Les Sénégalais ont toujours été socialisés aux valeurs telles le « jom » (abnégation), le « kersa » (pudeur), le « ngor » (dignité), le « soutoura » (discrétion). Aujourd’hui, la société est à l’épreuve du changement. La pirogue des valeurs tangue dangereusement et on observe une déviance de ces normes qui ont toujours été une force.
De tout temps, le Sénégalais s’est distingué par sa discrétion, sa détermination, son abnégation, sa dignité, sa pudeur, sa personnalité. Des valeurs qui se transmettent de génération en génération, qui participent à singulariser le type Sénégalais et à faire de lui un modèle, une référence partout où il se trouve. Aujourd’hui, on assiste à un retournement de situation, matérialisé par une absence de discipline qui fait tanguer dangereusement la pirogue des valeurs.
Professeur de philosophie et Imam, Moussa Ndiaye soutient que ces valeurs assez « démocratiques » et « humaines » que tout le monde peut s’approprier, comportent des caractéristiques fondamentales, parce qu’étant relatives, rationnelles, immatérielles. Au Sénégal, fait-il remarquer, le « jom », le « kersa » et le « soutoura » apparaissent comme des valeurs immatérielles et cardinales que nul ne peut nier. « Ces valeurs, nous les avons héritées de nos ancêtres avant même l’implantation et/ou l’expansion de l’islam en Afrique de l’Ouest. Elles sont véhiculées aussi par l’islam ». Ce sont sur ces valeurs qu’était, jadis, bâtie la société traditionnelle sénégalaise, renseigne-t-il. L’arrivée de l’islam a considérablement consolidé ces acquis. Aussi, « ces valeurs étaient manifestes dans toutes les pratiques de notre vie quotidienne, que ce soit dans les relations humaines, le travail et le port vestimentaire ».
Dans le même registre, le docteur Djim Ousmane Dramé, chercheur au Laboratoire d’Islamologie de l’Ifan à l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad), soutient que ces valeurs tirent leurs sources de nos traditions, de nos pratiques sociales de référence, de nos habitudes et fondamentalement de notre religion. « Elles font partie de notre patrimoine historique voire même culturelle, des valeurs fondamentales du Sénégalais qui existe depuis longtemps dans ce pays et qui sont renforcées par les trois religions révélées que sont l’islam, le judaïsme et le christianisme qui militent et encouragent les gens à se comporter, à avoir ces valeurs-là », indique l’islamologue et chercheur à l’Ifan.
Ces valeurs sont déterminantes, selon le Professeur Moussa Ndiaye, puisque, fait-il savoir, « sans aucune volonté ferme, sans lois, sans morale, aucune société ne subsiste et n’est point durable ». Ces principes, selon Dr Dramé, ont une influence extrêmement importante sur nos comportements, nos manières de vivre, nos pratiques quotidiennes. « C’est cela qui différenciait le Sénégalais parce que si l’on retirait ces valeurs d’un individu, il ne resterait rien absolument », indique-t-il.
Pour le docteur Djim Dramé, ces valeurs ne sont pas comme un habit qu’on peut mettre ou ôter selon ses humeurs. « Ce sont des valeurs intrinsèques qui accompagnent l’individu partout où ils se trouvent. Elles ont toujours gardé leur quintessence. Le Sénégalais peut avoir des changements, mais ce qui était bon depuis mille ans le reste, ce qui était mauvais également », affirme le chercheur. Il est convaincu que l’homme est né saint. « C’est l’éducation et l’environnement familial qui vont déterminer sa formation religieuse, sa relation sociale humaine. Tous ces facteurs contribuent à faire de l’homme bon ou mauvais, mais ces valeurs-là restent les mêmes, ne changent pas. C’est l’homme qui change », indique-t-il.
