À la morgue, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Certains cadavres sont dans l’infortune de l’anonymat, dans « l’ombre » des tiroirs frigorifiques. On les appelle les « corps inconnus » jusqu’à ce qu’ils soient identifiés. Ou peut-être jamais ! Ce sont des accidentés de la route, des malades mentaux, des nouveau-nés, des sans domicile fixe…Et bien d’autres individus qui ont probablement perdu leurs attaches.
Ils sont les « inconnus de la morgue » ; des corps inertes comme d’autres. Ou presque ! Ces « inconnus » sont des accidentés de la route, du travail ou encore des sans domicile fixe, des « âmes » errantes de leur vivant. Les morgues en reçoivent souvent, les nécropoles aussi.
Ibrahima Diassy, gestionnaire du cimetière musulman de Yoff, a blanchi sous le harnais. Cet univers macabre, il l’explore depuis des lustres. Il en dit ceci : « On appelle ces corps des « inconnus » bien que certains finissent par être identifiés ». Assis à son bureau, teint noir, cheveux bien peignés, M. Diassy souligne que ce sont souvent des accidentés de la route, des malades mentaux dont on n’arrive pas à retrouver les proches. « Quand il y a un cas, en général ce sont les sapeurs-pompiers qui les acheminent vers les morgues des hôpitaux où chaque établissement dispose d’un délai de conservation avant leur inhumation», ajoute-t-il.
Sous l’ombre d’un arbre devant la morgue en réfection, le gestionnaire Sana Bodian révèle que les inconnus « bébés » sont les cas les plus fréquents qu’il rencontre. « Je vois souvent des mort-nés abandonnés, des bébés issus de grossesses non désirées. Mais il y a également d’autres plus âgés », déclare l’homme en service depuis deux ans à l’hôpital Abass Ndao. Dans son uniforme bleu foncé, Bodian dit n’avoir pas oublié le jour où il a reçu « un corps sans vie ». Il s’agissait d’un homme âgé d’une quarantaine d’années, un inconnu. « C’était une matinée, des hommes du marché Sahm l’ont acheminé vers notre morgue. Venu retirer de l’argent à la banque, il a piqué une crise avant de rendre l’âme. Je n’ai toujours pas vu ses proches. Ces cas sont classés dans le registre des inconnus ».
État de décomposition
Il est fréquent de voir des insertions dans la presse y ayant trait, comme celle datant de juillet 2012 faite par l’hôpital Principal de Dakar : « Un homme âgé de 20 ans environ, de teint un peu clair, de grande taille et de forte corpulence a été admis au service des urgences de l’hôpital Principal de Dakar […]. Toute personne pouvant aider à retrouver ses parents est priée de prendre contact avec l’hôpital […] ». Récemment, dans les colonnes du quotidien « Enquête » du 25 février 2021, une annonce immortalisait le visage d’un défunt suivi de ces mots : « La personne est décédée à l’hôpital de Fann le mercredi 24 février 2021 à 14h30mn. Elle s’était présentée le même jour. L’homme est âgé de 70 ans. Prendre contact avec la morgue de l’hôpital ».
Mais l’identification de ces inconnus n’est pas toujours évidente. En 2011, le journal « Le Quotidien » écrivait qu’« un jour, à la suite d’un communiqué paru dans la presse, des parents se sont manifestés et sont venus jusqu’à la morgue pour identifier le corps. Mais une fois sur place, ils étaient moins sûrs. Le frère était incapablede le reconnaître car cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas vu. Charge-t-il ainsi son oncle de venir l’identifier. Mais, ils ne sont jamais revenus ». Selon le docteur Mouhamed Chérif Dial, médecin pathologiste à l’Hôpital général Idrissa Pouye (Hogip), certains « inconnus » peuvent se présenter dans un état de dégradation ou de décomposition avancée, ou déchiquetés parfois par un long passage dans l’eau. S’ouvre ainsi le cycle de l’anonymat post mortem.
