C’est une série d’émeutes sans précédent, qui a secoué le Sénégal la semaine dernière. Des manifestations, avec une violence inouïe, ont failli plonger le pays dans le chaos. Comme le 23 juin 2011, au delà des chapelles politiques, la population a fortement adhéré au combat politique. Avec un psychologue et une socio-anthropologue, L’Observateur analyse cette révolte populaire qui a conduit à la libération du leader du parti Pastef/Les patriotes, Ousmane Sonko.
Pour la première fois, le président de la République, Macky Sall s’est retrouvé confronté à une révolte populaire qui a failli faire vaciller son régime. Née d’un condensé de frustrations depuis son accession à la magistrature suprême, la révolte a été déclenchée avec l’affaire Ousmane Sonko et Adji Sarr. Cette dernière, une masseuse de 21 ans du salon «Sweet Beauté», accuse le leader du parti Pastef/Les patriotes de viols et de menaces de mort. Sonko nie les accusations et parle d’un «complot politique» de la part du pouvoir en place pour écarter un potentiel adversaire à la prochaine élection présidentielle. D’une affaire civile, Ousmane Sonko et ses partisans déplacent le combat sur le champ politique.
Son arrestation, le mercredi 3 mars dernier, et son placement en garde à vue pendant cinq jours, provoquent la colère de ses partisans. Mais, l’affaire réveille également l’exaspération accumulée par la dégradation, depuis près d’un an, avec la pandémie du Covid-19, des conditions de vie de la population sénégalaise. Le leader de Pastef/Les patriotes politise le dossier et obtient une adhésion populaire qui l’extirpe, pour le moment, des griffes de dame justice. Le Sénégal est ainsi secoué durant plusieurs jours, par un mouvement social d’une ampleur inédite.
Ainsi, de violentes manifestations avec des pillages, faisant 11 morts, selon le Mouvement pour la défense de la démocratie (M2D), ont éclaté dans presque tout le pays. Les manifestants réclament la libération de Ousmane Sonko et dénoncent les «dérives» du régime du Président Macky Sall. Une révolte sociale qui a eu raison sur le pouvoir. Comme le 23 juin 2011 où le Mouvement du 23 juin (M23) avait poussé le Président Abdoulaye Wade à retirer son projet de loi sur la vice-présidence, les protestataires portés par le collectif du M2D, comprenant des partis de l’opposition et des organisations contestataires de la société civile, ont obtenu la libération de Ousmane Sonko. Ces combats politiques ont obtenu une forte adhésion populaire, ce qui a permis de faire reculer les régimes de Me Abdoulaye Wade et du Président Macky Sall. Mais comment comprendre ces soulèvements des populations qui se joignent à des combats politiques ?
L’arrestation de Sonko, le mercredi où tout a basculé
Pour le professeur Ousmane Ndiaye, psychologue, la série des manifestations qui ont secoué le pays la semaine dernière (du mercredi 3 mars au vendredi 5 mars) est liée au dur quotidien des Sénégalais. Avec le régime du Président Macky Sall, le professeur Ndiaye signale que les populations se sont appauvries rapidement et gravement. Malgré cela, les gens n’avaient pas l’habitude de protester et il était difficile de les mobiliser dans des manifestations politiques ou revendicatives. «Elles (les populations, Ndlr) souffrent, mais ne sortent pas. Ce qui a donné l’impression au pouvoir que les protestations de quelques dizaines de personnes sont faciles à réprimer, à gérer.
Ainsi, le régime de Macky interdisait systématiquement les marches, arrêtait et emprisonnait systématiquement leurs initiateurs. Mais, ils (Macky et son régime) n’ont pas tenu compte de changements profonds qui étaient en train de s’opérer dans la société sénégalaise», explique-t-il. Pour le psychologue, il s’agit d’une jeunesse qui a expérimenté la pauvreté, qui a voulu s’en sortir, en s’expatriant parce qu’il n’y a pas d’emploi et les possibilités de travail sont limitées. Ainsi le développement des technologies de l’information et de la communication a construit un Sénégalais de type nouveau.
