Le marché de la transformation des produits céréaliers et fruitiers s’étend. C’est devenu un créneau très prisé, notamment par les jeunes et les femmes. Cependant, l’éclosion des entreprises est plombée par l’insuffisance du dispositif technique, l’accès à la matière première et la cherté de l’emballage.
Mariama Mbodji est une femme occupée. Défilant dans les couloirs de son local, elle a le téléphone portable collé à l’oreille en permanence. Des minutes durant, la dame, emmitouflée dans une robe harmonisée avec un foulard vert et des lunettes blanches bien ajustées, converse à haute voix. Les échanges avec son interlocuteur au bout du fil tournent autour des caisses de fonio ou de fruits à transformer. Après cette énième communication, toute souriante, elle se confond en excuses. « Pardon de vous avoir fait attendre, il fallait gérer quelques détails », lâche-t-elle d’une voix douce, avant de s’installer dans l’une des pièces de l’imposant bâtiment en forme de bateau.
L’odeur des fruits stockés dans l’un des magasins envahit le bureau. Sur sa table, sont exposées diverses variétés de produits. La farine de mil déjà roulée est emballée dans des sachets en carton. Confitures et sirops sont conditionnés dans des bouteilles en verre. Les jus à base d’oseille, pain de singe ou « ditakh » sont bien disposés avec des étiquettes fournissant des informations sur la composition et l’adresse de cette Pme. À l’instant où l’on pensait avoir mis la main pour de bon sur Mariama, la sonnerie du téléphone déchire l’atmosphère. C’est toujours dans le cadre du travail. Lasse des multiples sollicitations, elle décide, en fin de compte, de mettre l’appareil en mode « Ne pas déranger ». L’entretien peut enfin démarrer, nullement dérangé par les va-et-vient incessants des employés qui observent une pause.
La passion de la transformation, Mariama l’a héritée de son mari qui, en 1996, avait mis en place son unité de transformation. Le sourire aux lèvres, mains posées l’une sur l’autre, la transformatrice retrace ses débuts. « Après une carrière à la Cosenam en tant qu’assistante du président du Conseil d’administration, j’ai commencé à aider mon mari qui avait une petite unité de transformation de céréales. Au début, je le chambrais, mais par la suite, j’ai compris qu’on pouvait y gagner sa vie. Ainsi, j’ai commencé à cultiver de l’aubergine et du gombo à Niague. Ensuite, je suis allée me former pour m’orienter vers la transformation de légumes avant d’intégrer les céréales », confie-t-elle.
Au contact des agriculteurs
Démarche nonchalante, le sac suspendu à l’épaule, la spécialiste de la transformation des produits céréaliers mène une visite guidée de ses locaux, commençant par les magasins de stockage. À l’intérieur, sont superposés des caisses, des sacs et des paniers contenant du mil. La pièce contiguë abrite la chaudière et quelques bassines contenant de la farine de mil. La grande salle, quant à elle, est le moteur du dispositif technique d’où fonctionnent les moulins à mil. Près de cinq machines sont à l’arrêt à l’heure de la pause. Leur mission est de moudre le mil avant l’intervention d’un groupe de dames qui s’occupent du roulage de la farine ou « arraw ». N’ayant trouvé personne sur place, Mariama n’hésite pas à s’égosiller. À haute voix, une dame réagit automatiquement. « C’est l’heure de la pause ; nous sommes sur la terrasse. Nous étions en train de rouler quelques calebasses de farine de mil », répond l’employée. Sans piper mot, Mariama poursuit la présentation de son arsenal technique par un saut dans la salle d’ensachage où plusieurs bassines de farine de mil roulée sont déjà emballées. La matière première, à savoir le mil, est acquis grâce à un partenariat avec des agriculteurs. « Elle provient de nos paysans. Nous signons des contrats d’approvisionnement avec eux », explique-t-elle.
Dans la transformation depuis près d’une décennie, Anta Tamba utilise le même procédé. Elle se ravitaille auprès des grands producteurs. « Je n’y vais plus depuis quatre mois. Ce sont mes contacts du Saloum qui m’envoient environ cinq tonnes chaque mois », informe-t-elle.
Le roulage de la farine et la qualité du mil, des facteurs bloquants
Les initiatives émergent. Start-ups et industries s’orientent vers la transformation. Derrière cette attractivité se cachent de grands problèmes, selon Mariama Mbodji. L’une des difficultés est la qualité du mil qui, dit-elle, contient du sable, et donc, difficile à nettoyer. À l’en croire, il faut six ou huit heures, voire deux jours si c’est le fonio, pour préparer la transformation. Anta Tamba, elle, se plaint de la cherté de la matière première. La tonne de mil est proposée sur le marché entre 230 000 et 270 000 FCfa. « Quand on gère les salaires, les charges fixes, il est difficile de se retrouver avec un bénéfice de 200 000 FCfa le mois », indique-t-elle.