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Des cadavres identifiés après l’enterrement
Au Sénégal, la durée de dépôt légal d’un corps dans une morgue d’hôpital est de 45 jours. Passé ce délai, l’hôpital entame une procédure d’inhumation de ces « corps inconnus ». Le permis d’inhumation est nécessaire pour enterrer un corps au Sénégal. Dans les termes de l’article 74 du Code de la famille, il est stipulé : « Dans les communes et les chefs-lieux d’arrondissement, aucune inhumation n’est faite sans un permis d’inhumer délivré sur papier libre et sans frais par l’officier de l’état civil. Celui-ci ne peut le délivrer que sur production d’un certificat médical constatant le décès ou après s’être transporté auprès du défunt pour s’assurer du décès ». Une fois le permis d’inhumation délivré, les morgues des hôpitaux préparent les corps des « inconnus » et les acheminent vers les cimetières. Celui de Yoff en reçoit souvent, selon le gestionnaire des lieux. « Quand on m’amène un corps accompagné d’un permis d’inhumation du procureur ou d’un officier, j’autorise son enterrement. Nous représentons un des principaux lieux d’inhumation de ces types de corps (les inconnus). Parfois, c’est après l’enterrement que l’identification de l’inconnu se fait », précise Ibrahima Diassy, en service au cimetière de Yoff depuis 2003.
Au cimetière catholique de Saint-Lazard, le gestionnaire Habib Sagna en dit ceci : « Bien qu’il soit inconnu, on l’enterre sur la présentation d’un permis d’inhumer en bonne et due forme ». Les cimetières catholiques de Saint-Lazard et musulman de Yoff accueillent des corps inconnus provenant des hôpitaux de Dakar. En service depuis 2013, M. Sagna renseigne qu’« il y a six mois, on y a amené deux corps, un Nigérian et un Ghanéen. On ne connaissait pas leurs proches avant mais ceux qui les ont acheminés ont présenté leurs permis pour que l’enterrement soit possible. Heureusement, quelques mois après, ils ont pu être identifiés ».
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Des fosses communes aux espaces dédiés
S’agissant de l’enterrement de ces « inconnus », Ibrahima Diassy, gestionnaire du cimetière de Yoff, indique qu’« au début, on les enterrait dans des fosses communes. Leur enterrement n’était pas aussi organisé qu’aujourd’hui ». Les épitaphes de ces inconnus portent parfois leurs noms, délivrés par la morgue de l’hôpital. Certains n’ont que des numéros en attendant qu’ils soient identifiés par les proches. Au cimetière de Yoff, un espace leur est dédié.
1101 corps d’inconnus enterrés depuis 2012 entre Dakar, Thiès et Diourbel
Des volontaires s’activent pour l’inhumation des « inconnus ». C’est le cas de l’Association pour la perfection et la miséricorde (Apm) qui s’en occupe depuis 2012. Lamine Mandiang en est le secrétaire général. Il révèle que dans les régions de Dakar, de Thiès et de Diourbel, 1101 corps inconnus ont été inhumés et enterrés par l’association musulmane depuis 2012. M. Mandiang estime que « nous avons tous droit à une sépulture honorable ».
ASSOCIATION POUR LA PERFECTION ET LA MISÉRICORDE
Les « pompes funèbres » à la rescousse des inconnus
L’Association pour la perfection et la miséricorde s’occupe des « inconnus » depuis 2012. Les membres nettoient les morgues, font le lavage mortuaire et la prière funéraire des « inconnus » selon le culte musulman. À en croire oustaz Mouhamed Guèye, président de ladite association, « ce sont des volontaires qui se sont regroupés pour rendre à ces morts inconnus ce que nous (les vivants) leur devons ». Le secrétaire général de la structure Lamine Mandiang confirme : « C’est une association à but non lucratif. Nous pensons que cette infortune peut frapper tout le monde. C’est la raison pour laquelle nous y mettons tous nos moyens ». Mise en place depuis février 2011, avec leur récépissé, l’association a pu avoir l’autorisation d’inhumer et d’enterrer les corps sans vie et « inconnus ».
