Au Camp de Thiaroye, en décembre 1944, des tirailleurs sénégalais sont « morts par la France » alors qu’ils étaient prêts à mourir pour la France. D’ampleur controversée (70 morts selon les chiffres officiels alors que des historiens parlent de centaines de victimes), ce drame a connu une reconnaissance (partielle ?) de la France par son Président François Hollande, en 2014, qui évoquait une « dette de sang » lors d’une cérémonie sur les lieux de ce sinistre épisode au Sénégal. Les tirailleurs sénégalais, troupes d’élites venus de toute l’Afrique subsaharienne, missionnées comme les commandos des temps modernes avec des rôles d’éclaireurs et faisant face à l’ennemi nazi, ont défendu les idéaux de liberté et de fraternité. Certains sont morts sur le théâtre des opérations. D’autres revenus jusqu’à Dakar ont été massacrés. Ceux qui sont restés en vie n’ont pas été totalement pris en charge par la France. Et au-delà de ce récit tragique, une fresque qui dépeint une époque, des déchirements.
« Le Soleil »
L’histoire des tirailleurs sénégalais reste vivace dans les mémoires, plus d’un siècle après la Première Guerre mondiale et 75 ans après la Seconde. Ils étaient plusieurs centaines de milliers d’Africains venus de divers pays du continent, engagés de manière volontaire ou enrôlés de force, pour défendre le drapeau français face à l’armée allemande. Face à la grande puissance de cette dernière, la France avait nécessairement besoin de renforts pour son armée. Son regard s’est alors tourné vers ses colonies d’Afrique. L’Afrique occidentale française (Aof) était une sorte de réservoir de soldats pour la France. Même si des tirailleurs sénégalais sont déployés dans l’Hexagone en 1899, pour la première fois, avec le début de la Grande guerre, le recrutement de tirailleurs sénégalais a commencé en 1917. Dans une émission « Archives d’Afrique » sur Rfi, le Pr d’histoire feu Iba Der Thiam indiquait que c’est quand Georges Clémenceau est arrivé au pouvoir qu’il a publiquement demandé un renfort de 47.000 hommes qui devaient nécessairement venir de l’Afrique. La mission, dit-il, a été confié à Blaise Diagne, premier député noir à l’Assemblée française. La descente de Blaise Diagne en Aof est le premier grand événement de l’histoire des tirailleurs sénégalais, explique le Colonel Mandicou Guèye, Directeur des Archives et du patrimoine historique des Forces Armées (ex-musée des Forces Armées). Blaise Diagne a mené une mission dans toute l’Afrique occidentale française. Au lieu de 47.000 hommes, il en a recruté 72.000, révélait le défunt Iba Der Thiam. « La position de Blaise Diagne est celle des habitants des quatre communes : ce sont des gens qui aimaient la France. Les ressortissants des quatre communes étaient éligibles mais ils ne faisaient pas le service militaire, c’est-à-dire qu’ils ne participaient pas à la défense de la patrie », expliquait le défunt historien sur les ondes de Rfi.
28.000 hommes fournis par le Sénégal
D’après lui, sur les 170.000 hommes qui ont participé à la guerre dans l’empire français, les 110.000 à 120.000 venaient de l’Aof. « Le Sénégal avait une population de 1.200.000 habitants à l’époque. Il a fourni 28.000 hommes au total. Ce qui représentait un tiers par rapport à la population mobilisable alors qu’en France c’était 1/10 », disait-il. Selon le Professeur Ousseynou Faye, c’est grâce à la combativité des tirailleurs sénégalais, leur apport à l’efficacité opérative de manœuvres, que les soldats allemands de la Grande guerre ont été défaits.
ENRÔLEMENT
La mission commandée de Blaise Diagne et l’apport des religieux
S’il y a un évènement marquant de l’histoire de la Première Guerre mondiale retenu par le Colonel Mandicou Guèye, c’est bien l’arrivée au pouvoir de Georges Clémenceau en France en 1917 et la mission qu’il a dévolue au premier député noir en France, Blaise Diagne. Il avait chargé ce dernier de recruter une nouvelle vague pour renforcer les troupes françaises face à la puissante allemande. À la Direction des archives et du patrimoine historique des Forces armées, des tableaux illustrent le débarquement de Blaise Diagne à Dakar. Selon le Directeur général de l’ex-musée des Forces armées, la mission du député noir n’a pas été de tout repos. Arrivé en Afrique, Blaise Diagne a fait face à une forte résistance des populations qui n’acceptaient plus d’envoyer d’autres bras. Des villages entiers du Sénégal ont fui vers la Gambie voisine, colonie anglaise, pour éviter que leurs enfants soient à nouveau enrôlés.
