président de la République d’alors. Un rapport pointe un doigt accusateur sur Issa Diarra. Le commandant du navire disparu durant la catastrophe est déclaré seul responsable. Naturellement, l’affaire est classée sans suites. Les millions distribués en guise de compensation financière ne seront que des chiffres en plus dans un compte bancaire, laissant intact le sentiment d’impunité.
La grogne populaire, exacerbée le 7 août 2003 par la publication du rapport d’enquête sur les circonstances du drame, aura raison du Général Babacar Gaye, chef d’état-major des Armées, qui est relevé de ses fonctions le 12 août. Six autres hauts gradés suivent le 18 août. Malgré «le retard dans le déclenchement des alertes, l’absence de l’avion Sar (Service de recherche et de sauvetage) dans les recherches, l’inadéquation des moyens nationaux mis en œuvre ont entraîné un manque d’efficacité dans l’assistance et les secours», souligne dans le rapport. Mais ces hauts gradés n’auront payé que de leurs postes nominatifs. Une façon pour le régime en place de calmer l’opinion nationale qui brûle de savoir comment un navire conçu pour recevoir 500 personnes a pu en embarquer quatre fois plus.
La réponse ? Les familles des 60 victimes de nationalité française vont la chercher auprès de la Justice de leur pays. Une information judiciaire a été ouverte le 1er avril par Jean-Michel Durand, le procureur d’Evry (Essonne), pour «homicide involontaire et défaut d’assistance à personne en danger» suite à une plainte contre X. Les autorités politiques du Sénégal sont interpellées, avec à leur tête, la Première ministre d’alors. Mame Madior Boye et 6 autres autorités civiles et militaires du Sénégal sont ciblées par les familles des victimes françaises. L’ouverture de cette information judiciaire a été vendue à l’opinion sénégalaise comme une tentative d’ingérence de l’ancienne puissance coloniale. Abdoulaye Wade, qui venait deux ans plus tôt d’être élu Président, était dans sa période de grâce. Il n’a pas eu de mal à faire adhérer l’opinion à son discours.
Pour calmer un peu l’ardeur des familles des victimes, Wade pousse à la démission les ministres des Forces armées et des Transports. Pendant ce temps, la Justice française est dans l’impasse. Dès octobre 2014, des juges d’instruction d’Evry avaient rendu une ordonnance de non-lieu, en justifiant leur décision par les «dispositions internationales applicables» à ce naufrage qui les empêchaient d’engager des poursuites en France contre sept responsables sénégalais de l’époque, civils et militaires. La décision a été confirmée par la Cour d’appel de Paris en 2016.
Tout en constatant l’existence de charges suffisantes contre ces sept hommes, les juges avaient constaté l’existence d’une «immunité de juridiction» qui leur permettait d’échapper à la compétence des tribunaux français. La Cour de cassation de Paris a validé cette analyse, alors que les familles des victimes estimaient au contraire que ce non-lieu «n’a pas de sens sur le plan du Droit international». Faut-il le rappeler, l’information judiciaire avait été ouverte en France pour homicide involontaire par violation délibérée des règles de prudence ou de sécurité, blessures involontaires par violation délibérée des règles de prudence ou de sécurité, et non-assistance à personne en péril, à la suite d’une plainte de familles de victimes. «Dans cette affaire-ci, si j’avais une responsabilité de quelque nature que ce soit, si minime soit-elle, je l’aurais assumée pleinement», a déclaré l’ex-Première ministre sénégalaise, Mame Madior Boye, au cours d’une conférence de presse, sa première déclaration publique depuis le début de l’affaire en 2003.
«J’ai la conscience tranquille», avait déclaré Mame Madior Boye lors d’une conférence de presse. «A aucun moment, je n’ai été impressionnée ou ébranlée par quoi que ce soit», a-t-elle affirmé, avant de dénoncer «une campagne politico-médiatico-judiciaire» à son encontre. «J’ai géré la situation avec retenue», a-t-elle précisé. La Cour d’appel de Paris a annulé le mandat d’arrêt contre Mme Boye et l’ex-ministre des Forces armées sénégalaises, Youba Sambou, pour leur responsabilité présumée dans le naufrage du Joola. La Justice française avait alors estimé que ces deux personnes bénéficiaient d’une immunité liée à leurs fonctions. Neuf mandats d’arrêt internationaux avaient été émis en septembre 2008 contre des autorités sénégalaises par le juge français, Jean-Wilfrid Noël, suite à la plainte de victimes françaises déposée en 2003.