La mort du maréchal du Tchad, Idriss Déby, est l’occasion pour certains observateurs de reposer l’éternelle question de la sous-traitance par les Etats africains de leur propre sécurité aux pays occidentaux, particulièrement à la France. Malgré l’échec des différentes opérations et une situation qui s’enlise, le continent refuse de prendre son destin entre ses mains.
A N’Djamena, c’est toujours l’expectative, suite au décès de l’ancien président Idriss Déby. Dans la sous-région et jusqu’à Paris, les inquiétudes sont également palpables, face aux nombreuses incertitudes relatives à la période transitoire. L’Etat du Tchad survivra-t-il à son maréchal ? Telle est la grande interrogation chez de nombreux spécialistes qui craignent déjà un scénario à la Libye post-Kadhafi. A coup sûr, les parties prenantes vont surveiller cette phase délicate comme du lait sur le feu.
Selon Alioune Tine, Président d’Afrikajom Center, expert indépendant des Nations Unies pour le Mali, il urge, pour les différents protagonistes, de se pencher sur la question. ‘’Déjà, souligne-t-il, Emmanuel Macron a annoncé sa participation aux obsèques du président Déby au Tchad. Je pense aussi qu’il y aura d’autres autorités de la sous-région qui vont effectuer le déplacement. C’est l’occasion de tenir un mini-sommet entre tous les Etats impliqués. Il faut profiter de l’occasion pour aider à asseoir un cessez-le-feu et mettre en place les conditions d’une transition démocratique apaisée. La stabilité du Tchad est gage de stabilité dans toute la sous-région’’.
Pour la France, la stabilité du Tchad revêt un caractère bien particulier. En plus d’abriter les bases de la force Barkhane, le pays et son président ont jusque-là été des alliés sûrs dans la lutte contre le terrorisme dans cette zone. C’est d’ailleurs l’occasion, pour certains, de s’interroger sur le rôle de cette force française qui n’a pas permis de résoudre le conflit, alors qu’elle est présente depuis des décennies. L’ancien conseiller d’Abdou Diouf, Amadou Tidiane Wane, se montre très pessimiste : ‘’Il faut savoir que la France ne peut rien faire dans cette zone. Barkhane est là depuis des années. Epervier était là pendant des années. Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Rien. Les gens continuent de mourir au Mali et dans toute cette zone. La mort de Déby est aussi une preuve éloquente que le Tchad, malgré cette présence française, n’est pas en sécurité. Il est temps que l’Union africaine prenne à bras-le-corps cette question pour y apporter des solutions africaines.’’
Embouchant la même trompette, Alioune Tine estime que les Africains doivent cesser de sous-traiter leur sécurité. ‘’On ne comprend pas, peste-t-il, pourquoi l’Afrique entend toujours sous-traiter sa propre sécurité. Le continent doit arrêter cette pratique. Il faut travailler à mettre en place des troupes aguerries. C’est aux Africains de prendre le relais, de trouver les moyens pour que les troupes africaines s’occupent de la sécurité de nos pays’’. Et d’ajouter : ‘’Maintenant, ils peuvent être soutenus par la communauté internationale, sur le plan logistique, de la formation, des renseignements, de l’armement… Si Barkhane ou d’autres viennent en appoint, ce n’est pas grave. Mais les initiatives, la stratégie et les réponses sécuritaires, elles doivent rester africaines.’’
A l’instar de M. Wane, Alioune Tine estime que les forces internationales ont montré leurs limites dans la lutte contre les forces terroristes au Sahel. Il en veut pour preuves les nombreux dégâts sur le plan humanitaire. ‘’Sur ce plan, c’est la catastrophe. Entre 2019 et 2020, il y a eu environ 2 500 civils tués ; près de deux millions de déplacés dans les trois pays (Mali, Niger et Burkina Faso), des écoles sont fermées, des enfants qui ne vont plus à l’école. C’est pourquoi, pour nous, en tant que coalition citoyenne, nous estimons que la priorité, c’est la protection des civils. Il faut des forces dotées de mandat pour prendre en charge efficacement cette lutte contre le terrorisme’’.