À ces problèmes, Mariama Mbodji ajoute la difficulté d’avoir une machine de roulage de la farine de mil, « arraw ». « Nous n’en disposons pas au Sénégal. Du coup, c’est un travail manuel qui est fait. Il nous faut une machine qui fait du « arraw » de qualité. Les femmes qui le font souffrent de crampes et d’hypertension. Avec 50 à 100 kilogrammes par jour, c’est extrêmement difficile », renseigne-t-elle. Mariama pense aussi que le secteur de la transformation « qui balbutie » a besoin du soutien de l’État, pour que les acteurs puissent en tirer profit.
Les supermarchés comme plateformes commerciales
En tee-shirt rouge sur lequel est inscrit en gros caractères le nom de son supermarché, Médoune Ndiaye enregistre les produits déjà retirés des rayons par une cliente, puis procède au calcul de l’ensemble du panier.
Après avoir reçu quelques billets de banque, l’homme à la barbichette lui adresse de chaleureux remerciements. En face de lui, les réfrigérateurs sont bien approvisionnés. Les deux premiers contiennent des charcuteries, des pots et des sachets de lait et de « thiakry ». Celui du coin conserve des bouteilles de boissons et de jus locaux. On y retrouve divers parfums. Il y a du « ditakh », du corossol, du pain de singe, de la goyave, de l’oseille, du gingembre, etc. « J’en reçois toutes les semaines. Mon fournisseur est à Guédiawaye. La bouteille, acquise à 1400 FCfa, peut être revendue à 1500 ou 1700 FCfa », détaille-t-il, un échantillon en main. À l’en croire, la commercialisation peut se faire sous forme de partenariat. Dans ce cadre, il reçoit, par exemple, 500 bouteilles, les écoule et récolte un pourcentage de 100 à 200 FCfa par bouteille au moment du versement. « Dans ce cas, le délai est, le plus souvent, entre 30 et 90 jours », ajoute-t-il.
Son nom, son adresse et son numéro de téléphone figurent sur l’étiquette d’une bouteille de jus. Joint au téléphone, Aminata Fall nous indique son emplacement dans un des quartiers de la commune de Yeumbeul. Dans ce créneau depuis deux ans, elle n’a pas encore les moyens d’une grande unité de production. Du coup, c’est une partie de la maison qu’elle utilise pour mener ses activités. La mangue, l’orange, l’oseille et le pain de singe sont ses spécialités. Après l’embouteillage, les produits sont distribués aux supermarchés sis entre Yeumbeul et Thiaroye. « La plupart du temps, ce sont des partenariats moyennant un pourcentage pour le gérant, mais moi je préfère vendre directement. Je leur propose la bouteille à 1300 FCfa ou 1800 FCfa pour celle de 1,5 litre. J’évite autant que possible de courir derrière les dettes. Cela plombe mon activité », insiste-t-elle.
Mamadou Diaby a la même stratégie. Pour ne pas se retrouver avec des impayés, il préfère vendre directement en prévoyant une réduction. « Je viens de démarrer. J’ai besoin de liquidités pour l’achat des fruits. En dehors des supermarchés, je reçois des commandes de plusieurs centaines de bouteilles de gingembre à l’occasion des mariages », dit-il, remettant 75 bouteilles à Ibrahima Mar, gérant d’une boutique de station d’essence à Thiaroye-sur-Mer. Pour ce dernier, ces produits se vendent bien, notamment à l’occasion des fêtes ou des réunions de famille.
À côté des céréales, Mariama Mbodji est aussi dans la filière jus. Dans ce cadre, elle a acquis plusieurs machines. Dans une grande salle dédiée à la production est installé un mélangeur en métal d’une longueur d’à peu près trois mètres et de deux mètres de largeur. Pour suivre la chaîne de transformation, une autre machine chargée de l’embouteillage reçoit les bouteilles. Les saveurs sont nombreuses. Mariama propose du « ditakh », du gingembre, de l’oseille, de la mangue, etc. Ses principaux partenaires pour la commercialisation sont les supermarchés et les grandes surfaces. « Je travaille avec eux depuis plusieurs années. Mais, le principal problème, c’est souvent les lenteurs dans le paiement », déplore-t-elle.
ADJARA WADE KANE, TRANSFORMATRICE ET VENDEUSE DE JUS DE FRUITS : Une passion de jeunesse
Malgré des études en communication, Adjara Wade Kane s’est jetée dans la transformation de fruits en jus. Une passion de jeunesse pour un secteur plombé par le coût élevé de l’emballage et des problèmes de conservation des produits.
Le regard fixe sur son ordinateur pour la relecture d’un texte retraçant son parcours, Adjara Wade Kane doute, en plaisantant, de ses qualités rédactionnelles. « Cela fait longtemps que j’ai abandonné la plume. Je ne fais que courir derrière la production et la commercialisation du jus », sourit-elle, le visage joyeux. Depuis 2017, elle a monté, sur fonds propres, une unité de transformation des fruits en jus et une boutique pour la distribution. C’est pour, tout d’abord, souligne-t-elle, vivre une passion de jeunesse. « Cela a toujours été une passion chez moi. Depuis toute petite, je m’amusais à faire des jus à la maison », confie-t-elle d’une petite voix.
