Les Îles Canaries, notamment la Grande Canarie, sont une zone de transit pour beaucoup de migrants venus d’Afrique de l’Ouest. Dans des embarcations de fortune, bravant la mer et ses périls, ils arrivent aux portes de l’Espagne, espérant continuer leur périple en Europe continentale. Pour d’autres, le récit est plus dramatique.
À Gran Canaria, le côté glamour est plus connu par le reste du monde avec les belles plages, les montagnes, le décor de rêve. Cependant, il y a aussi un côté plus dramatique dans cette île. Des émigrés clandestins, venant d’Afrique, prennent souvent d’assaut cet espace de vie, espérant se reconstruire en Europe. L’île de Gran Canaria, territoire européen le plus proche de l’Afrique, constitue ainsi une zone de transit pour ces émigrés. L’une des explications est géographique, car Gran Canaria est située dans la zone atlantique de la Macaronésie, à environ 210 kilomètres du point le plus proche de la côte africaine et à 1250 kilomètres de Cadix, le port le plus proche d’Europe continentale.
À la plage de l’avenue « Las Canteras » de Las Palmas, où les touristes et certains autochtones viennent se prélasser, beaucoup d’Africains, de petits commerçants pour la plupart, sont reconnaissables avec leurs marchandises portées en bandoulière. Ils proposent leurs articles aux touristes, sur la plage et dans des marchés. Mansour, un Sénégalais rencontré sur les lieux, confirme le flux important de pirogues sénégalaises qui débarquaient avec des migrants clandestins sur les plages de l’île de Gran Canaria. « La dernière fois que je suis venu acheter un véhicule à Las Palmas pour le convoyer au Sénégal, j’ai rencontré des émigrés qui venaient fraichement de débarquer. Après un séjour dans les centres de détention, ils étaient autorisés à regagner d’autres villes espagnoles. Mais, ils ne maitrisaient rien dans ce pays. J’avais décidé de les orienter pour qu’ils puissent retrouver leurs parents en Espagne », confie le bonhomme qui vit à Bénidorm, non loin de Valence.
Arrivé en Espagne il y a plus de 20 ans, il a maintenant la nationalité espagnole. Dès que les émigrés clandestins débarquent avec leurs pirogues dans le sud, notamment vers Mogan, ils sont pris, informe-t-il, par les agents de la Croix-Rouge internationale qui les remettent à la Police nationale espagnole. Après, ils sont détenus dans des centres, le temps de pouvoir regagner les autres régions continentales de l’Espagne ou de l’Europe.
Au sud de Maspalomas, quelques pirogues arraisonnées sont entreposées non loin de la mer. Quant aux moteurs, ils sont détruits par les autorités locales, révèle Moustapha Sow, président de l’Association des Sénégalais de Gran Canaria.
Amadou Ndiaye, réceptionniste à l’hôtel Gloria Palace de San Augustin (Maspalomas), indique que dans certaines zones de l’île, le phénomène de l’émigration clandestine fait qu’il y a souvent plus de contrôle sur les étrangers. « La majorité des émigrés sénégalais qui viennent par la mer ne veulent pas vivre ici. Ils sont de passage et veulent continuer leur route vers Madrid, Barcelone et d’autres villes de l’Espagne », confie ce Sénégalais. Amadou Ndiaye de préciser qu’en pleine pandémie de la Covid-19, en 2020-2021, il y avait beaucoup d’immigrés venus du Sénégal par la pirogue. Cependant, il indique que cette année, il y a moins d’arrivées.
1996, la première pirogue sénégalaise débarque
Interpelé sur le sujet, Moustapha Sow, président de l’Association des Sénégalais de Gran Canaria rencontré à Vecindario, le quartier comptant le plus de Sénégalais dans la zone et situé non loin de l’aéroport de Gran Canaria, révèle : « La première pirogue sénégalaise est arrivée à Gran Canaria en 1996. C’est moi qui ai fait la traduction pour nos compatriotes immigrés qui ne comprenaient pas la langue espagnole ». Il rappelle que l’île est considérée comme la porte d’entrée de l’Europe par les passeurs convoyant les pirogues. Il s’émeut de la souffrance des jeunes sénégalais qui bravent tous les périls. Ayant documenté le processus de l’émigration des Sénégalais à Gran Canaria, il martèle que c’est une tragédie, car avant leur arrivée, beaucoup de jeunes décèdent en mer.
Du haut de son expérience européenne et de ses 54 ans, Moustapha Sow déconseille aux jeunes de prendre ce risque pour venir en Europe où, malgré les opportunités, « la vie n’est pas comme dans un rêve ». « Récemment, un jeune sénégalais, arrivé par les pirogues, a perdu la tête à cause de cette périlleuse odyssée. Il était devenu dangereux, détruisant les biens publics. Il passait la nuit à la belle étoile. On était obligé de se cqqotiser pour le rapatrier au pays », relate-t-il, triste.
Le président de l’Association des Sénégalais de Gran Canaria soutient que pendant la Covid-19, trois à quatre pirogues débarquaient, chaque jour, sur l’île. Elles étaient remplies de centaines de Sénégalais chacune. Cette ruée, dit-il, avait suscité le courroux des autorités espagnoles qui n’avaient plus où garder le flux d’immigrés ; les centres de détention et même certains hôtels étant bondés. Actuellement, il constate que le phénomène a beaucoup baissé, même si quelques pirogues débarquent encore sur l’île.
