Donner le sein, sauver des vies (3). Avec l’avancée de l’emploi des femmes, la pratique de l’allaitement maternel exclusif a tendance à diminuer, surtout en milieu urbain.
Ventre arrondi sous sa longue robe verte, Aïssatou, 24 ans, entre dans la salle de consultation gynécologique du poste de santé de Grand Médine, un quartier populaire de Dakar. Les vérifications de routine effectuées, Ramatoulaye Diouf Samb, la sage-femme principale, demande à la jeune mère si elle a entendu parler de l’allaitement maternel exclusif, sans eau, durant les six premiers mois du nourrisson. « Je l’ai pratiqué avec mon premier enfant car je l’emmenais sur mon lieu de travail. Il est maintenant en très bonne santé. J’espère pouvoir faire de même avec mon second, si mon employeur actuel me le permet », répond Aïssatou, qui travaille comme domestique.
Au Sénégal, où six enfants sur dix souffrent d’anémie et où un tiers des décès néonataux sont liés à une sous-alimentation, 99 % des femmes allaitent leurs bébés, mais seulement 42 % sans ajout d’eau, comme le recommande l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Responsable de la division nutrition et alimentation du ministère de la santé, la docteure Maty Diagne Camara se bat pour changer les pratiques et rappelle combien « l’allaitement maternel exclusif assure un bon départ de croissance de l’enfant ».
Les bienfaits du lait maternel sont multiples pour la mère, qui expulse rapidement le placenta, jouit d’une contraception naturelle pendant six mois et voit se réduire les risques de cancer de l’utérus. Pour l’enfant, ce lait contient des nutriments faciles à digérer et l’aide à lutter contre les maladies infectieuses et respiratoires. Mais si ce discours passe bien, il se heurte aux modes de vie. « Avec l’avancée de l’emploi des femmes, la pratique de l’allaitement maternel exclusif a tendance à diminuer, surtout en milieu urbain », note Maty Diagne Camara.
L’eau fragilise le système intestinal
Dans son poste de santé de Grand Médine, vêtue de sa blouse rose à rayures et masque sur le nez, Ramatoulaye Diouf Samb tente de sensibiliser un maximum de mères. « J’ai eu un déclic en voyant une grand-mère donner de la bouillie à un bébé de 2 mois pendant que la maman était au travail », se souvient avec dépit la sage-femme, qui rappelle que donner de l’eau ou de la bouillie fragilise le système intestinal du nourrisson.
Elle propose aux femmes qui exercent une activité professionnelle d’emmener leur enfant sur leur lieu de travail, enroulé dans le dos. C’est la plupart du temps déjà une habitude pour celles qui travaillent dans l’informel ou dans les milieux ruraux. « Les ménagères et les petites commerçantes y sont d’ailleurs obligées, car elles n’ont souvent personne pour garder leur enfant », remarque Ramatoulaye Diouf Samb. En revanche, cette option est plus compliquée à mettre en œuvre quand les femmes ont un emploi formel.
Cécile Constantine Time, mère de quatre enfants, a réussi à emmener les deux derniers à son bureau pour les allaiter durant les six premiers mois. « J’ai demandé à mon employeur d’aménager un coin pour l’allaitement. Le bébé était soit dans son berceau, soit sur mon dos, même pendant les réunions avec les collègues », sourit-elle, la tête remplie de bons souvenirs. Si tout s’est bien passé côté employeur, c’est à la maison que les choses se sont compliquées : « Ma belle-mère a mal pris que j’emmène mes enfants au travail »… jusqu’à ce qu’elle constate d’elle-même que les bébés avaient une meilleure croissance, moins de diarrhées et de vomissements que les deux aînés, avec qui Cécile n’a pas pu pratiquer l’allaitement maternel exclusif.
La jeune femme regrette que la loi ne soit pas plus contraignante sur l’aménagement d’un espace dans l’entreprise ou la possibilité de venir au travail avec une nourrice. Selon le code du travail, les mères ont droit à huit semaines de congé maternité après l’accouchement. Celles qui allaitent peuvent aussi poser une heure de repos par jour, payée comme heure de travail effectif. « Les textes sont là, mais la difficulté vient de leur applicabilité », analyse l’anthropologue Sokhna Boye, autrice d’une thèse sur l’allaitement maternel au Sénégal.
Sensibiliser l’entourage des mères
Mère de trois enfants, Rhokaya Bâ a essayé de tous les allaiter exclusivement. « Mais c’était très difficile d’allier emploi et allaitement, car l’heure quotidienne pour tirer mon lait n’était pas suffisante », estime-t-elle. Face à cette contrainte de temps, ce sont sa belle-mère et d’autres femmes de sa famille qui étaient chargées de nourrir ses enfants, grâce aux biberons de lait maternel qu’elle laissait le matin dans le frigo. « A partir de leur 5e mois, j’ai su qu’ils avaient mangé de la bouillie et bu de l’eau quand je n’étais pas là », regrette, déçue, cette employée d’un centre d’appels.
Une situation qui n’étonne pas Sokhna Boye : « Les normes institutionnelles qui poussent à l’allaitement maternel exclusif ne correspondent pas, voire sont contradictoires avec les normes sociales et culturelles. Il est même mal vu de ne pas donner d’eau à son nourrisson, surtout quand il fait chaud », explique-t-elle.
L’enjeu n’est donc pas seulement de sensibiliser les mères, mais aussi les belles-mères, les tantes et toutes les femmes de l’entourage. « Ce sont elles qui gardent l’enfant quand la mère va travailler, elles doivent donc connaître et respecter les consignes pour donner le lait maternel tiré puis réchauffé après avoir été gardé au frais », détaille Ramatoulaye Diouf Samb. La sage-femme de Grand Médine s’appuie, elle, sur les marraines de quartier pour combattre les obstacles socioculturels. Une bataille de tous les jours, pas encore gagnée, mais en bonne voie.