Le Sénégalais qui était sous informé à l’époque de Senghor, Diouf ou même Wade, devient de plus en plus informé et conscient. Avec la technologie, les jeunes apprennent qu’on peut s’indigner, se révolter et marcher. Partout dans le pays et ailleurs, les jeunes ont accès à l’information, à travers les réseaux sociaux. Et cela a permis de forger une nouvelle personnalité chez les jeunes sénégalais», indique Ousmane Ndiaye. Il ajoute : «Ce qui est arrivé ces derniers temps, l’affaire Ousmane Sonko en est l’élément déclencheur. Il est arrivé à pic. Sur le plan psychologique, il y a eu un processus d’identification. Le discours de Sonko est passé dans les esprits et les cœurs des citoyens. C’est ce qui fait qu’au delà des membres de son parti politique, beaucoup de personnes ont adhéré à son discours et à son image. Et l’identification s’est faite massivement dans la société sénégalaise». Professeur Ndiaye fait comprendre également que les difficultés auxquelles les populations sont confrontées font que les gens ont répondu favorablement à l’appel du leader du parti Pastef/Les patriotes, Ousmane Sonko. C’est le mécanisme qui a conduit à ces manifestations, qui ont failli faire vaciller le régime du Président Macky Sall.
«Le peuple avait des comptes à régler avec le régime»
Comme dans une guérilla urbaine, les jeunes qui sont sortis massivement, ont tenu tête aux forces de l’ordre. Pour le psychologue, ce comportement des jeunes, pendant ces manifestations, était extraordinaire. Les jeunes ont su batailler, s’organiser pour faire reculer les forces de l’ordre. Il y avait une grande détermination durant les trois jours de manifestations. «Cette détermination montre que les jeunes en avaient assez de supporter la misère. Et c’est une victoire populaire. Le peuple s’est mobilisé, au delà des rangs du parti Pastef/Les patriotes, parce qu’il avait des comptes à régler avec le régime. Donc cette victoire, c’est celle du peuple principalement, mais aussi celle de Ousmane Sonko, de son parti et de toute l’opposition», soutient le professeur Ousmane Ndiaye.
Dans cette crise-là, d’après la socio-anthropologue, Dr Ndack Diop, il y a des éléments très factuels comme la crise économique accentuée par la pandémie du Covid-19 et les aspects émotionnels des jeunes qui ont renforcé le soulèvement populaire. Pour la socio-anthropologue, cette crise populaire déclenchée par l’affaire Ousmane Sonko et Adji Sarr peut être expliquée en trois points. D’abord, le Sénégal a une population très jeune qui est fortement majoritaire et qu’on retrouve généralement dans le secteur informel. Leur niveau d’éducation étant encore très faible, ces jeunes décrochent très rapidement de l’école pour aller dans l’informel. Ils deviennent des soutiens de famille, très jeunes. Et avec la pandémie, fortement impacté, le secteur informel n’a pas été pris en compte dans le plan de résilience. «On appuie les autres secteurs et on laisse ces jeunes pendant plus d’une année avec une précarité qui s’est renforcée. Ces jeunes n’ont pas senti le peu d’empathie qu’ils attendaient des autorités. Ensuite, il y a eu près de 400 morts dans l’émigration clandestine et ce sont les jeunes qui se sont démenés pour organiser une journée de deuil national. Les jeunes étaient à l’avant-garde. Ainsi ils se sont sentis délaissés. Le couvercle étant plein, ils attendaient le bon moment pour agir», explique Dr Ndack Diop.
Non sans faire savoir que l’affaire Ousmane Sonko a été un élément déclencheur qui a fédéré toutes ces frustrations accumulées depuis un certain temps. Dr Ndack Diop : «Il y a eu donc un transfert rapide sur la personne de Sonko. La bataille devient un combat qui enveloppe toutes ces frustrations accumulées. Ce qui a vraiment déclenché cela, c’est qu’au moment où les gens du pouvoir avaient cette capacité de montrer un peu d’empathie, de solidarité à la jeunesse, ils ont raté cette occasion. Donc les jeunes n’ont pas de link avec le gouvernement. Le lien a été coupé directement. Ils ont transféré tout ce surplus d’émotions à quelqu’un qui est dans les mêmes situations qu’eux.» Pour la socio-anthropologue, l’affaire Sonko a été l’étincelle la plus virulente qu’on a jamais vue au Sénégal. «Personne n’a vu arriver, mais les signaux étaient là. Il y a eu un transfert assez important d’émotions pour faire bouger ces foules de Saint-Louis à Ziguinchor et de Dakar à Tambacounda, partout dans le pays. C’était une contagion assez importante. C’est la victoire du peuple», dit-elle.
Seulement, pour le psychologue comme la socio-anthropologue, les acteurs politiques, qu’ils soient du pouvoir comme de l’opposition, doivent tirer des enseignements de cette crise qui a secoué le pays durant trois jours.