Il faut se lever chaque jour aux aurores pour marcher vers l’incertitude. L’inconnu. C’est le quotidien des travailleurs journaliers, qui écrivent leur destin au jour le jour. Le manque de travail contraint beaucoup à braver la fraîcheur et les dangers de l’insécurité, dans la banlieue, pour rejoindre les centres industriels. Du fait des quelques recrutements matinaux qui s’y font quotidiennement, notamment au Port autonome de Dakar et dans certaines usines.
«Dakar ne dort pas», ont l’habitude de dire certains. Cette assertion colle au centre-ville. Jamais tôt pour aller au travail, jamais tard pour descendre. En ce samedi, l’aube n’a pas encore réussi à déchirer le manteau noir de la nuit, qui enveloppe Dakar et ses quartiers. Mais, le «goorgoorlu», dopé par la force de l’espoir et la quête effrénée du pain quotidien, est déjà dans les rues.
Au Mole 4 du Port autonome de Dakar, situé au pont de la Sonacos, des femmes alimentent les premiers ouvriers de la journée.
Un homme se pointe. Une tasse de café à la main, qu’il sirote pour calmer la fraîcheur matinale et le vent frais venu de l’océan. Zaib Bâ, comme il se présente, est gérant d’une agence de sécurité dont il préfère taire le nom. Mais prompt à parler. «Le gardiennage reste le métier le plus accessible dans le coin», dit-il. Barbe de graine, teint noir, avec son 1 mètre 60 environ qu’il moule dans un pantalon et t-shirt blancs, l’homme donne l’air de quelqu’un qui connait et fréquente cet endroit du Port autonome de Dakar depuis des années. Le temps d’une gorgée, il enchaîne : «Notre société de gardiennage paie la mensualité à 60, 70 mille francs Cfa…» Venu faire un dernier contrôle des postes de garde, pour ce «patron», tous les moyens sont bons pour convaincre les potentiels clients qui se présenteront à lui. Quitte à dénigrer ses collègues ! «Il y a des gens qui embauchent juste à côté», montrant un bâtiment par le doigt qu’il accompagne avec le regard. «Mais, poursuit-il, ce sont des… qui sont là-bas et souvent ils ne sont pas prompts à prendre des étrangers.»
Brusquement, son ami nous rejoint. Sac au dos, il est venu appuyer son «patron». «Moi, je travaillais à l’intérieur du port. Mais on nous a chassés de là-bas avec des amis. Les Turcs sont très compliqués et aiment exploiter les travailleurs, avec la complicité d’autres Sénégalais. Depuis lors, je suis ici», argue-t-il, avant de prendre, avec Zaib, la direction de l’entrée du Mole 4.
«Je quitte chez moi à 5h du matin»
Dans son élan de lutte contre le chômage et pour les besoins de désengorgement du Port de Dakar, la Direction générale a recruté récemment «2000 jeunes manutentionnaires». Ces recrutements sont visiblement passés inaperçus, une goutte d’eau dans la mer. En effet, à l’embauche du Syndicat des auxiliaires de transports du Sénégal, située en face du pont, à quelques centaines de mètres de l’entreprise Patisen, le lieu refuse du monde. Des centaines d’hommes ont bravé froid et insécurité de la banlieue pour rejoindre cet endroit connu des dockers. Juste à l’entrée, un petit groupe de dockers vétérans palabrent, sous le regard désintéressé d’un jeune homme qui profite de ce «rendez-vous» pour écouler son café-Touba. Assis à même le mur de béton qui sépare la route et la porte de la cour, il «n’a pas même le temps de répondre à notre sollicitation». Les tasses de café s’arrachant comme de petits pains. Certains pour assouvir une envie, d’autres pour atténuer le froid et réveiller les organes. A l’intérieur, une vaste cour accueille les dockers. Les uns plus rassurés et valides que les autres. Mais tous animés par une seule et unique ambition : trouver un travail. N’importe lequel. «Il n’y a de travail fixe ici. On touche à tout. Aujourd’hui, on est sur les quais à ouvrir des cales, demain on peut se retrouver à décharger des cargaisons de poissons ou des conteneurs», déclare Abdoulaye Ndiaye. Natif de Kaolack, il quitte Malika pour venir au port. Et avant 7h, l’idéal. «Je suis ici depuis pas moins de quatre mois», renseigne-t-il, tout hésitant. Mais chaque jour, poursuit-il, malgré l’insécurité dans la banlieue, je sors de chez moi à 5h, pour arriver ici à 6h-6h 30mn. Sinon je ne travaille pas. Aujourd’hui, je suis arrivé un peu en retard et je n’ai pas encore reçu de ticket.»
