Lors de discours à la Nation, à la veille de la 64ème fête de l’indépendance du Sénégal, le président nouvellement élu, Bassirou Diomaye Diakhar Faye, a annoncé la nécessité d’amorcer des réformes pour une meilleure déclinaison du processus électoral. Parmi celles-ci, on relève la création d’une Commission électorale nationale indépendante (CENI) en remplacement de l’actuelle CENA (Commission électorale nationale autonome). Interpellés sur la question, les experts électoraux Djibril Gningue, Valdiodio Ndiaye et Frédérik Kwady Ndecky se disent convaincus de la nécessité d’améliorer le système électoral sénégalais, eu égard aux malheureux soubresauts vécus dernièrement. Néanmoins, leurs avis ne sont pas unanimes sur la création, les modalités et l’appellation d’une telle structure, chargée de piloter le processus électoral.
VALDIODIO NDIAYE, EXPERT ELECTORAL
« Il faut se projeter sur une modernité et essayer de voir et créer une Haute autorité électorale ou bien une Délégation générale aux élections ».
« Je crois qu’il faut bien analyser la proposition et se projeter dans une perspective de modernisation du système électoral. A ce niveau, je ne suis pas très favorable en termes d’appréciation sur la réforme notamment sur le terme CENI, parce que le terme CENI renvoie aux conférences nationales et tout ça. Je crois qu’il faut se projeter sur une modernité et essayer de voir et créer une haute autorité électorale ou bien une délégation générale aux élections.
Cela me semble plus indiqué en termes de modernité sur la forme. Maintenant sur le fond, il faut faudrait vraiment réfléchir en profondeur sur la question. C’est-à-dire d’abord comment gérer le fichier électoral. Est-ce que ce sera sous la responsabilité de la nouvelle entité ? Comment redéfinir la relation de cette entité-là avec les services déconcentrés parce qu’on ne peut pas faire une élection en ignorant totalement l’administration déconcentrée. Peut-être faudrait-il envisager d’utiliser cette administration-là du point de vue opérationnelle en enlevant les prérogatives qui sont actuellement les siennes en matière électorale pour peut-être les ramener à cette structure qui sera créée. Et également faudrait-il travailler sur le mode de désignation des membres qui vont la constituer, mais aussi la rendre directement responsable pour assumation totale de l’indépendance de ceux-ci. Devant l’Assemblée nationale, ils devraient redéfinir leur programme d’action, leur planification et le défendre devant cette même Assemblée qui va l’adopter. Ce qui fait que ça le donnerait une totale autonomie budgétaire en termes de matérialisation de la politique électorale…C’est une reforme. Mais n’oublions pas que le système électoral sénégalais est suffisamment éprouvé et découle de plusieurs années de reformes. On a des compétences extrêmement pointues sur la question. Donc, je crois que ce sont des reformes qui devraient apporter un certain nombre de recadrages. Mais il est de mise en cohérence des actions pour permettre une plus indépendance de la structure hors toute influence politique et autre. Alors, les axes qu’il faut retenir sur ça, c’est une indépendance totale, une responsabilisation devant le parlement et enfin un mode de désignation inclusif, équidistant et responsable ».
FREDERIC KWADY NDECKY, EXPERT ELECTORAL
« Une CENI est-elle forcément la bonne recette au Sénégal ? »
« Sur cette question, je serai moins tranché. Je ne suis pas sûr de comprendre le changement que le président entend apporter avec une telle substitution. Ce dont je suis convaincu, c’est que nous devons travailler à améliorer notre système électoral. Cela est d’autant plus nécessaire qu’il faut absolument éviter que ce pays ne revive des tensions préélectorales, parfois très violentes, comme lors de la présidentielle de mars dernier, ainsi que les distorsions du processus que nous avons vécues lors des élections locales et législatives de 2022. Pour autant, une CENI est-elle forcément la bonne recette au Sénégal ? C’est possible! J’évite cependant d’être péremptoire, compte tenu de l’état actuel des choses. J’attends d’en savoir un peu plus sur le contenu de la réforme annoncée par le Président. J’ai suivi des processus électoraux dans un certain nombre de pays avec des CENI qui, comparées à la CENA du Sénégal, ne m’ont pas donné l’impression d’être plus efficaces. C’est avec cette CENA que l’on a eu les deux dernières alternances pacifiques en 2019 et 2024. C’est avec elle que l’on vient de voir arriver au pouvoir un candidat de l’opposition, dès le premier tour. En revanche, un pays comme la RDC sort d’élections chaotiques, en décembre 2023, avec une CENI qui a montré d’énormes faiblesses. C’est la CENI du Burkina Faso qui a empêché plus de 10 % des circonscriptions électorales de voter aux élections de novembre 2020. C’est la CENI qui organise l’élection présidentielle de 2020 en Guinée, avec une réélection douteuse pour un troisième mandat d’Alpha Condé-on sait la suite. Il existe de nombreux exemples… En définitive, si je trouve pertinent d’améliorer le système électoral, je ne pense pas qu’il soit nécessaire que cela conduise à une refonte totale ou au remplacement de l’actuelle CENA par une CENI ».
DJIBRIL GNINGUE DE LA PACTE, EXPERT ELECTORAL
«La pertinence du remplacement de la CENA par une CENI est liée aux événements que nous avons vécus ces trois dernières années »
« La pertinence du remplacement de la CENA par une CENI est liée aux événements que nous avons vécus ces trois dernières années, plus précisément depuis que les élections locales ont montré les limites et les faiblesses du modèle institutionnel de notre système électoral en général et de la CENA en particulier malgré les pouvoirs très étendus que lui accorde le Code électoral. Elle a toujours eu du mal à se dégager de la tutelle du ministère de l’Intérieur et de la Direction générale des élections (DGE) pour exercer pleinement son autonomie.
C’est pourquoi il me semble tout à fait nécessaire et indispensable de remédier à cette situation par la création d’une commission électorale indépendante en lieu et place de la CENA sur le modèle d’une haute autorité chargée exclusivement de l’organisation des élections en rapport avec le ministère des Affaires étrangères, le ministère des Forces armées et le ministère de l’Intérieur … Je pense que ces réformes seront, comme indiqué par le Président Bassirou Diomaye Faye lui-même, au menu des concertations qu’il ne tardera certainement pas à convoquer. A cette occasion, au nom de la société civile travaillant sur les questions électorales comme nous l’avons toujours fait, nous y ferons part des mesures qui nous semblent les plus appropriées pour moderniser et renforcer notre système électoral, aussi bien à propos de l’inscription sur les listes électorales que sur le remplacement de la CENA par une CENI et la rationalisation des partis politiques ».