Nous proclamons à la face du monde que notre société est communautaire. Pourtant dans les faits l’individu et l’individualisme se sont tellement renforcés qu’ils sapent les fondements même de la famille, des organisations, la cohésion des activités, les structures religieuses, etc.
L’individualisme est tellement ancré qu’il devient une gageure de voir deux Sénégalais rassemblés en équipe dans la durée. Le duo Pape et Cheikh est une exception.
Nous n’avons pas la culture d’être en équipe et du travail en équipe.
Nous comprenons mal que l’unité autour d’une action est non seulement le meilleur moyen de la réussir mais également le cadre le plus approprié pour l’épanouissement de chaque individu qui la compose.
Nous pensons toujours que dans une équipe, c’est l’autre qui en tire le plus profit. L’égoïsme et l’égo démesuré de chacun finissent toujours par faire voler en éclat les tentatives de conjuguer les efforts et les talents dans une équipe.
La leçon des écoles de football au Sénégal nous apprend que l’éducation, toujours l’éducation, est encore la base pour inculquer à la société la culture d’équipe et la faire progresser.
L’armée aussi, à Dakar Bango, inculque aux gobis dès leur arrivée et pendant toute la période d’initiation la culture d’équipe: un pour tous, tous pour un. C’est la condition de survie des soldats au combat.
L’individu est à la base du désordre et de l’indiscipline que nous ne cessons de déplorer.
Il y a cette propension à contourner les queues, dépasser tout le monde et venir devant, s’y imposer en toute arrogance, oubliant les prescriptions religieuses comme les valeurs cardinales laissées par les parents.
Le crachat que l’on fait ostensiblement dans la rue alors que dans sa maison on irait dans les toilettes.
Les hommes qui font pipi sur les murs pensant que donner le dos aux passants suffit à cacher leur mépris à la communauté.
L’individualisme a atteint un tel point dans la société qu’il devient difficile de porter une appréciation sur une personne dans un groupe. En effet l’orque vous dites à Mamadou qu’il a une belle chemise, Malick pense immédiatement que vous lui avez dit que sa chemise est laide. Lorsque vous félicitez Pierre de son intelligence, Seydou voit rouge et pense que vous lui dites qu’il est idiot.
L’individualisme a fini par gangréner notre société, la pourrir, la conduire sur la voie de l’implosion.
L’argent, les biens matériels, le foncier, sont devenus le ferment du développement irrésistible de l’individu.
Leur accaparement est l’expression de cette métamorphose des personnes en individus cupides, avides de biens et d’argent, qui marchent arrogamment sur les valeurs et les communautés pour faire main basse sur tout à leur profit personnel.
Cela se passe dans les familles où le kersa a fini par étouffer assez souvent le scandale d‘un frère qui s’approprie les biens de la famille à son compte personnel, d’un oncle qui détourne l’argent envoyé à la famille par le neveu qui s’échine durement dans la diaspora.
Dès qu’une personne est promue à une responsabilité, elle se métamorphose. Elle change de numéro de téléphone, arbore un air hautain et dédaigneux. Elle montre à toute sa communauté qu’elle est désormais une autre personne distante, dont la dignité n’est plus comparable à celle des siens, elle est désormais une personne supérieure. Elle peut alors se servir des ressources qui lui sont confiées pour ses besoins personnels et pour son apparat.
L’individu sans le contrepoids de la culture de la citoyenneté est un poison qui immole la société à l’autel de ses propres intérêts et de la corruption.
La corruption irrigue tous les maillons de la société, des larcins au sein des familles, aux tracasseries dans la rue, aux harcèlements dans les services jusqu’aux gros détournements de deniers publics des autorités.
L’individu a émietté les confréries en sous confréries quelques fois antagoniques. Il a désagrégé les partis politiques en groupuscules. Il a fait imploser les prestigieux orchestres.
Nous avons mis la charrue avant les bœufs !
Éduquer et former demeurent les bases d’une transformation saine de la société. L’avoir ignoré, nous a conduit à cette situation où l’émergence de l’individu, salutaire sous certains cieux, est chez nous le ferment de l’implosion sociale et la preuve accablante de la perte de nos valeurs cardinales de culture.
Nous sommes condamnés à refonder notre système éducatif et de formation pour bâtir le nouveau citoyen qui inclut sont projet de développement individuel dans le projet collectif de sa communauté, de sa société et de son peuple.
L‘ère du puissant individu qui marche arrogamment sur la famille, la communauté et le peuple doit s’achever pour céder la place à l’ère des citoyens qui, la main dans la main, pensent collectifs et agissent en équipe pour le bien de la collectivité pour ainsi atteindre le bien-être de chacun.
Dakar, jeudi 11 mai 2023
Prof Mary Teuw Niane