Des valeurs rangées dans les tiroirs
Aujourd’hui, ces valeurs cardinales semblent bafouées, piétinées. Pour le Professeur Sara Ndiaye, Chef de section sociologie de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, « nous sommes plus dans une production de la société avec plusieurs sortes d’étrangetés véhiculées par une culture d’extraversion de plus en plus manifeste que dans une reproduction sociale qui maintiendrait nos états sociaux et comportementaux ». Et au regard des faits divers quotidiens de cas de tricheries, de délits grossiers, de scènes obscènes, d’injures publiques et de refus d’observance des règles de toutes sortes, « c’est comme si le Sénégalais a maintenant horreur des interdits, de la loi, de la règle et de la norme », soutient-il.
Le docteur Djim Dramé pointe du doigt les parents. Selon lui, il y a un problème de transmission des valeurs, de père en fils. « Autant les parents, autrefois, se préoccupaient de l’enseignement, de l’éducation et de la formation de leurs enfants, autant on constate actuellement une certaine démission des parents de ce qui se faisaient auparavant », affirme-t-il. « Rares sont ces parents qui vérifient ce que leur enfant a fait dans la journée. Ils n’ont pas le temps de leur inculquer les valeurs familiales, religieuses et sociales. C’est ce qui pose problème avec comme conséquence directe la crise des valeurs », ajoute-t-il.
Pour le Professeur Moussa Ndiaye, « on assiste à la fin du processus de dégradation de la société, à une éclipse sans ambages du théologique, à un désenchantement spirituel au profit d’un mercantilisme exacerbé ». À son avis, « les sociétés de notre ère sont enclines à développer plus volontiers le volet matériel au détriment des valeurs comme le « jom », le « kersa » et le « sutura », bafoués et rangés dans les tiroirs ».
Une société, de l’avis du docteur Djim Ousmane Dramé, ce sont des rapports familiaux, sociaux, de vivre ensemble, de paix, de parfaite entente. « Si l’on retire tout cela de notre vécu quotidien, il ne restera absolument rien », assure-t-il. Le respect de ces valeurs, dit-il, ne dépend pas de la foi religieuse de l’individu. « Même si l’on n’est pas musulman, chrétien ou juif, on doit garder ces valeurs qui sont humaines avant d’être religieuses. C’est une responsabilité lourde pour tout un chacun, gouvernant comme gouverné, de travailler à ce que l’on puisse garder ces valeurs qui nous contrôlent dans nos sociétés », préconise-t-il. Il est, à son avis, plus bénéfique de miser sur la construction de l’homme. « Ce sera beaucoup plus bénéfique, durable et intéressant »…
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L’antidote
Ces valeurs cardinales sont essentielles pour une société de qualité et pour les préserver, Serigne Mouhamedou Abdoulaye Cissé donne la solution. L’Imam de la grande mosquée Ihsaane de Saint-Louis estime qu’il faut un sens de la maîtrise de l’émotion. « Quand quelqu’un arrive à pouvoir maîtriser ces émotions aussi bien négatives que positives, cette personne a de la personnalité. Dès le bas âge, on doit inculquer à l’enfant le sens de la maîtrise de ses émotions, cela l’aidera à forger sa dignité ». Selon lui, le concept de l’intelligence émotionnelle mérite d’être inséré dans le système éducatif sénégalais. « C’est fondamental aujourd’hui que dans nos foyers, nos écoles primaires et maternelles, collèges et lycées, on y intègre cette notion qui permet aujourd’hui de mettre sur la balance les émotions positives et négatives et de pouvoir les maîtriser », soutient-il. « Dans la vie, on est venu pour apprendre, remplir notre mission sur terre. Il faut donc que tout ce qu’on entreprend se fasse dans la pertinence. Quand un projet est pertinent, on le fait rouler sur un tapis de cohérence. Il faut aussi qu’on soit accompagné par la qualité et la responsabilité. Ce sont ces différents concepts, accompagnés de l’intelligence émotionnelle, qui doivent faire l’éducation de notre nation », note l’Imam Cissé. « Si l’on ne l’intègre pas, on fait du mimétisme. On prend ce qui se passe en Europe ou ailleurs, alors que les réalités sociales, sociologiques, religieuses, coutumières sont différentes », prévient-il. Conséquence, après le baccalauréat ou la maîtrise, on se retrouve avec des jeunes avec un diplôme et qui ne savent pas à quel saint se vouer. « On créée des individus hybrides, qui se cherchent parce qu’ils ne sont ni Français, ni Américains et ne sont plus Sénégalais. C’est la ruée vers l’extérieur. On ne se retrouve plus dans notre système ». Pour l’Imam Cissé, il est fondamental d’organiser la refonte du fichier de l’éducation nationale pour y intégrer ces bases afin que l’enfant grandisse avec ces notions. Ainsi, assure-t-il, on aura une génération de leaders, imprégnée de bonnes valeurs, d’hommes et de femmes dignes, pudiques, responsables. Tous ces maux qui gangrènent la société et que personne n’apprécie disparaîtront.