Pour réussir à convaincre les populations, renchérit-il, Blaise Diagne s’est adressé directement aux chefs religieux. « Ainsi, El Hadj Malick Sy a donné son fils aîné Ameth Sy, Cheikh Ibra Fall en a fait de même avec son fils Fallou Fall. Quand ces leaders ont commencé à donner leurs enfants, les fidèles ont afflué et ont tous accepté de partir », raconte Mandicou Guèye. Les photos des fils d’El Hadj Malick Sy et de Cheikh Ibra Fall sont soigneusement gardées à la Direction des archives et du patrimoine historique des Forces armées. « L’objectif de Blaise Diagne a été atteint grâce à l’entremise des chefs religieux », explique le Colonel Mandicou Guèye.
PREMIÈRE GUERRE MONDIALE
Abdoulaye Ndiaye, dernier tirailleur sénégalais
Abdoulaye Ndiaye (C), 104 years, former Senegalese skirmisher, poses with his great grandsons under a tree in the yard of his house in the village of Thiowor (230 kms North of Dakar) 24 September. Ndiaye died 10 November. He was the only African survivor of the first World war. He fought for the French army and was to be made a member of the legion of Honor 11 November.
Le 10 novembre 1998, le dernier tirailleur sénégalais de la Première Guerre mondiale, Abdoulaye Ndiaye, rend l’âme dans son paisible village de Thiowor. C’est dans cette localité de la commune de Léona (Louga) qu’il vivait depuis son retour de la Première Guerre mondiale. Mandicou Guèye, Directeur des archives et du patrimoine historique des Forces armées, rapporte qu’Abdoulaye Ndiaye a fait toute la guerre de 1914 à 1918. « Il a été, plusieurs fois, blessé mais est rentré sain et sauf au Sénégal. À son retour, il retourne dans son champ, ayant oublié la guerre. C’est après la Seconde Guerre mondiale que les tirailleurs de retour l’ont informé qu’il avait droit à une pension », confie Colonel Mandicou Guèye. Perdu dans ce patelin de la région de Louga, Abdoulaye Ndiaye devait recevoir sa médaille de la Légion d’honneur française par l’ancien Président français Jacques Chirac. Malheureusement, il a rendu l’âme à la veille de sa décoration. La médaille lui a été décernée à titre posthume.
Toutefois, le dernier tirailleur reste dans la postérité. Son vœu de voir son Thiowor natal désenclavé a été exaucé grâce aux entreprises Sococim et Eiffage Sénégal qui ont construit une route bitumée jusqu’au village. Un complexe muséal appelé « Case du tirailleur » a été aussi construit à Thiowor à la mémoire d’Abdoulaye Ndiaye, informe le Directeur des archives et du patrimoine historique des Forces armées.
L’origine d’une appellation
Les Africains qui ont participé aux deux Guerres mondiales sont connus sous l’appellation de « tirailleurs sénégalais ». Cela peut faire penser qu’ils venaient tous du Sénégal. Ce qui n’est pas le cas. Ils étaient recrutés dans tout le continent noir, aussi bien en Afrique de l’Est qu’en Afrique centrale et occidentale. Le terme « sénégalais » leur est donné du fait que le premier régiment de tirailleurs a été créé au Sénégal. « Les tirailleurs sénégalais ont été créés en juillet 1857 par décret de Napoléon III, sous le second empire, sur demande de Faidherbe, gouverneur de Saint-Louis », campe Eric Deroo, historien et cinéaste français. Ils ne sont pas tous sénégalais car d’autres troupes ont été recrutées en Guinée, au Congo, au Tchad, en ex-Soudan français (actuel Mali). « Cela faisait beaucoup de termes différents. En hommage au fait qu’ils ont été créés la première fois au Sénégal, le terme générique « sénégalais » est resté », complète E. Deroo.
Le terme générique de « tirailleur » a plusieurs significations dans le domaine militaire. Selon l’historien français Pascal Blanchard, « c’est une tactique de combat de l’infanterie souvent pratiquée par des troupes légères qui se déploient devant le front des troupes pour harceler l’ennemi, selon les époques, avec des armes de jet ou des armes à feu, en tirant fréquemment et sans ordre ». D’ailleurs, c’est l’une des explications de l’origine du terme « tirailleur ».
