Cinq pays européens en première ligne dans l’accueil des migrants s’alarment d’une vague migratoire de grande ampleur, nourrie par le choc alimentaire qui risque de frapper l’Afrique. L’Espagne réclame d’ailleurs l’inclusion de la migration irrégulière et de l’insécurité alimentaire dans le nouveau concept stratégique de l’OTAN.
La guerre en Ukraine et le choc alimentaire mondial qui s’en suit réveillent la hantise d’une déferlante de « réfugiés de la faim » quittant la misère en Afrique à bord d’embarcations de fortune, pour se précipiter vers « l’Europe de la prospérité ».
Lors d’un sommet tenu le samedi 4 juin à Venise, en Italie, les ministres de cinq pays européens en première ligne dans l’accueil des migrants, réunis dans un groupe informel baptisé « Med5 » (Italie, Espagne, Grèce, Chypre et Malte), se sont alarmés du risque d’une arrivée massive de migrants en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient, en raison notamment de la crise alimentaire consécutive au conflit russo-ukrainien.
« Cette année, les Etats membres de la ligne de front devraient, comme nous en avons discuté entre nous, accueillir plus de 150 000 migrants », a déclaré le ministre chypriote de l’Intérieur, Nicos Nouris, à l’issue du sommet.
Son homologue italienne, Luciana Lamorgese, est plus alarmiste. « Si le blé reste bloqué dans les ports de la mer Noire, nous devons nous attendre à un flux (de migrants) plus important », a-t-elle prévenu. Et d’ajouter : « Nous sommes inquiets, comme tous les pays de la ligne de front. L’inquiétude est celle d’une accélération des débarquements sur les côtes européennes de bateaux transportant des migrants en provenance d’Afrique ».
Même son de cloche chez Jean-Marc Balencie, analyste géopolitique français et auteur du blog Horizons incertains. « Dans les prochains mois, on va sentir l’effet de souffle de la crise ukrainienne en Afrique au niveau alimentaire », anticipe-t-il.
« La crise alimentaire est une préoccupation majeure pour les Européens, avec les risques de déplacement de population que cela peut créer », abonde Elvire Fabry, chercheuse senior à l’Institut Jacques Delors sur l’Union européenne dans la mondialisation.
La solidarité européenne fait défaut
Le cabinet IHS Markit estime, de son côté, que plusieurs facteurs se superposent pour déclencher une nouvelle vague de migrations vers l’Europe. « La levée des restrictions de voyage en Afrique de l’Ouest après le reflux de la pandémie de coronavirus va générer une augmentation de la migration irrégulière vers l’Europe en 2022. La flambée des prix des denrées alimentaires et de l’énergie ainsi que la hausse des coûts d’emprunt internationaux exercent une pression négative sur les conditions de vie locales », souligne le cabinet de recherche affilié à Standard & Poor’s Global.
Pour tenter de briser la vague migratoire qui se profile à l’horizon, les pays membres du groupe Med5 ont abordé la question cruciale d’une « coopération solidaire » des pays européens pour « alléger leur fardeau » en tant que premiers pays de réception de migrants. Ils ont aussi jugé insuffisante la solidarité entre le club des 27 proposée dans le nouveau « pacte sur la migration et l’asile » de la Commission européenne. Le ministre chypriote de l’Intérieur a déclaré aux journalistes « qu’une politique européenne commune et forte » était nécessaire en matière de migration. « La solidarité n’est pas un slogan, et elle ne peut être vide de substance », a-t-il martelé.
En Europe, le mécanisme de répartition « solidaire » des demandeurs d’asile décidé après la crise migratoire de 2015 connaît des difficultés à cause des réticences de plusieurs Etats.
L’Italie et la Grèce ont quant à elles, plaidé pour une meilleure organisation des voies d’immigration légale. « Tout en poursuivant la lutte contre l’immigration clandestine et les passeurs, nous sommes tout à fait favorables à la multiplication des voies légales d’immigration vers l’Europe. Nous ne pouvons pas laisser les trafiquants décider de qui peut venir et vivre en Europe », a déclaré dans ce cadre, le ministre grec des Migrations et de l’Asile, Notis Mitarachi.
L’Espagne en appelle à l’OTAN
La ministre italienne de l’Intérieur a annoncé que son pays compte déjà accorder 75 000 permis de travail à des étrangers en 2022. Elle a également estimé qu’il est « urgent » de conclure davantage d’accords sur les « réadmissions » avec des pays d’origine et de transit des migrants.
Pays hôte du prochain sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), l’Espagne a par ailleurs, annoncé qu’elle allait exercer des pressions pour l’inclusion des nouvelles « menaces hybrides » telles que la migration irrégulière et l’insécurité alimentaire dans le « nouveau concept stratégique » de l’alliance.
« Nous voulons que l’on reconnaisse qu’il existe également de graves menaces provenant du flanc sud. Le terrorisme, la cybersécurité, l’utilisation politique des ressources énergétiques et de la migration irrégulière, et l’insécurité alimentaire empiètent tous sur notre souveraineté », a déclaré le ministre espagnol des Affaires étrangères, Jose Manuel Albares, le mercredi 8 juin.
Le nouveau concept stratégique de l’OTAN est sa doctrine militaire de base. Il sera rédigé lors du sommet de l’alliance prévu à Madrid du 28 au 30 juin.
Les conclusions du Sommet Med5 et l’appel lancé par l’Espagne pour inscrire la migration irrégulière dans la doctrine de base de l’OTAN montrent clairement que l’Europe ne souhaite pas aller au-delà de l’approche sécuritaire et de l’attraction des travailleurs hautement qualifiés ou de bras pour les métiers les moins valorisants, en matière de gestion des flux migratoires. Le Vieux continent n’ignore pas qu’une gestion efficace du dossier migratoire passera, au contraire, par une plus grande équité dans le droit de circulation, et aussi par la lutte contre l’évasion fiscale, les flux financiers illicites, la fuite des cerveaux, l’abus de position dominante des grandes entreprises internationales qui privent l’Afrique de centaines de milliards $ de ressources dont elle a besoin pour son développement. Cette passivité risque de lui coûter très cher alors que le conflit russo-ukrainien s’éternise, et que le compte à rebours de la bombe à retardement alimentaire est de plus en plus audible.