Aujourd’hui, le mal est très profond, estime l’Imam et Professeur Moussa Ndiaye. Si certains pessimistes soutiennent que ces valeurs n’ont plus des chances de survie, le philosophe reste cependant optimiste. « J’ai espoir qu’une nouvelle intelligentsia responsable pourra redorer le blason et emboîter le pas aux pionniers, aux grands hommes du pays dont les qualités sont parées des vertus du sérieux et de la droiture », avance-t-il. Pour le docteur Djim Ousmane Dramé, « seul un engagement résolu dans un dynamisme constant, un sérieux toilettage des cœurs souillés par la haine, la méchanceté et les péchés et une foi réelle en Dieu pourront efficacement impulser un lendemain meilleur, un Sénégal de paix, de bonheur perpétuel, de « jom », de « kersa », de « sutura », de cohésion et de prospérité à jamais ». Le devoir de tout un chacun si l’on veut construire une nation de valeur, soutient-il, c’est de « continuer à inculquer ces valeurs à nos enfants qui vont le transmettre à leur tour à leurs enfants, de génération en génération ».
L’AVIS DU SOCIOLOGUE
M. SARA NDIAYE, CHEF DE LA SECTION SOCIOLOGIE À L’UGB
« Nous sommes à l’ère de la caricature des bonnes mœurs »
Le « jom », le « kersa » et le « sutura » s’érigent en normes pour une société vertueuse. C’est la conviction de Sara Ndiaye, l’enseignant-chercheur à l’Ufr des Lettres et sciences humaines de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Pour le sociologue, il est clair que le désenchantement et la déshumanisation auront un bel avenir là où ces valeurs sont absentes.
Les valeurs cardinales que sont le « jom », le « kersa » et le « sutura » font partie de ces comportements sans effets secondaires et sans date de péremption, selon le Professeur Sara Ndiaye. « C’est comparable à l’oxygène pour un organisme, à l’humidité pour une plante, au plumage pour la volaille. On en a besoin tout le temps et en toute circonstance. Ça nous élève dans la structure sociale. Ça entretient notre dignité et rend fiers nos parents et amis. Réunis chez une personne, elles sont des comportements qui nous installent au tableau d’honneur dans notre monde social », explique le sociologue. Le Sénégalais est naturellement socialisé à ces valeurs. Mais aujourd’hui, regrette-t-il, ces valeurs sont en train de perdre du relief. « La génération actuelle, une bonne partie en tout cas, les a désacralisées. Nous sommes au désenchantement, à l’ère de la caricature des bonnes mœurs », relève-t-il.