Sur l’explication de la fonction de « tirailleur », il y a eu beaucoup d’interprétations comme le qualificatif de « chair à canon ». Eric Deroo prend la précaution de rappeler qu’il s’agit « d’abord d’un vieux terme utilisé au temps des rois de France ». C’est loin d’être « péjoratif ». « Tirailleur, c’est le soldat qui tire en dehors de la colonne principale ». Pascal Blanchard ne dit pas autre chose : « L’étymologie du mot est à chercher dans le verbe tirailler (dans son acception de harceler) et non dans l’expression « tire ailleurs » ».
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1899, la première « parade »
« C’est en 1899, pour la première fois, que les tirailleurs sénégalais ont été déployés en France. Ils devaient participer au rite de commémoration politique du 14 Juillet », confie l’historien sénégalais Ousseynou Faye. Mais au-delà de cette parade pacifique, la France va faire appel à ces troupes spécifiques dans un contexte bien particulier. Devant la baisse de la démographie française et redoutant le spectre d’une guerre aussi néfaste que la cuisante défaite face à la Prusse, la métropole colonialiste se tourne, 53 ans après sa création, à ce que le colonel Mangin dénommait « La force noire » (livre publié en 1910). Dans cet essai, Mangin théorise l’emploi décisif des tirailleurs sénégalais pour renforcer l’armée française. Un discours qui a eu un écho favorable dès 1914 avec l’impérieuse nécessité de remplacer les masses de soldats français tués dans les premiers mois du conflit.
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Le retour des démobilisés et la déconstruction d’un mythe
Le Sénégalais Lamine Senghor incarne, bien avant la guerre 39-45, à lui seul, la mise en ordre de bataille des forces d’opposition au projet de domination coloniale, estime le Professeur Ousseynou Faye. « Les démobilisés, qui retournent à la colonie et y retrouvent la vie civile, vont se faire remarquer par deux gestes : déconstruire le mythe de la supériorité du colonisateur (héritier de l’idéologie cannibale des Lumières) et participer à la création ou à la promotion aussi bien par la propagande, l’agitation que par le financement d’organisations (a)politiques de défense d’intérêts de colonisés », analyse Pr Faye. Les anciens tirailleurs ont, ainsi, rejoint les acteurs préconisant la radicalité politique. « Lesquels ont fortement été combattus par les pouvoirs publics coloniaux, manifestement soucieux de propulser à la tête des mouvements de décolonisation des hommes politiques prêts à rester des subalternes de Paris et à semer, par la suite, les germes du désenchantement des décolonisés », conclut l’historien sénégalais.
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« Thiaroye 44 », au-delà du désenchantement, l’horreur
Des centaines de tirailleurs sénégalais ont été tués en décembre 1944 à Thiaroye par l’armée française. Le massacre a eu lieu la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1944, rapporte le Colonel Mandicou Guèye, Directeur des archives et du patrimoine historique des Forces armées. Pourtant, confie-t-il, ces tirailleurs de retour de la Seconde Guerre mondiale ne demandaient que des primes qui leur revenaient de droit selon la loi française. Malheureusement, ils ont été démobilisés, désarmés et sommés de retourner chez eux où ils seront payés. Mais, les tirailleurs ne l’entendaient pas de cette oreille. Cette séquence historique est révélatrice des lignes de tension autour des salaires et pensions des tirailleurs sénégalais.
Ce massacre de « Thiaroye 44 » a entraîné la mort de 35 tirailleurs, selon la France. « C’est le nombre officiel. Aujourd’hui, des historiens français de souche ont démenti cela. Ils ont mené des enquêtes jusqu’au bateau qui les avait amenés de la France jusqu’au Sénégal. Ils parlent de plus de 300 morts », précise le Directeur de l’ex-musée des Forces armées. Prenant le relais de Mangin, Blaise Diagne, premier député noir élu en France, avait pourtant milité pour le recrutement de tirailleurs sénégalais dans l’armée française sur la base de l’égalité. Pour les convaincre, il se présentait comme l’avocat des droits des Africains engagés dans les troupes coloniales. « Mes frères noirs, en versant le même sang, vous gagnerez les mêmes droits que vos camarades français », promettait-il en 1918.
Plus d’un siècle plus tard, les descendants des tirailleurs sénégalais, disparus aujourd’hui, attendent que cela se réalise. « Dès 1959, le gouvernement français avait décidé de fixer leurs salaires (aucune possibilité d’indexation sur le coût de la vie) pour toujours. Pour les tirailleurs sénégalais décédés, leur famille ne peut réclamer cet argent. Il en est de même pour les pensions. Leurs homologues français et leurs familles n’ont pas ces difficultés », s’indigne l’écrivain Aïssatou Diamanka-Besland, descendante de tirailleur sénégalais.