A écouter les tenants du pouvoir qui parlent souvent de forces obscures tapies dans l’ombre, de menace djihadiste, on pourrait croire que le Sénégal est assis sur une poudrière. Le pays est-il réellement sous la menace de lobbys étrangers ? La réponse avec le Commissaire Cheikhna Keïta et l’ancien porte-parole de la Police, le Colonel Alioune Ndiaye.
L’alibi tient depuis plusieurs années. On en parle comme on reprend le refrain d’une chanson populaire avec les mêmes paroles, la même mélodie pour sonner l’alerte sur de supposées menaces qui pèseraient sur le Sénégal. Au plus haut sommet de l’Etat, on évoque des menaces terroristes, des forces obscures tapies dans l’ombre, des lobbies étrangers qui chercheraient à déstabiliser le Sénégal. C’est devenu un argument passe-partout, une rengaine qui fleurit dans les coursives du Pouvoir. Il est très fréquent de l’entendre des autorités étatiques, prenant comme prétexte, la situation sous-régionale, avec le djihadisme qui gagne du terrain. Même pour justifier les mises en garde du ministre de l’Intérieur et de la sécurité publique, Antoine Felix Diome, contre le parti Pastef/Les Patriotes avec sa levée de fonds internationale, l’Etat parle encore de ces forces obscures qui ont réussi, un moment, à déstabiliser des pays du Continent. Et dans un contexte où le Sénégal est assis sur des barils de pétrole, le pays est plus que convoité. Mais cette menace évoquée urbi et orbi est-elle réelle ?
«On est dans un environnement surchauffé»
Le Commissaire Cheikhna Keïta est catégorique. D’emblée, il affirme : «On ne peut pas écarter le Sénégal de certaines formes de menaces. On est dans un environnement surchauffé où il y a un pouvoir qui essaie de gagner en stabilité, qui essaie d’installer une situation stable pour dérouler son projet. A côté, il y a une opposition qui tient coûte que coûte à remettre sur la table la question du pouvoir, la dévolution démocratique du pouvoir, l’alternance par l’élection et de tirer de son côté pour avoir les moyens d’arriver à une certaine étape et de gagner à ce jeu-là. Autour de ça, nous avons l’ensemble des influences qui peuvent venir de l’extérieur et qui peuvent constituer des menaces.» L’ancien directeur de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (Ocrtis) révéle qu’on parle souvent de menaces terroristes, mais ce qui n’est pas dit très fort, c’est l’expansionnisme qui est là. «Il y a toutes ces formes d’impérialisme, les tentations nouvelles qui tiennent au fait que le monde est en train de changer et que les puissances qui peuvent avoir des tentations expansionnistes se font plurielles. La démocratie telle qu’elle existe ne s’est pas encore stabilisée et les enjeux sont là. Ils sont dans le fait de voir la démocratie s’installer selon son besoin personnel. Quand on ne peut pas quitter le champ de cette histoire de 3e mandat, quand on ne peut pas quitter le champ de ce Macky partira absolument en 2024 alors qu’on vient de l’élire en 2019, le débat persiste et le Sénégal est sous la menace d’une instabilité d’abord sur le plan institutionnel parce que la classe politique joue à ne pas faire de sorte qu’il y ait une stabilité, que le jeu politique se passe normalement. Il y a une réalité aussi qui tient au terrorisme qui est là, qui tient à toutes les influences possibles qui ont fait qu’à chaque fois -comme le ministre de l’Intérieur l’a dit- qu’on a des situations comme ça, les gens ont tendance à parler de l’extérieur. On soupçonne des vélléités d’entrer dans notre jeu politique, d’influence de l’extérieur et de manipulations de nos politiciens ici par des forces de l’extérieur qui voudraient s’installer ici et déterminer le jeu sur les plans politique et économique.»
