(Agence Ecofin) – Pour le président rwandais, l’Ethiopie n’est plus une source de stabilité dans la corne de l’Afrique, en raison principalement du conflit dans le Tigré auquel viennent s’ajouter des tensions sécuritaires croissantes avec ses voisins. Une situation qui nécessite une action urgente du Conseil de sécurité.
Le président rwandais Paul Kagamé (photo) a récemment appelé la nouvelle administration du président américain Joe Biden et le Conseil de sécurité des Nations unies à prendre en main le dossier du Tigré afin de résoudre la violence et la situation humanitaire préoccupante qui prévalent dans cette région du nord de l’Ethiopie.
C’était le 03 février dernier au cours d’un entretien réalisé dans le cadre d’un forum d’échanges périodique organisé par la Hoover Institution, une bibliothèque et un think tank américain proche du Parti républicain et basé à l’université de Stanford.
Sur le thème « le Rwanda et l’Union africaine : la promesse d’un engagement accru entre les Etats-Unis et l’Afrique », cette édition de ce forum, dénommée Battlegrounds (champs de bataille, Ndlr) avec Paul Kagamé avait pour objectif de discuter de l’Union africaine, de la sécurité dans la région des Grands Lacs et de l’avenir des relations diplomatiques et économiques des Etats-Unis avec le Rwanda et l’Afrique.
Intervenant sur le dossier du Tigré, le président rwandais a estimé que la situation dans cette région de l’Ethiopie était préoccupante, et le nombre de morts trop élevé pour que le conflit ne soit laissé qu’à l’Ethiopie ou à l’Union africaine (UA).
Cinq raisons pour intervenir au Tigré
Pour Mehari Taddele Maru, professeur adjoint au Migration Policy Center du Centre Robert Schuman, 5 raisons rendent nécessaire une action du Conseil de sécurité de l’ONU au Tigré.
Premièrement, la présence probable des forces armées érythréennes au Tigré fait de la guerre un conflit à la fois civil et international, et donc du ressort de l’ONU. Les troupes érythréennes seraient impliquées dans des meurtres et le retour forcé de réfugiés érythréens, notamment par l’incendie des camps de réfugiés de Shimelba et Hitsats. Entre 15 000 et 20 000 réfugiés érythréens sont portés disparus, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.
Deuxièmement, la région du Tigré est maintenant confrontée à une possible famine, avec 2,3 millions de personnes ayant besoin d’une aide d’urgence. Le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) rapporte que 4,5 millions de personnes, soit 67% de la population de la région, ont besoin d’aide. Les forces du gouvernement fédéral éthiopien feraient obstacle à l’accès à l’aide et à l’eau potable. Des rapports font également état de la destruction délibérée des magasins et des marchés alimentaires des Nations unies.
Troisièmement, avec jusqu’à deux millions de personnes désormais déplacées à l’intérieur du pays, le Tigré représente un fardeau important pour les ressources humanitaires mondiales, à un moment où le besoin en Afrique de l’Est n’a jamais été aussi élevé, en raison de la covid-19, de l’infestation acridienne et de l’insécurité alimentaire. L’apparente réticence du gouvernement éthiopien à permettre à la communauté internationale de fournir un accès humanitaire rapide, inconditionnel, sans entrave et durable à toutes les régions du Tigré a aggravé une situation désastreuse.
Quatrièmement, certains rapports de l’ONU et ceux d’autres organisations du Tigré font état de possibles violations graves des Conventions de Genève et d’autres aspects du droit international humanitaire qui interdisent la famine des civils et les châtiments collectifs. Des informations font également état de ce qui pourrait constituer un nettoyage ethnique et un génocide menés par l’Etat, ainsi qu’un « nombre élevé de viols présumés ». Des dizaines de milliers de Tigréens servant dans les sphères éthiopiennes du maintien de la paix, de la sécurité, de l’armée, de la police et du renseignement ont été renvoyés de leur travail et parfois détenus.
Cinquièmement, l’Ethiopie est tellement absorbée par les combats au Tigré qu’elle n’est plus une source de stabilité régionale et semble renoncer à son rôle de gardienne de la paix régional. Les tensions sécuritaires et les différends frontaliers se multiplient dans la région, principalement entre l’Ethiopie et le Soudan, le Kenya et la Somalie, avec une crise liée aux élections en Somalie et des négociations sur le grand barrage de la Renaissance éthiopienne augmentant le risque de guerres par procuration. La transition politique fragile au Soudan peut également être déstabilisée.
Pour aggraver les choses, le retrait des forces éthiopiennes des missions de maintien de la paix en Somalie, au Soudan du Sud et au Soudan augmentera certainement l’instabilité. En particulier, le départ des troupes éthiopiennes de l’AMISOM en Somalie pourrait ouvrir la voie à une montée en puissance des terroristes Al Shabaab, liés à Al-Qaïda.
Une résolution du Conseil de sécurité s’avère nécessaire
Poursuivant, le président rwandais a soutenu que lorsqu’un Etat ne parvient pas à prévenir ou à atténuer les atrocités sur son territoire, telles que les génocides, les crimes contre l’humanité ou les crimes de guerre, ou encore lorsque l’Etat lui-même est le principal auteur de tels actes, l’ONU ne doit pas rester les bras croisés. D’ailleurs, seul le Conseil de sécurité peut contester avec succès l’obstruction délibérée d’un gouvernement à l’aide humanitaire, a-t-il insisté.
Ce sont là autant de raisons qui, selon le président rwandais, devraient pousser le Conseil de sécurité de l’ONU à s’attaquer immédiatement à la situation dans le Tigré, en adoptant une résolution visant à alléger les souffrances dans la région, à travers une action internationale déterminée et à convaincre le gouvernement éthiopien de rétablir la paix.
Concrètement, la résolution devrait mettre en place une commission de suivi et de vérification ayant pour mandat de négocier, d’observer, de surveiller, de vérifier et de rendre compte de la situation dans le Tigré. Les objectifs devraient être la cessation immédiate et définitive des hostilités ; la distribution rapide, inconditionnelle, sans entraves et soutenue de l’aide à toutes les zones du Tigré ; le retrait complet de tous les forces et groupes armés extérieurs ; et un accord de cessez-le-feu qui peut conduire à une résolution pacifique du conflit au Tigré.
La position ainsi affichée de Paul Kagamé sur le conflit dans le Tigré rejoint celle de la nouvelle administration américaine. Lors de son audition de confirmation devant le Sénat, le nouveau secrétaire d’Etat américain aux Affaires étrangères, Antony Blinken, avait annoncé la nomination d’un envoyé spécial pour la région de la Corne de l’Afrique. L’objectif étant pour les Etats-Unis d’être plus actifs sur des dossiers comme celui du Tigré.
« Il doit y avoir un meilleur accès à la région [le Tigré, Ndlr], plus de responsabilités, un rétablissement de la communication, de l’aide humanitaire, et un effort pour mettre en place un dialogue pour résoudre les problèmes clés », avait-il déclaré.
Alors que les autorités fédérales d’Ethiopie se sont toujours opposées à une implication de la communauté internationale dans la résolution du conflit dans le Tigré et sont restées sourdes aux appels au dialogue avec le TPLF (l’ex-parti au pouvoir dans cet Etat régional), la voix de Paul Kagamé qui est à la tête d’un pays qui a connu un génocide en 1994 et qui en garde toujours les séquelles, pourrait compter pour parvenir à une pacification des tensions dans cet Etat régional.
Borgia Kobri