« Vers 2009-2010, faisant l’exégèse des versets coraniques, je suis tombé sur un passage du livre saint où Dieu dit : « Personne ne sait où et quand il va mourir, seul Dieu sait » ». Cela a été un déclic pour lui. « Après la séance, un vieux m’a fait savoir qu’il a assisté à un enterrement de trois inconnus sans les conditions requises par la religion. C’est ainsi que nous nous sommes entretenus et avons décidé de prendre en charge ces morts inconnus ». L’Apm, dont le but est « d’offrir à ces inconnus une sépulture honorable et digne d’un être humain », utilise ses propres moyens pour assurer chaque opération. Du moins, c’est ce qu’a déclaré le secrétaire général, M. Mandiang. « Pour une opération à Dakar, nous pouvons dépenser jusqu’à 450.000 FCfa, et hors de la capitale, le carburant et le dispositif nécessaire nous coûte au minimum 150.000 FCfa », souligne l’ingénieur électromécanicien, non sans espérer un corbillard pour faciliter le travail.
Gestionnaire du cimetière catholique de Saint-Lazard, Habib Sagna confie que « l’association des femmes catholiques de Mermoz organise des journées de nettoyage et s’occupe des tombes défectueuses pour ceux qui n’ont pas de proches (ou non identifiés) ». Souvent, c’est le clergé qui prend en charge leur inhumation selon le rite chrétien.
DR CHÉRIF MOUHAMED MOUSTAPHA DIAL, MÉDECIN PATHOLOGISTE
« En général, les corps arrivent à être identifiés avant la fin de la durée de dépôt légal de 45 jours »
Médecin pathologiste, le docteur Chérif Mouhamed Dial de l’hôpital général Idrissa Pouye (Hogip) de Grand Yoff nous entretient des procédures de réception, de conservation et d’inhumation des corps inconnus.
Dans votre hôpital, vous recevez souvent des morts non identifiés. Pouvez-vous nous dessiner leur profil ?
Dans le cadre de notre responsabilité hospitalière, nous gérons le laboratoire pathologique auquel est annexée la morgue, qui est un service commun à l’hôpital. Donc tous les services l’utilisent. Dans ce service, il y a des dépôts de corps inconnus et d’autres types de corps pour des besoins d’examen médico-légal, par exemple ; mais aussi des dépôts de corps provenant directement de l’hôpital. Le cas des inconnus ne constitue pas l’essentiel des corps que nous recevons mais représente une petite partie. Cependant, ce qu’on va remarquer, c’est puisqu’ils sont inconnus, ils vont rester un certain temps. C’est ce qui produit une certaine accumulation de ces corps sur un certain délai allant parfois jusqu’à trois, six mois ou même un an, surtout quand il s’agit d’un étranger. On ne peut pas procéder à leur inhumation, même si leur durée légale est dépassée. On est obligé de les garder pour permettre justement à leur représentation diplomatique de mener toutes les investigations avant de procéder à l’inhumation. Ces cas d’inconnus seront enregistrés et viennent de situations diverses. Des personnes noyées, on en reçoit, des sans domicile fixe (Sdf), des personnes victimes d’accident et ne disposant pas de pièces d’identification sur elles. Maintenant, les sapeurs-pompiers déposent les corps de ces inconnus dans différentes morgues. Nous procédons à nos méthodologies pour faire en sorte que ces corps soient reconnus. On ne peut pas dire exactement les types de corps les plus fréquents mais nous recevons le plus souvent des Sdf, parfois morts naturellement ou décédés dans un accident de la circulation.
Combien en recevez-vous dans votre morgue en moyenne ?
Le nombre tourne entre deux à trois par mois. Il faut préciser qu’on dit « inconnu » à l’arrivée mais la plupart finit par être identifiée (par leurs parents ou proches). Donc, certains seront identifiés, d’autres resteront dans nos armoires frigorifiques jusqu’à la fin de la durée de dépôt légal qui est de 45 jours, avant d’entamer les procédures d’inhumation. En général, les corps arrivent à être identifiés avant terme.
