Jamais dans l’histoire politique du Sénégal, l’arme de la levée de l’immunité parlementaire n’a été autant utilisée, comme une épée de Damoclès sur la tête des députés opposants, que sous le régime du président Macky Sall. De 2012 à nos jours, l’Assemblée nationale a eu à lever l’immunité parlementaire de six députés — contre deux sous le président Abdoulaye Wade et un seul du temps du président Abdou Diouf. Un record qui semble écorner pour de bon la démocratie sénégalaise.
Le Sénégal vit-il les années sombres de sa démocratie ? La question se pose avec acuité quand on sait qu’en neuf ans de règne du président Macky Sall, l’Assemblée nationale a procédé à cinq levées d’immunité parlementaires d’opposants en plus de celle de Sonko déjà enclenchée. La série avait été ouverte dans le cadre de l’enquête sur les biens mal acquis sous le régime du président Abdoulaye Wade avec les levées des immunités des députés Abdoulaye Baldé, Oumar Sarr et Ousmane Ngom. Ironie de l’histoire, tous ces trois sont aujourd’hui des membres, souvent de premier plan, du régime en place…
Ensuite, ce fut au tour de Barthélémy Diaz, accusé d’avoir tué le nervi Ndiaga Diouf à la veille de la présidentielle de 2012 d’avoir été privé de cette protection offerte par la loi aux députés. Cinquième à avoir perdu son immunité parlementaire — avant d’être radié plus tard de ses fonctions de député — Khalifa Sall mis en cause dans l’affaire dite de la caisse d’avance de la mairie de Dakar.
Aujourd’hui, l’Assemblée nationale est sur la voie pour lever l’immunité parlementaire d’Ousmane Sonko, accusé par la Dame Adji Sarr, masseuse dans l’institut « Sweet beauty », d’avoir abusé d’elle. Ce qui fait dire à certains observateurs de la scène politique que Macky Sall est toujours dans l’exécution de sa volonté proclamée haut et fort de réduire l’opposition à sa plus simple expression. Mais aussi d’éliminer de potentiels adversaires politiques en perspective de la présidentielle de 2024.
Un juriste de renom qui a accepté de parler au « Témoin » sous le sceau de l’anonymat ne croit pas trop à cette thèse et pense que Macky Sall n’a agité en réalité la levée de l’immunité parlementaire de certains opposants que pour les pousser à venir rejoindre le camp présidentiel. « Parmi ceux-là, tous ne sont pas de potentiels candidats à la présidentielle. A part Khalifa Sall en 2019 et Ousmane Sonko pour 2024, les autres le sont dans une moindre mesure. Pour ne pas dire qu’ils ne le sont pas du tout. Je ne crois pas qu’Oumar Sarr, Abdoulaye Baldé, Ousmane Ngom étaient poursuivis car le pouvoir avait peur de les voir se présenter à la dernière présidentielle. Je crois plutôt qu’ils l’étaient pour les pousser à venir rejoindre la majorité présidentielle. Le résultat est là. Aussi bien Oumar Sarr, Abdoulaye Baldé que Ousmane Ngom ont rejoint l’attelage présidentiel » explique notre interlocuteur.
Selon lui, Macky Sall a battu le record de levée de l’immunité parlementaire des députés, surtout opposants. « Il n’y en a jamais eu autant dans l’histoire politique du Sénégal durant le magistère d’un président de la République aussi loin que l’on remonte dans le temps (…) Si c’est éliminer pour éliminer afin qu’ils ne participent pas à une élection présidentielle, cela pose un problème d’éthique. Cela veut dire que la justice est instrumentalisée pour écarter des candidats potentiels, des rivaux. Ce n’est pas loyal comme procédé » a-t-il poursuivi.
Une stratégie pour garder le pouvoir
A en croire notre éminent juriste, Macky Sall tient à garder le pouvoir. Et, pour ce faire, il ne veut pas d’opposants. « Ce genre de choses remet en cause notre démocratie électorale. Car, au cœur de celle-ci, il y a la compétition loyale et on devrait pouvoir créer les conditions pour une telle compétition. Malheureusement, la poursuite de ces personnes en justice ne permet pas de compétition » s’est-il désolé.
Naguère parmi les pionniers de la démocratie en Afrique, notre pays semble désormais relégué au second plan depuis l’arrivée au pouvoir de Macky Sall en 2012, comme l’indique l’édition 2020 de l’ « Index de la démocratie » dans le monde de la revue « The Economist intelligent Unit », qui porte sur 167 pays dont 50 en Afrique. « C’est un constat amer que tout le monde a fait. Il y a eu une enquête récente qui place le Sénégal entre démocratie imparfaite et dictature. Alors qu’on était au-dessus avant 2012 et un peu après. Aujourd’hui, on est déclassé un tout petit peu. Il faudrait que le pouvoir regarde les conclusions de cette dégradation du climat politique et de ce recul démocratique et essaie de redresser la barre dans la mesure du possible » préconise notre source qui est, par ailleurs, très au fait de la chose politique.
A l’endroit des magistrats, il les a invités à juger sur la base de lois, de règles de droit et non sur d’autres considérations notamment politiques. « Les jugements doivent se faire selon leur intime conviction et sur les règles de droit. Ils doivent aussi faire preuve d’indépendance. Pas totale mais un peu d’autonomie dans leur jugement, pour ne pas accepter d’être sous la suggestion de quelque autorité que ce soit » a conclu notre interlocuteur qui est un éminent professeur de droit.
Le Témoin