Au Sénégal, comme dans beaucoup d’autres pays, Ramadan rime avec une hausse spectaculaire de… la consommation. C’est l’une des rares occasions où le Sénégalais songe à diversifier son régime alimentaire. Sans qu’il ne cède son fauteuil, l’indéboulonnable riz voit débarquer dans nos bouches d’autres mets ; les dattes font un come-back remarquable, à côté des charcuteries, des pâtisseries, des jus, des fromages de tous genres, des boissons chaudes (café, thé, lait).
Après une journée de privations de l’aube au coucher du soleil, certains Sénégalais font une «remontada» alimentaire (comme dit mon collègue taquin) qui ferait pâlir Gargantua. Par contre, d’autres parents, frappés de plein fouet par la crise économique, peinent à répondre à la forte demande alimentaire de leur famille plus exigeante que jamais en quantité et en qualité d’aliments consommés. Il suffit, pour en avoir foi, de voir les longues queues devant certaines boulangeries, d’observer le sachet rempli de victuailles qui pend à la main de notre jeuneur à la descente du boulot, fier de ramener à la maison de bonnes choses, en bon responsable de famille.
Cette relative hausse de la consommation est, chaque année, anticipée par les autorités qui s’assurent, à la veille de chaque Ramadan, que le marché est bien approvisionné en denrées de base, toute rupture de stock entraînant une flambée des prix. Par exemple, en temps normal, les Sénégalais consomment environ 15.000 à 20.000 tonnes de sucre par mois ; avec le Ramadan, les services du ministère du Commerce annoncent des stocks de 65.000 tonnes, soit une couverture normale de trois mois de consommation.
Les commerçants prennent aussi les devants pour tirer profit de cette fièvre acheteuse en important plus que d’habitude divers produits alimentaires. Lundi dernier, le groupe Ecobank annonçait une levée de fonds à hauteur de 15 milliards de FCfa au profit des acteurs économiques pour assurer l’approvisionnement du marché en produits de forte consommation lors du Ramadan et des autres fêtes. Un sacré coup porté à l’équilibre de la balance commerciale durant cette période où on mange plus par les yeux que par le ventre.
Et malheureusement, le Sénégalais consomme plus ce qu’il ne produit pas que ce qui provient de chez lui. Un de mes professeurs d’université résumait ironiquement cet état de fait en peu de mots : nous faisons le tour du monde rien que pour manger, faisant référence aux nombreux pays producteurs des denrées qui composent nos plats. Pour l’expliquer, il faut remonter à l’époque coloniale qui a incité à imiter la «nourriture de blanc» (une expression d’un célèbre acteur burkinabè qui avait boudé le plat de son épouse à base de mil, «chose que l’on ne peut même pas digérer», au profit du «macaroni-omelette» qui l’attendait chez sa maîtresse).
Notre indépendance n’a pas été suivie d’une totale rupture d’avec ce mimétisme alimentaire entamé par une élite assise à la table à manger de l’Européen, pour laisser place à une réappropriation de notre patrimoine gastronomique. Le dessert à base de fruits d’ailleurs (pour les nantis) continue de remplacer la noix de cola. Le kinkéliba, cette infusion aux vertus médicinales, fait grise mine devant un café qui ne pousse même pas sous nos cieux. Même notre légendaire «thiébou dieune» a une origine coloniale qui surprendrait plus d’un. Le riz cultivé massivement dans la colonie d’Indochine a été déversé par les Français au Sénégal, signant ainsi un bail à vie avec cette céréale qui allait se substituer aux céréales traditionnelles. Comme le dit Souleymane Bachir Diagne, «on a transformé nos habitudes alimentaires. Aujourd’hui, les Sénégalais pensent que c’est leur culture de manger du riz alors que c’est une fabrication du colonialisme». Circonscrit au départ dans les villes, ce changement des habitudes alimentaires a fini de gagner le monde rural où prévalaient les plats à base de céréales produites localement. Le café au lait et un morceau de pain a supplanté le couscous au petit déjeuner jusque dans nos villages. Le complexe est si profond que dans aucun ménage on ne songe à servir des plats traditionnels (en dehors du thiébou dieune) à midi au risque d’être rangé dans la catégorie des pauvres. Comme pour nous donner bonne conscience, nous chantons partout les vertus du consommer local à la carte. Au cours de nos pérégrinations pour remplir notre estomac, nous avons perdu notre vraie identité alimentaire. Ce n’est pas surprenant que les maladies liées à la mauvaise alimentation gagnent du terrain dans une Afrique qui était épargnée de certaines pathologies liées au développement comme le diabète, l’hypertension, etc.