Alors que l’accent a jusque-là été mis sur les réponses sécuritaires, l’expert indépendant préconise un changement de paradigme. ‘’On dépense énormément d’argent sur le plan militaire et peu sur le plan humanitaire. Ce qui est sûr, c’est que les réponses sécuritaires sont un échec. Nous avons beaucoup de civils qui sont tués. Près de 2 500 civils tués entre 2019 et 2020. C’est énorme !’’.
‘’Il faut dialoguer avec les djihadistes’’
L’ancien conseiller de Diouf, Amadou Tidiane Wane, ne dit pas le contraire. Selon lui, il faut combattre le mal par sa racine. En plus de travailler à mettre en place une force africaine forte pour prendre en charge la question sécuritaire, il faut œuvrer dans le sens de poser les jalons d’un véritable développement pour lutter contre la pauvreté. A ce propos, il regrette ‘’l’assassinat’’ de Mouammar Kadhafi qui avait un projet novateur en la matière. ‘’Kadhafi, souligne-t-il, avait une véritable vision pour cette zone et pour l’Afrique. Il avait l’ambition de mettre en place une grande banque et d’autres structures pour financer le développement dans ces pays. Il en avait les moyens et avait commencé à le mettre en œuvre son programme. Moi-même, j’ai été à un sommet à Bamako dans ce sens. Un an après, on l’a tué. Je pense qu’il faut s’engager dans la même dynamique, en mettant en place une banque de développement. C’est certes une question de moyens, mais surtout de volonté. Personne ne viendra régler nos problèmes à notre place’’.
De l’avis d’Alioune Tine, le dialogue pourrait aussi être un excellent levier pour relever le défi de la paix et de la sécurité. ‘’Ceux qui se battent avec les armes, soutient-il, ce sont des Maliens, des Burkinabé, des Nigériens. Il faut dialoguer avec eux. Avant, les Etats refusaient de dialoguer avec les djihadistes, mais les lignes ont un peu bougé. Tous les trois pays sont d’accord ; c’est la France qui était hésitante, mais elle a fait des concessions lors du dernier Sommet du G5 Sahel à N’Djamena’’.
Selon lui, il y a beaucoup d’initiatives locales qui vont dans ce sens et ont porté leurs fruits. C’est le cas des dialogues entre les Dogons et les Peuls, au Mali.
L’urgence, la sauvegarde de l’Etat tchadien
Mais pour le moment, l’urgence semble être, selon nos interlocuteurs, la sauvegarde de l’Etat tchadien. Ce qui ne saurait être une chose aisée, car en plus de perdre son maréchal, le pays fait face à un coup d’Etat en bonne et due forme. Il faut, à en croire Alioune Tine, rétablir l’ordre constitutionnel pour restaurer la concorde sans laquelle il sera difficile de bâtir une paix durable. ‘’Il faut une initiative diplomatique urgente. Il faut que les gens se parlent, qu’ils discutent et qu’il y ait un cessez-le-feu rapide au Tchad. Après le cessez-le-feu, il faut un grand débat inclusif pour décider des modalités de la transition. Laquelle doit être conduite par le président de l’Assemblée nationale, comme c’est prévu par la Constitution’’.
Pour ce faire, il faut des facilitateurs crédibles, des acteurs sincères sur les possibilités de refonder le Tchad, explique-t-il. ‘’Ainsi pourrions-nous sauver le Tchad et la région. Sans cela, je ne vois que la guerre. Et cela risque de coûter très cher au Tchad et à toute la région’’.
A son avis, il sera difficile de trouver quelqu’un capable de jouer le rôle qu’assurait le défunt président tchadien. ‘’Déby a toujours joué un rôle très important, parce qu’il a une armée aguerrie, professionnelle qui a de l’expérience et il avait le charisme. Il n’y a que lui qui pouvait donner le nombre de militaires nécessaires aux forces internationales. En même temps, il connait le terrain et la stratégie pour combattre le djihadisme. Il n’y a aucun pays qui peut prendre sa place. A moins que de grands pays africains comme l’Egypte, le Maroc et l’Algérie veuillent s’engager pour éviter la catastrophe’’.