Phénomène en baisse
« Aujourd’hui, il est difficile pour les émigrés africains d’être régularisés. Avec le contexte de la guerre en Ukraine, la vie est chère. C’est plus compliqué pour le Gouvernement espagnol de prendre en charge les immigrés. La priorité est accordée aux réfugiés ukrainiens », indique M. Sow qui rappelle que la Croix-Rouge internationale et l’Organisation internationale pour les migrations (Oim) étaient aussi débordées, en un moment donné, par le phénomène.
Plusieurs Sénégalais sont actuellement dans une dizaine de centres de transit, le temps de décrocher ou non le sésame pour pouvoir poursuivre leur voyage. Autrement, ils risquent d’être refoulés, d’après M. Sow. Cependant, on n’a pas pu visiter lesdits centres parce qu’ « il faut demander l’autorisation avant ».
D’autres immigrés sénégalais ayant réussi à s’installer légalement dans l’île tentent de gagner leur vie dans la vente à la sauvette. Ils sont visibles surtout dans les marchés et sur les plages. C’est le cas du jeune Pape Fall, âgé juste de 17 ans, qui vend des serviettes à la plage de l’avenue Las Canteras. Il est venu rejoindre son père à Las Palmas depuis janvier dernier. Il reconnait que la vie n’est pas facile en tant qu’immigré, mais il espère s’en sortir. Gran Canaria cristallise les espoirs et enterre bien des espérances.
MOUSTAPHA SOW, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION DES SÉNÉGALAIS DE GRAN CANARIA
Le mentor et l’interprète
Moustapha Sow fait partie de ces hommes et femmes qui vivent loin de leur terre d’origine avec moins de tracas, malgré les rudesses de l’aventure.
Il est issu de l’immigration à Gran Canaria et a su se frayer un chemin. Moustapha Sow, président de l’Association des Sénégalais de Gran Canaria, est de ces Sénégalais qui connaissent bien cette île. Pour le rencontrer, ce n’est pas difficile. La disponibilité pour tous les Sénégalais qui débarquent sur l’île, c’est son leitmotiv. Il nous donne rendez-vous non loin de l’aéroport de Gran Canaria, après quelques échanges au téléphone, malgré un calendrier très chargé.
Physique de sportif, la mise bien soignée, cet homme de 54 ans fait plus jeune que son âge. Son secret : huit kilomètres de jogging par jour depuis qu’il vit à Gran Canaria. Il est arrivé à Las Palmas en 1990. « C’était compliqué au pays et j’ai décidé de venir à Las Palmas avec mon visa. Ma mère venait souvent ici », dit-il d’emblée. Il prévient que même si beaucoup pensent qu’il est facile de réussir ici, pour pouvoir travailler, il faut comprendre la langue, respecter la loi et l’organisation du pays. Et un peu de chance aussi.
Partenaire du gouvernement régional
Avec plus de 30 ans de vie à Gran Canaria, il est connu un peu partout. Même le gouvernement régional de Gran Canaria collabore souvent avec lui pour la résolution de certains problèmes impliquant la communauté sénégalaise. Avant d’en arriver là, Moustapha Sow a commencé au bas de l’échelle. À son arrivée, il faisait du petit commerce dans les marchés de Las Palmas. Quelques années plus tard, et avec une formation, il est devenu interprète en espagnol depuis 25 ans. Ses langues de travail : le wolof, l’anglais, l’allemand, le français et l’espagnol. Il travaille avec les autorités judiciaires de Gran Canaria pour l’interrogation des personnes à la Police et même au Tribunal. « Il y a beaucoup de touristes qui ne parlent pas espagnol. Quand ils ont des problèmes avec la justice, j’interviens pour la traduction de l’interrogatoire ou des audiences », confie le président de l’Association des Sénégalais de Gran Canaria. Ce dernier a eu aussi à travailler au Département de l’immigration de cette île.
Même s’il a la nationalité espagnole, Moustapha Sow dit vivre les mêmes problèmes que ses compatriotes : « Quand tu as la peau noire, même avec la nationalité, tu es souvent contrôlé. On essaye de tout faire pour respecter les lois. Les Sénégalais d’ici sont généralement disciplinés, même si quelques commerçants ont souvent des difficultés avec la Police qui interdit la vente dans certains endroits ».
En outre, il lance un appel aux autorités sénégalaises pour la prise en charge des préoccupations des Sénégalais des îles Canaries, de l’Espagne et de l’Europe. Leur principale demande : un appui pour le renouvèlement de leur passeport qui est très compliqué à faire, mais aussi pour les autorisations parentales en vue de l’obtention des titres de voyage pour des jeunes sénégalais nés en Espagne.
Avec ses camardes, ils s’organisent pour améliorer le sort des Sénégalais des îles Canaries. Ils ont mis en place une Coordination des Associations des Sénégalais des sept îles Canaries qui s’appelle « Kassak » et dont Moustapha Sow est le porte-parole. Cependant, ils attendent beaucoup plus des députés de la diaspora.