«On a eu des cas de suspicions de terrorisme avérés»
Avec ces seuls discours de politique, devrait-on forcément croire que le Sénégal est dans une ceinture de feu ? «On ne peut pas le dire comme ça tout de go. Il n’y a absolument rien qui menace le Sénégal de manière officielle. Le Sénégal est un pays de stabilité et de concorde», rétorque le Colonel Alioune Ndiaye. Mais, précise l’ancien porte-parole de la Police : «Il ne faut pas dormir sur nos lauriers parce que nous sommes dans une sous-région en ébullition. Un peu partout dans la sous-région, s’il n’y a pas actuellement des problèmes, il y en a eu dans un passé récent. Des problèmes d’insécurité, des problèmes de menace. Sous ce titre-là, le Sénégal se doit de toujours rester en veille, de toujours prendre des dispositions pour ne pas être surpris. Si on prend aussi la géopolitique au plan mondial, les lobbies sont là, présents dans tous les continents, que ce soit en Asie, en Europe ou en Amérique. Ils sont là pour une raison ou pour une autre, prêts à intervenir de manière discrète ou parfois même de manière violente dans des pays pour imposer leur point de vue ou pour pousser le pays vers une certaine orientation. Vu sous cet angle, le Sénégal a bien raison de rester en veille et de toujours rappeler que nous ne sommes pas isolés. Nous sommes dans un monde, dans une globalisation et que ce qui menace Jean devrait menacer Paul. Nous ne serons pas l’exception. Si des pays sont menacés, les mêmes raisons, étant présentes chez nous, peuvent également nous menacer. On a eu des cas de suspicions de terrorisme avérés parfois.»
«On a des convoitises qui sont liées à notre situation»
A côté du terrorisme, il y a la malédiction du pétrole qui pourrait aussi guetter le Sénégal. Selon le Commissaire Keïta, il y a des convoitises qui sont liées à notre situation de pays prochainement pétrolier. «On a beaucoup parlé du pétrole et des tentations que cela cause et du fait qu’aujourd’hui, toutes les puissances économiques du monde qui n’ont pas encore d’accès dans la zone au Sénégal pourraient être tentées de voir s’installer ici, un régime qui leur est favorable, explique Commissaire Keïta. Dans l’histoire de Petrotim, on a vu des politiques qui, très vite, sont allés se trouver des partenaires ou prendre langue avec des gens qui voudraient déstabiliser le pays. Il y en a qui se sont clairement affichés dans cette histoire de Petrotim avec le reportage de Bbc. Il y a, derrière tout cela, une lecture qui est possible. Qu’est-ce qu’ils veulent véritablement ces politiciens qui vont tenter d’allumer la mèche à l’intérieur en se liguant avec des forces ? Même si on considère que c’est la presse internationale, il y a derrière tout cela des manipulations qui sont possibles.» Ce qui est réel, c’est que le monde de la politique reste une porte ouverte pour toutes ces supposées forces obscures. «Il y a aussi la politique qui s’y mêle et chacun essaie de pointer son adversaire politique du doigt comme étant l’oiseau de mauvais augure. C’est le jeu politique qui est comme ça et c’est difficile de le stabiliser. Au Sénégal, les politiciens se sont toujours amusés à se faire peur. Ils parlent toujours de forces tapies dans l’ombre, de forces obscures, de l’impérialisme… Il y a eu des gens qui ont été obligés de s’exiler, le cas Majmout Diop est là, Madia Diop… Certains partis de gauche étaient menacés et ont fait l’objet de suspicion, d’être en intelligence avec l’ennemi. Les temps ont changé. Il faut que les gens changent de discours. L’Etat a un devoir régalien de sécuriser le pays et de regarder tout ce qui bouge.» Surtout que, pour le Commissaire Cheikhna Keïta, il y a aussi des forces économiques, des forces financières internes et à l’extérieur qui voudraient voir des changements opérés dans un certain sens, des alliés d’autres systèmes qui voudraient voir d’autres types de régimes s’installer ici et cela existe un peu partout dans le monde.
«Aucun pays au monde n’a les moyens suffisants pour faire face à des menaces»
Si ces menaces sont réelles, la seule option est d’y faire face. Le Sénégal pourrait-il sortir vainqueur dans cette situation ? Le Colonel Alioune Ndiaye est formel. «Aucun pays au monde n’a les moyens suffisants pour faire face à des menaces. On a vu le 11 septembre avec les États-Unis, on a eu des attentats en France, en Allemagne… Il n’y a pas un pays qui peut s’isoler et dire : «J’ai tout mis en œuvre, donc je ne cours aucun risque.» Le Sénégal a des moyens de mettre en place une stratégie de défense, mais est-ce que cela suffit ? En tout cas jusque-là, ça nous réussit, donc continuons à l’améliorer et à veiller au grain. En matière de sécurité, il n’y a pas de risque zéro.» Mais pour le Commissaire Keïta, le Sénégal doit résister, tout ce qu’il faut, c’est d’identifier les menaces à temps.
CODOU BADIANE L’observateur