En Mauritanie, le lagocephalus est désigné comme un poisson dangereux pour la consommation humaine. Le risque de toxicité serait élevé si on en croit le communiqué du ministère mauritanien de la Pêche. Puisque cette espèce de poisson est bien présente dans les eaux sous juridiction sénégalaise et dans les différents segments économiques de nos débarquements, le site Lesoleil.sn a décidé de mener son enquête.
Au marché de poisson de Soumbédioune, en cette fin de matinée du lundi 1er novembre, les clients cherchent à s’approvisionner. Les étales sont à perte de vue. L’offre est aussi diverse que variée. Toutes sortes de poissons sont commercialisés devant des clients qui se relaient. Par contre, les étales qui présentent la “lotte” trouvent peu ou point d’acheteurs. “J’étais une grande amatrice de lotte mais ces temps-ci je l’évite car elle est toxique”, note Mamy Lô, venue se ravitailler en poissons.
Elle fait partie de ces femmes qui utilisent la “lotte” dans leur cuisine car sa chair tendre et douce régale bien des familles. “En plus, elle n’était pas chère”, lâche-t-elle avant de regretter “d’apprendre que le poisson ne devrait pas être consommé par les humains”.
Cette information, Mamy l’a sue d’un groupe Whatsapp de femmes. Une des membres a partagé l’alerte et sans débat, elles ont décidé de retirer la lotte de leur panier de ménagère.
Cette psychose est venue d’une note du ministère mauritanien de la pêche datant du 20 octobre 2022 qui indique que “Il nous a été donné de constater, ces derniers temps, des débarquements importants sur la côte mauritanienne, particulièrement au niveau de la plage des pêcheurs de Nouakchott, de l’espèce de poisson dénommée « Lagocephalus». Toutes les études ont démontré la toxicité de cette espèce dangereuse pour la consommation humaine”. Prétextant ce fait, le ministère a rappelé l’interdiction de pêcher, de mettre sur le marché, de commercialiser, de traiter et de consommer cette espèce, conformément à l’arrêté n°2860/MPEM/MCAT/MSAS/SEPME du 16 novembre 2006 régissant le contrôle officiel des produits de la pêche notamment en son annexe III.
Lever l’équivoque entre lagocephalus et lotte
Le lagocephalus ou encore compère lisse est une espèce de poisson de la famille des Tetraodontidae qui qualifie les poissons dits poissons-globes ou poissons ballons en français, globe Fish, balloon Fish, blow Fish (poisson qui souffle), swell Fish (poisson qui gonfle) et puffer Fish (poisson gonflé) en anglais, fugu ou « takifugu » au Japon ou “Boun Fokki” en Wolof.
“Le lagocephalus est loin d’être la lotte”, souligne Mamadou Abibou Diagne, docteur en Productions et Biotechnologies Animales/Spécialité Bio-toxicologie Marine. Il a consacré une thèse de doctorat au lagocephalus. Une synthèse a été faite et présentée sous forme d’étude sur le lagocephalus dans la revue Afrique science. “La vraie lotte est un poisson démersal profond, encore appelé baudroie (Lophius piscatorius ou Lophiodes kempi)”, précise-t-il.
Vraie lotte Lagocephalus
Ci-dessous en image la différence entre la vraie lotte et le lagocephalus (Source Diagne/2017)
“Les compères lisses appelés localement « boune fokki », ayant subi un traitement post-capture, c’est-à-dire étêtés, dépecés et éviscérés, peuvent être commercialisés sous une fausse appellation (« filet de lotte »)”, note Dr Diagne, interrogé par Lesoleil.sn.
Vraie lotte dépecée Lagocephalus dépecé
Ces deux représentations montrent les chairs des deux types de poissons.
Nous avons montré ces deux types de poissons au marché de poissons mais les réponses sont pareilles: le lagocephalus est la lotte.
“C’est ce poisson qui est la lotte. Je l’achète depuis plus de 10 ans, il ne peut y avoir deux façons de lotte” est convaincue Maïmouna, ménagère. Ainsi, les compères lisses sont faussement appelées lotte.
Quelques différences significatives entre la vraie lotte et le lagocephalus
“La baudroie ou vraie lotte, avec ses nombreuses dents, la forme aplatie de sa bouche et ses excroissances cutanées, diffère significativement des poissons de la famille des Tetraodontidae dont la queue, coupée, peut parfois prêter à confusion pour un non spécialiste. Toutefois, un bon diagnostic d’identification sur la base de connaissances morphologiques et organoleptiques maîtrisées permet de distinguer clairement la queue plus effilée et le corps plus trapu de la vraie lotte”, détaille Dr Mamadou Diagne.
Pourquoi le lagocephalus est de plus en plus prisé ?
Cette confusion entre Lotte et Lagocephalus découle de la forte présence de cette dernière sur le marché. “La vraie lotte est très chère, donc nous nous sommes rabattus sur cet espèce que nous appelons simplement Lotte”, confie Maty, vendeuse de poisson. Elle semble faire la part des choses et reconnaît la différence entre les deux poissons.
En effet, donc sa thèse de doctorat, Dr Diagne souligne que ce regain de la consommation de cet espèce s’explique principalement par la raréfaction des poissons dits « nobles » que regorgeaient encore les eaux sénégalaises, jusque dans les années 1980.