Si toute société est à l’épreuve du changement, celui de la société sénégalaise reste anomique, estime le sociologue, parce que, soutient-il, « il introduit des modèles de comportements aux antipodes de nos valeurs ». « Nos normes sociales semblent obsolètes. En tout cas, elles ne sont pas assez représentatives parmi nos référentiels pour évaluer nos pratiques et nos manières d’être », ajoute le Professeur Sara Ndiaye, qui précise que dans la stratification sociale, les jeunes ne sont pas des sujets, mais des objets, c’est-à-dire des êtres sociaux en devenir. Ces derniers, fait-il remarquer, sont sous la tutelle des adultes (parents) et des instances de socialisation (milieu initiatique, « daara », école, atelier, champ, espace domestique, etc.). Or, note-t-il, les dynamiques actuelles ont propulsé les jeunes au rang de « forces sociales » et d’acteurs. « Les jeunes prennent part activement dans un conflit de générations, usent de slogans assez hostiles et profitent de canaux d’expression impossibles à censurer. On se demande d’ailleurs quel type de Sénégalais notre jeunesse actuelle socialisera lorsqu’arrivera son tour de socialiser les plus jeunes », laisse-t-il entendre. À ce rythme, croit savoir le sociologue, il est illusoire de penser à une restauration du modèle social sénégalais. L’Internet, indique-t-il, a déjà proposé des anti-modèles aux jeunes. Cependant, il invite à montrer le bon exemple aux plus jeunes en toute circonstance. « La pédagogie recommande d’ailleurs que c’est par l’exemple que l’adulte parvient à socialiser efficacement les plus jeunes », indique-t-il. S. O. FALL
CITATION DU JOUR
« Être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes, c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres ».
Nelson Mandela
PETIT MÉTIER, GROS PROFIT
AROUNA KANE, CORDONNIER
Mal chaussé, mais pas fauché
L’adage selon lequel il n’y a pas de sot métier colle bien à Arouna Kane. Ce cordonnier, parti de rien, assure, aujourd’hui, plusieurs charges dont la dépense quotidienne de sa maison. Ce, grâce à ce métier qu’il exerce avec passion et engouement depuis près d’une trentaine d’années.
Dans un petit coin d’une ruelle de la Sicap liberté 4, Arouna Kane ne passe pas inaperçu. La chéchia bien ajustée sur la tête, sourire aux lèvres, Arouna est toujours assis confortablement devant son étalage de piles de chaussures abîmées et les raccommode avec dextérité au grand bonheur de sa clientèle. Les personnes qui empruntent souvent cette ruelle le connaissent bien pour son assiduité et sa bonne humeur. « J’occupe cet espace depuis 1994. J’y suis arrivé très jeune. C’est grâce à la générosité de cette famille, pointant du doigt un bâtiment qui jouxte son étalage, que j’ai pu m’installer dans ce coin de la ruelle, il y a de cela 27 ans », se remémore-t-il.
Depuis lors, « Rône », comme l’appellent affectueusement ses clients, y exerce son métier de cordonnier et parvient à subvenir aux besoins et charges de sa famille. Parti de rien, Arouna a mené un véritable parcours du combattant dans la capitale sénégalaise. Venu fraîchement de son village natal, Oréfondé, dans le Fouta, après des études coraniques, il a appris à raccommoder et à rapiécer des chaussures abîmées grâce à l’aide d’un vieil homme originaire des îles du Cap-Vert qui s’adonnait lui aussi à ce métier. « J’ai débuté comme apprenti à l’âge de 20 ans. Je venais chaque soir au marché de Liberté 6 pour tenir compagnie à ce gentil homme que je considérais comme un père. Il finira par m’apprendre les rudiments de ce métier que j’ai fini par adopter comme profession », narre-t-il nostalgique.
À ses débuts, en 1992, Arouna Kane sillonnait quelques quartiers de Dakar en faisant du porte-à-porte avant de finir par s’installer définitivement à la Sicap liberté 4 en 1994. Âgé aujourd’hui d’une cinquantaine d’années, Arouna ne compte pas arrêter d’exercer la cordonnerie. Pour lui, il n’y pas de retraite en vue tant qu’il est en bonne santé. Il quitte chaque matin son domicile sis au quartier populaire de Grand Yoff et n’y retourne qu’aux environs de 20 h ou 21h.
Avec ce métier de cordonnier, Arouna Kane gagne dignement sa vie. «Je rends vraiment grâce à Dieu. Il m’arrive d’empocher la somme de 6000 FCfa, voire 10 000 FCfa, par jour. J’avoue que c’est grâce à ce métier que j’ai pu me marier en 1999. Et jusqu’à présent, c’est avec les pécules de ce petit boulot que je prends en charge toute ma progéniture », confie-t-il.
Il insiste sur le fait qu’il n’y a pas de sot métier. À son avis, tout métier a une valeur et requiert de la détermination pour y réussir.