Quelle est la procédure d’information, de conservation et d’inhumation de ces corps « inconnus » ?
Avant d’arriver à l’inhumation, on va procéder d’abord à l’identification pour essayer d’avoir la traçabilité de l’acheminement et le dépôt du corps. Nous devons identifier ceux qui l’ont déposé, les circonstances du décès… Ces procédures se passent en général à la réception, aux urgences, avant même l’acheminement du corps vers la morgue. Si c’est un sujet qui est acheminé par les sapeurs-pompiers, ceux-ci cherchent une réquisition pour faire une autopsie qui arrive en même temps. Si le corps est acheminé par son entourage, dans ce cas nous déposons une demande de réquisition en signalant le décès aux autorités policières… Après la réception à notre niveau, nous procédons à des photographies, surtout du visage, noter également les signes distinctifs de la personne (l’âge, la taille, l’habillement…). Tout cela va faire l’objet de communication et d’information dans la presse pour retrouver ceux qui la cherchent (éventuellement). Toutes ces démarches, nous les faisons le plutôt possible parce qu’il peut y avoir dégradation du corps malgré sa conservation. Une fois l’autopsie faite, nous archivons ces documents. Maintenant, si la durée de dépôt légal est dépassée, nous entamons les procédures d’inhumation faites par les services compétents de l’hôpital. Nous nous adressons au procureur de la République, accompagné du résultat de l’autopsie et de la réquisition également. Après examen du dossier, le procureur va délivrer un permis d’inhumation.
Pour faciliter l’identification de ces corps « inconnus », ne faudrait-il pas procéder à des tests d’Adn pour retrouver leurs proches ?
Dans ce cadre, nous n’avons pas encore procédé à des tests d’Adn. Mais la réflexion est déjà lancée depuis un certain nombre d’années. Nous comptons créer un service de médecine légale qui va disposer d’un laboratoire pour s’occuper de cette partie. Ce sera un laboratoire de génétique. Actuellement, nous avons des laboratoires mais ils sont à des niveaux de diagnostic et de traitement des patients. Il faut les mettre en place dans le cadre de cette unité de médecine légale qui n’est pas encore effective au Sénégal. Pour l’instant, nous prenons les empreintes et faisons des tests génétiques. D’ailleurs, pour cela, il faut disposer d’une banque de données pour pouvoir comparer les empreintes. Au niveau des entités, il y a une base de données mais si la personne n’a pas été enregistrée, j’imagine qu’il représente un faible pourcentage de résultat que ces personnes soient identifiées. C’est le même procédé pour les tests d’Adn pour pouvoir, a postériori, relever une convergence des données. Pour l’instant, les prélèvements sont envoyés à l’étranger, donc c’est un service qu’il faut créer.
Le corps inconnu pourrait se présenter dans un état de décomposition ou déchiqueté. Quels seraient, dans ce cas, les moyens utilisés pour parvenir à l’identification ?
A posteriori, si l’on a la cartographie génétique de cette personne, on pourra savoir ou identifier ses parents ou ses proches. Pour ce qui est de la photographie, quel que soit l’état du corps, on la fait systématiquement. Nous avons peu de cas de décomposition mais l’identification à la photographie se fait systématiquement.
Ne se pose-t-il pas, à la morgue, un problème de conservation et de places disponibles étant donné que vous recevez les morts temporaires et inconnus en même temps… ?
Effectivement, nous avons ces difficultés dans la conservation, surtout en période de chaleur. Nous avons des congélateurs qui fonctionnent sans interruption toute l’année. Nous sommes confrontés à des pannes, quelquefois sérieuses. C’est pourquoi nous avons, à certains moments, des places insuffisantes pour tous les corps. Il y a également des services qui nous envoient des tissus cellulaires qu’il faut également conserver. Tout cela pose problème.