“ Ainsi, des poissons jadis redoutés pour leur toxicité potentielle comme les Tetraodontidae, méconnus, fades ou peu apprêtés par les populations locales, mais, de plus en plus disponibles, sont arrivés à s’imposer au mépris de toutes ces limites sus évoquées. Une fois capturés, ils sont généralement soumis à plusieurs utilisations (dépecés, éviscérés et étêtés)”, note-t-il.
Le lagocephalus est présent aussi bien en poisson frais qu’en poisson séché (Guedj).
Le produit est très présent dans nos vies. Sous forme de poisson séché, fermenté et salé, il est utilisé dans la cuisine de tous les jours. Ce qu’il faut souligner c’est que “les conditions générales de commercialisation post- capture sur le marché intérieur des poissons, notamment, le Lagocephalus laevigatus, ne respectent pas les normes d’hygiène et de qualité, en général ; d’où, un risque de perte des propriétés nutritionnelles recherchées, mais aussi, de développement de microorganismes et substances toxiques potentiellement dangereuses, voire, mortelles pour l’homme”, précise Dr Diagne.
Le Lagocephalus est-il réellement toxique comme l’affirme le ministère de la pêche mauritanien?
“Oui, il existe une certaine toxicité”, entame le Dr Diagne, expert en biotechnologie marine. “La toxicité est liée à la présence dans certains tissus du poisson-Lagocephalus, d’une substance très Toxique dénommée – Tétrodotoxine (TTX). Donc, nous pouvons comprendre que cette espèce soit incriminée dans des cas d’accidents alimentaires graves et/ou mortels à la suite de sa consommation”, précise-t-il.
D’ailleurs, la Mauritanie n’est pas le seul pays à prendre une décision radicale à propos du lagocephalus.
Au Japon, pour des raisons de sécurité, les empereurs et les Samouraïs ne peuvent en manger. Dans ce pays, seuls les cuisiniers disposant d’une licence accordée par l’État sont autorisés à préparer ce plat considéré comme très raffiné, alors que seuls 30 % des candidats obtiennent leur examen. Pour en retirer la toxine, il leur faut enlever notamment la peau, le foie, les intestins et les gonades.
Pour la période allant de 1974 à 1983, un total de 646 cas d’empoisonnement a été rapporté au Japon, avec 179 morts. Il est rapporté qu’au japon 200 cas par an avec une mortalité approchant 50 %. L’empoisonnement est un problème ininterrompu au Japon. La plupart des cas remontent à des préparations domestiques, et non commerciales, du Tétrodon. Aux USA, l’importation de cette espèce est bien réglementée de même que dans l’espace de l’Union européenne.
Que dit la législation sénégalaise?
Au Sénégal, deux décrets existent pour encadrer les contours du lagocephalus. Le décret n° 59 – 104 du 16 mai 1959 réglementant la fabrication, le conditionnement et le contrôle des conserves stérilisées de poisson et autres animaux marins stipule en son Article 4 que : “En raison du caractère de toxicité que peut présenter la chair des poissons appartenant à la famille des Tetraodontidés, la conservation de ces poissons, sous quelque forme que ce soit, est interdite”.
Par ailleurs, le décret n° 69 – 132 du 19 février 1969 relatif au contrôle des produits de la pêche stipule en son Article 13 que : “Toutes les espèces de poissons osseux et cartilagineux à l’exception de celles appartenant à la famille des Tétraodontidés, peuvent être utilisées comme matière première de fabrication des semi-conserves…”
Malgré, l’existence de ces dispositions réglementaires, les populations, faisant face à un besoin croissant en protéines animales, ont développé de nouveaux comportements alimentaires, par la recherche et la consommation d’espèces, autrefois, jugées repoussantes, non ou très peu appréciées sinon considérées comme des déchets de captures destinés à la poubelle.
La toxicité du lagocephalus ne concerne pas la chaire
“Toutes les études ont montré que la chaire n’est pas toxique, seuls les organes internes étaient les organes d’accumulation de la toxine, une foi présente dans l’écosystème du poisson”, précise Dr mamadou Diagne.
“Chez les poissons Tétrodon et Diodon, elle se concentre dans le foie, les viscères, la peau et les gonades. Les poissons femelles sont considérés plus toxiques que les mâles, puisqu’ils ont des concentrations élevées de toxines au niveau des ovaires, surtout en période de reproduction. Selon certains auteurs, la toxicité des espèces et la fréquence des accidents dus à la tétrodotoxine augmentent avant la période de ponte et après la ponte”, avance-t-il.
Le degré d’intoxication et la toxicité associée de ces poissons varie selon les zones géographiques, les saisons, les individus d’une même espèce, l’état physiologique des personnes intoxiquées et les quantités ingérées.
A ce jour, il n’existe aucun traitement spécifique pour la Tétrodotoxine (TTX) , il y a une absence totale d’antitoxine pouvant inhiber la TTX. Le traitement disponible est celui symptomatique.
Le Sénégal gagnerait à mettre le ministère des pêches dans la gestion de questions realtives à la santé publique sur les produits halieutiques. Il existe des biotoxines émergentes sur lesquelles aucune gestion n’existe.