Depuis des décennies, l’Iran et l’Israël se livrent à une guerre indirecte dans la région. L’attaque revendiquée de Téhéran sur le sol israélien est une première et constitue une rupture dans une stratégie menée depuis 1979, année où l’alliance originelle entre ces deux États a pris fin.
Origine de la rivalité
Israël et l’Iran entretiennent depuis des années une rivalité sanglante devenue l’une des principales sources d’instabilité au Moyen-Orient et dont l’intensité varie selon les enjeux géopolitiques du moment.
Les relations entre Israël et l’Iran furent plutôt cordiales jusqu’en 1979, lorsque la révolution islamique des ayatollahs prit le pouvoir à Téhéran. Et bien qu’il s’oppose au projet de partage de la Palestine qui a abouti à la création de l’État d’Israël en 1948, l’Iran est le deuxième pays islamique à reconnaître Israël, après l’Égypte.
L’Iran était une monarchie dans laquelle régnaient les shahs de la dynastie Pahlavi et était l’un des principaux alliés des États-Unis au Moyen-Orient.
Ainsi, le fondateur et premier chef du gouvernement d’Israël, David Ben Gourion, a recherché et obtenu l’amitié iranienne comme moyen de lutter contre le rejet du nouvel État juif par ses voisins arabes.
Mais la révolution de Ruhollah Khomeini, en 1979, a renversé le shah et imposé une république islamique qui se présentait comme le défenseur des opprimés et dont les principales caractéristiques étaient le rejet de « l’impérialisme » américain et d’Israël.
Téhéran commence alors à considérer qu’Israël n’a pas le droit d’exister.
Les dirigeants iraniens considèrent le pays comme le « petit Satan », l’allié des États-Unis au Moyen-Orient, qu’ils appellent le « grand Satan ».
Israël accuse l’Iran de « financer des groupes terroristes » et de mener des attaques contre ses intérêts, motivés par l’antisémitisme des ayatollahs.
La chute du mur de Berlin
L’effondrement de l’Union soviétique produisit des changements importants dans les équilibres du Moyen-Orient. Du moment où la menace irakienne était réduite après la défaite essuyée pendant la première guerre du Golfe, deux acteurs régionaux allaient émerger : l’Iran et la Turquie. Au début des années 1990, le ministre israélien des Affaires étrangères, Shimon Pérès, exposa à un monde sans URSS son projet de nouveau Moyen-Orient, un espace de paix et de développement où la combinaison de l’économie et la technologie israélienne, d’une part, de la mobilisation des ressources et de la main-d’œuvre arabe à bas prix, de l’autre, jouerait un rôle fondamental. Une projection géopolitique du ministre travailliste qui promouvait l’hégémonie d’Israël dans la région et envisageait par la force des choses l’isolement de l’Iran.
Cette perspective était substantiellement partagée par les États-Unis qui se gardèrent d’inviter les Iraniens aux négociations de Madrid en 1991 alors que ceux-ci avaient accordé aux pilotes américains un couloir aérien pendant la guerre contre Saddam Hussein et avaient réduit, progressivement, leur soutien financier aux groupes de la résistance palestinienne et au Hezbollah.
La tentative israélienne d’isoler l’Iran inaugura une nouvelle phase de la rhétorique israélo-iranienne : les Israéliens renvoyant à la menace nucléaire incarnée par l’Iran et les Iraniens soulignant le rôle déstabilisateur joué par Israël dans la région.
L’attitude de l’Iran envers l’Occident allait changer sous la présidence modérée de Khâtami (1997-2005). Pendant la guerre d’Afghanistan, l’Iran et les États-Unis maintinrent des contacts de haut niveau et le nouvel exécutif iranien fit du rétablissement des relations diplomatiques avec les États-Unis un objectif déclaré. Or, le Président George W. Bush allait déclarer le 29 janvier 2002 que l’Iran faisait partie intégrante de l’« axe du mal », bloquant de la sorte toute négociation possible avec Téhéran.
L’option américaine privait la coalition modérée, déjà en difficulté, de marge de manœuvre et elle renforçait l’aile conservatrice qui avait toujours soutenu l’impossibilité d’un accord avec les États-Unis ainsi que la nécessité de miser sur le mécontentement des masses arabes. Le gouvernement d’Ahmadinejâd (2005-2013) allait logiquement relancer l’alliance avec le Hezbollah et le Hamas, redéfinir la politique de pénétration culturelle dans le monde arabe, augmenter les dépenses militaires et mettre en exergue le programme nucléaire civil.
L’option militaire israélienne
L’actuelle géopolitique israélienne part d’un axiome : dès lors que l’un ou l’autre des pays du Moyen-Orient se sera doté de l’arme nucléaire, il y aura menace pour la sécurité de l’État hébreu et déstabilisation du cadre régional.
C’est la raison pour laquelle les derniers gouvernements israéliens ont tous envisagé à plusieurs reprises d’attaquer les sites nucléaires iraniens, comme cela s’était produit en 1981 en Irak et en 2007 en Syrie. Mais aujourd’hui la situation est différente, car l’Iran a des capacités de défense supérieures à celles de l’Irak d’il y a trente ans et de la Syrie d’il y a quatre ans.
