La recrudescence des voyages en Europe via les pirogues de fortune réveille de vieux souvenirs à Thiaroye-sur-Mer, dans la banlieue dakaroise. En 2005, le quartier a perdu des centaines de jeunes en haute mer. D’autres ont pu apercevoir l’eldorado. Mais les populations ne veulent plus vivre ces moments d’angoisse et de peine.
À la quête d’un avenir meilleur pour sa famille, Coumba Kane, âgée d’environ 60 ans, avait fait embarquer ses deux enfants dans des pirogues de fortune, destination l’Europe en passant par le Maroc. C’était en 2005. Elle avait payé 390.000 FCfa pour l’un et 250 000 Fcfa pour l’autre. Ces moments ont été empreints d’angoisse, de prières aussi. « J’étais soulagée quand l’aîné m’a appelée pour me dire qu’il est bien arrivé. Son jeune frère l’a suivi dans les mêmes conditions », confie-t-elle. Quinze ans après ce périlleux périple, Coumba Kane récolte les fruits de son investissement et de son aventureuse audace. Elle reçoit fréquemment le soutien de ses enfants. Mais elle dit être en proie à l’anxiété depuis que les embarcations de fortune ont recommencé à braver les océans. « Si la pirogue se brise en haute mer, les personnes à bord n’ont aucune chance de survivre. Même les pêcheurs ne peuvent pas survivre dans ces conditions », avertit Abou Sow, jeune pêcheur rencontré à Thiaroye-sur-Mer le mardi 20 octobre, assis devant une maison qui jouxte une ruelle menant vers la plage.
Beaucoup pêcheurs chevronnés ont péri dans cette odyssée tumultueuse. Thiaroye-sur-Mer fait partie des zones qui ont payé le plus lourd tribut. Les vagues de 2005 ont emporté beaucoup de ses enfants, à en croire les populations interrogées. C’est pourquoi Coumba Kane estime que sa joie de voir ses deux enfants arriver en Espagne est comme une goutte d’eau dans la mer face à la détresse de ses voisins et amis. « Il y a eu des drames. Toutes les familles ont été endeuillées. Je ne peux pas compter le nombre de jeunes du quartier qui sont morts sur ce chemin de la quête d’un mieux-être», confie Omar Diop. «Une de mes sœurs a perdu son fils. Celui-ci avait tenté le voyage périlleux. Dans ce quartier, vous verrez beaucoup de gens qui ont perdu des proches », déplore Coumba Kane.
Bloqués depuis des années au Maroc et en Libye
Des familles restées sans nouvelles des leurs fils, partis depuis des années, nourrissent toujours l’espoir de les revoir. « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Ils reviendront, certainement, un jour», lance une autre femme au bord de la résignation. D’autres jeunes du quartier sont bloqués au Maroc ou en Libye à leurs risques et périls. Des parents tentent de leur venir à la rescousse. « Des familles tentent de rapatrier des candidats bloqués depuis des années au Maroc. Un jeune du quartier est resté un an au Maroc. Il a tenté à maintes reprises de traverser la Méditerranée pour rejoindre les côtes espagnoles, mais il n’a pas pu accomplir ce dessein. Nous avons demandé à ses parents de l’aider à rentrer. S’il revient, il pourrait tenter d’autres activités génératrices de revenus pour aider sa famille », soutient Coumba Kane.
En 2005, Thiaroye était un point d’embarcation clandestin à l’image d’autres quartiers situés sur la façade maritime. La peine d’avoir perdu des proches emplit cet univers encore attaché à ses us et coutumes. C’est pourquoi, les populations sont unanimes à penser que les causes de l’émigration clandestine doivent être combattues. « Nous sommes un quartier de pêcheurs. Nous ne connaissons que la mer. L’essentiel de nos revenus vient de la mer, mais notre activité ne nourrit plus son homme », se désole Abou Sow, propriétaire d’une pirogue. Capitaine Sow indexe les bateaux étrangers. « Ceux qui partent sont désespérés, parce qu’ils ne gagnent plus rien. Les bateaux étrangers pillent nos ressources », accuse-t-il.
Échos de la sagesse
À la difficulté d’accéder aux ressources maritimes sont venus se greffer les effets du coronavirus. « Nous sommes restés à quai pendant des mois », confie Omar Diop, l’air dépité. Les conséquences de cet arrêt sont visibles. Des centaines de pirogues flottent dans les eaux. D’autres sont sur le quai servant d’outils ludiques aux enfants. Des propriétaires désemparés sont assis sous une hutte de fortune. « Notre quotidien est rythmé par des discussions autour du thé. Depuis plus de six mois, nous baignons dans cette atmosphère morose, alors que nous devons nourrir nos familles », se plaint Babacar Kane, un jeune pêcheur. Il pense que leur seule voie de salut reste la mer. « Nous ne pouvons pas changer d’activité. Nous ne volerons pas. Nous n’agresserons pas des concitoyens non plus. Un vrai pêcheur ne compromet pas sa dignité. Il ne tend pas la main », s’enorgueillit-il. En guise de solutions, Babacar Kane pense qu’en plus de la poursuite de la politique de subvention des moteurs, l’État doit les aider en aménageant des zones de reproduction des poissons. « Il faut installer partout des épaves pour permettre aux poissons de rester pour se reproduire», recommande-t-il. Le jeune pêcheur estime également que les bateaux ne doivent pêcher qu’en haute mer. Au risque de voir des jeunes désemparés la braver.
Une lueur d’espoir vient des rescapés de la mer, quand l’eldorado arrête d’apparaître brusquement pour les plus chanceux, comme un mirage, mais plutôt comme une nouvelle réalité à fructifier au profit de leurs proches. « Ceux qui réussissent n’oublient pas les parents et les amis restés à quai. Ils achètent souvent des moteurs d’occasion en Espagne qu’ils nous revendent à deux millions de FCfa. Cela leur permet de gagner dignement leur vie en Europe et d’accompagner en même temps ceux qui continuent de chercher fortune dans la mer », se réjouit Omar Diop. Des initiatives pareilles couplées aux mesures de protection de la ressource permettront d’endiguer ce phénomène qui réveille de vieux souvenirs à Thiaroye-sur-Mer.