Dans cette foule, un homme se démarque, Amath Sow. Tout le monde l’appelle et se rapproche de lui. Ceux qui n’ont pas eu l’occasion de se rapprocher de lui, se dirigent désespérément vers le guichet. Pourquoi est-il si sollicité ? «Il donne des tickets. Cela vous permettra d’entrer dans le port et de connaître l’endroit où vous allez travailler», renseigne Abdoulaye, l’air pressé de rejoindre son ami. «Les enregistrements se font au niveau du Syndicat des auxiliaires des transporteurs du Sénégal. Ici (au guichet de l’embauche), on indique juste l’endroit où le travail est disponible», ajoute Mass Ndiaye, un habitué de la place, le chapelet à la main, écharpe autour du cou. Soudain, une voix retentit : «Numéros 550, 165, 70…» La distribution du travail disponible à travers les numéros vient, en effet, de commencer. «Quand la voix retentit, la personne concernée répond, elle s’approche du guichet pour connaître son lieu de travail.» Après cette annonce, tout le monde se presse, parfois certains courent pour quitter la cour et rejoindre leur lieu de travail.
Un salaire journalier de 3500 francs Cfa
Existe-t-il du travail dans ce pays ? C’est la question que beaucoup se posent ? Surtout quand on voit le nombre de personnes qui envahissent chaque jour les usines à la recherche d’un travail journalier ou dans l’espoir de signer un contrat. Devant la minuscule porte de l’usine de fabrication de Chips, où est scotché un vieil homme en guise de vigile, Mohamed vient d’arriver. Il a quitté la Patte d’Oie à l’aube et rallié la zone industrielle de Colobane, s’échinant à trouver un job. «C’est difficile de faire chaque jour le tour des usines et entreprises pour chercher du travail.
Ici, si tu n’es pas connu ou si la femme (celle qui fait l’appel) ne te connait pas, tu as moins de chances d’être pris», affirme-t-il timidement. A côté de lui, trois autres hommes attendent stoïquement leur «tour». Surtout dans l’incertitude et la fragilité. «C’est mieux de venir le week-end, vendredi, samedi ou dimanche. Durant ces jours, il y a moins d’ouvriers», explique l’un deux, teint clair, taille moyenne.
Sac au dos, protège tête et masque sur le visage, Mohamed ne rate pas le moindre geste ou agissement de la femme stationnée juste à l’entrée du bâtiment principal. «On peut dire que c’est elle qui embauche. Il faut venir très tôt le matin pour espérer avoir un travail ou faire partie de ceux qui pourraient être embauchés. Parce que l’appel se fait à 7h. Donc si tu viens après cette heure, personne ne va te regarder», souffle un autre sous les grondements des moteurs.
Tout le monde n’a pas le temps d’attendre d’être appelé ou certains ont eu la chance d’être régulièrement pris dans l’entreprise pendant la semaine ou le mois. «Ceux et celles qui foncent tout droit à l’intérieur sans même saluer, parfois pour certains, travaillent régulièrement dans l’entreprise», explique Mohamed. Dans la cour rétrécie par les installations de machines et de casiers de toutes sortes, un «cerbère» déambule à pas de tortue, scrute les différents visages et contrôle les moindres gestes et comportements des ouvriers. Parallèlement, des femmes filent et défilent transportant de gros sachets de chips d’un bâtiment à un autre. Dans cette usine, rien ne s’arrête. Personne aussi. Avant l’heure de la pause, dans la mi-journée.