Et en cas de conflit prolongé, Téhéran pourrait compter sur le soutien probable, quoique indirect, de la Turquie et surtout de celui de la Russie et de la Chine qui ont souligné à plusieurs reprises l’importance de leurs intérêts en République islamique.
Et puis il faut prendre en compte un éventuel désaccord des États-Unis avec semblable initiative d’Israël.
Plusieurs facteurs allant dans le sens d’un scepticisme américain. Même si les Israéliens possèdent la technologie qu’exige une attaque contre les sites iraniens, l’opération ne serait pas facile. Les cibles importantes sont au moins au nombre de trois : le site d’enrichissement d’Ispahan où l’uranium brut est converti en hexafluorure d’uranium ; celui de Natanz qui compte désormais 8 300 centrifugeuses ; Arâk où un réacteur de plutonium est en construction et devenu opérationnel depuis 2012. Outre qu’il existe une série de sites mineurs, comme celui de Qom, qui ne sont pas pour le moment encore bien localisés. Plus généralement : l’opération irait au-delà du raid limité dans le temps. Elle pourrait en fin de compte déboucher sur une compression, mais pas sur le démantèlement de l’industrie nucléaire iranienne, le coût politique de l’aventure ayant dès lors été supérieur aux bénéfices retirés.
Israël, s’il voulait frapper l’Iran, risquerait de violer l’espace aérien de trois pays qui éprouvent peu d’inclination pour Jérusalem. Si les Israéliens opèrent par le Nord, ils devront passer la frontière Syrie-Turquie, ce dernier pays OTAN étant désormais en état de rupture avec Israël. Une autre option prévoit l’implication de la Jordanie et de l’Irak dont l’espace aérien est de toute façon contrôlé par les États-Unis.
La route méridionale, enfin, équivaudrait à la traversée de l’espace aérien de la Jordanie, de l’Arabie saoudite et du Koweït. Dans tous les cas de figure, il faudrait couvrir un rayon de plus de 1 750 km et utiliser des avions-citernes mis en orbite dans l’espace aérien international. D’un point de vue strictement militaire, il ne s’agit pas là de conditions optimales puisque la vitesse des pilotes israéliens s’en trouverait réduite, d’autant que les temps d’exposition à la défense aérienne de l’Iran augmenteraient.
L’opération, pour être plus efficace, devrait se fonder sur l’effet de surprise, mais plusieurs circonstances sont susceptibles de réduire cet effet et d’alerter les Iraniens comme d’autres pays éventuellement impliqués. Complication supplémentaire : les Israéliens devraient renforcer leurs moyens de défense à la frontière nord et y déplacer des contingents militaires.
Enfin, il faut considérer la possibilité d’une guerre asymétrique tout le long des frontières israéliennes avec le Hezbollah et le Hamas ou même sur le territoire de l’État hébreu. Israël peut naturellement décider de frapper aussi les bases de ces formations à Gaza et au Liban, produisant ainsi les conditions d’un véritable conflit régional aux développements imprévisibles.
Pour les États-Unis aussi les conséquences seraient négatives, puisqu’ils risqueraient d’être impliqués à terme sur un nouveau théâtre d’opérations avec des résultats incertains. Et puis il y aurait les suites logiques de cette démarche : hausse prévisible, immédiate et brutale, du prix du pétrole liée au transport dans le golfe Persique, attaques conventionnelles et non conventionnelles ; aggravation du terrorisme islamique au niveau international ; renforcement probable du régime iranien, comme cela avait été le cas pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988) ; et paradoxalement l’accélération définitive du programme nucléaire de Téhéran.
Conclusion
Il est dommage que l’Administration Obama ne se soit que peu écartée du sillage de ses prédécesseurs, quelques critiques très générales de l’action menée par Israël. Aujourd’hui, par contre, l’Iran, nonobstant sa progressive radicalisation, est moins isolé qu’il y a dix ans du fait même des initiatives occidentales et israéliennes qui se sont succédées ces dernières années souvent pour endiguer ses politiques.
Mais le Moyen-Orient est resté une des régions du monde hautement militarisées. Il est difficile de penser que les États-Unis puissent continuer à ne pas reconnaître l’Iran en tant qu’interlocuteur avec ses propres et légitimes exigences de sécurité et qu’Israël prétende longtemps à la fois vouloir maintenir la disparité stratégique 200 têtes nucléaires avec ses voisins et poursuivre la paix.
D’autant que la modernisation de la région, dans ces conditions, s’en trouvera empêchée et que le fondamentalisme risque d’être l’unique opposition possible pour des générations entières de jeunes. Alors que les projections démographiques les plus prudentes sur les 25 ans à venir assignent aux pays de la région une croissance de 30 à 70 %.
Dr Boubacar FALL
Psychosociologue
Analyste des Relations Internationales et géostratégique