Guidée par sa passion, Adjara tourne le dos à la communication malgré un Master en poche. Ainsi, elle décide de suivre une formation à l’Institut de technologie alimentaire (Ita) sur les normes d’hygiène de production. Avec actuellement quatre employés, Adjara Wade Kane fait le tour des marchés pour l’achat de la matière première. Ses contacts sont à Thiaroye, Pikine, Castor, Tilène, Casamance et Kédougou. « Nous transformons les produits disponibles au Sénégal : l’oseille, le pain de singe, le gingembre, le « ditakh », etc., c’est en fonction des cultures de saison », informe-t-elle. L’un des défis qu’elle s’est lancée est de pousser les gens à s’intéresser aux produits locaux en œuvrant pour leur disponibilité. « En me lançant sur ce marché, j’ai pensé aux enfants qui, en allant à l’école, consomment des boissons qui peuvent nuire à leur santé à la place des jus 100 % naturels aux innombrables vertus », souligne Adjara Wade Kane. La dame de 34 ans produit actuellement 1000 litres de jus par mois. Dans un futur proche, son ambition est d’avoir plus de moyens, une plus grande unité pour, dit-elle, valoriser davantage le consommer local et les produits bio.
Une compétitivité à l’épreuve de la cherté de l’emballage
Avec 40 employés, dont 30 permanents, Mariama Mbodji parvient à payer les salaires, en plus des charges liées à l’eau et à l’électricité. « Le marché est saturé. L’essentiel est qu’on gère la masse salariale et les charges », indique-t-elle sans vouloir trop s’attarder sur les bénéfices. Dans la transformation des produits céréaliers et fruitiers, la dame dit être confrontée à la cherté de l’emballage. Un problème rendu complexe, selon elle, par la loi interdisant l’utilisation du plastique ; ce qui réduit fortement la marge bénéficiaire, car il faut répercuter sur le prix les frais d’emballage pour les céréales. « Nous avons beaucoup de problèmes pour emballer nos produits. Le sachet en papier nous revient à 300 FCfa, plus les 120 FCfa destinés à l’étiquetage. Cela fait 420 FCfa à prendre en compte sur le prix de vente. Cela provoque de la réticence chez les clients. C’est difficile de vendre le kilogramme de farine de mil roulée à 1300 ou 1500 FCfa. L’État doit diagnostiquer le secteur et accompagner la transformation parce que c’est elle qui tire la production », propose la femme d’affaires.
L’emballage constitue également un sérieux problème pour Adama Mané. Dans la transformation depuis plusieurs années à Mbao, la dame dit souffrir du diktat des industries d’emballage. Rien que pour la bouteille de jus étiquetée, elle débourse 275 FCfa ou 300 FCfa l’unité, pour ensuite se retrouver dans des difficultés financières. « À cause des problèmes d’emballage, nos petites entreprises peinent à être compétitives. Après le paiement de la matière brute, des charges fixes, je peine à économiser 80 000 FCfa par mois », se plaint-elle au bout du fil. À son avis, la solution est un appui de l’État envers les entreprises qui se sont formalisées à travers des formations sur l’emballage et un appui technique. « Il suffit d’un coup de main de l’État pour que les Pme et Pmi deviennent des championnes », ajoute-t-elle.
Assise à l’intérieur de sa boutique, Adjara Wade Kane, toute élégante dans son bazin mauve, a les mêmes complaintes. L’emballage qui lui revient à 300 FCfa l’unité réduit ses bénéfices, même si, indique-t-elle, le marché est plein d’avantages grâce à l’intérêt suscité auprès des populations. « L’emballage est un problème dans la mesure où les usines de fabrication ne sont pas nombreuses. Il y en a une ou deux qui fixent leurs propres prix. L’emballage et l’étiquette nous reviennent à 300 FCfa. Du coup, on est obligé de le répercuter sur le produit. Le bénéfice est faible à cause des charges liées à la production et à la conservation des produits », signale-t-elle.
NDЀYE MARIE AÏDA NDIÉGUЀNE : Une startupeuse qui rêve gros en Casamance
De la commercialisation à la production, puis la transformation, Ndèye Marie Aïda Ndiéguène veut franchir toutes les étapes. Travaillant actuellement avec sa start-up créée en 2020, elle nourrit l’ambition d’avoir « une entreprise de grande envergure » en Casamance.
Femme de lettre avec à son œuvre « Un lion en cage » et « Gemini », ouvrages respectivement publiés en 2017 et 2018, militante de l’environnement, entrepreneure agricole, transformatrice de produits locaux, Ndèye Marie Aïda Ndiéguène est apparemment une touche-à-tout. Ses débuts dans cette dernière activité datent de quelques mois à travers la start-up « Nawari », terme soninké qui signifie « merci » en français. Un choix pour remercier « la terre pour sa générosité ». À travers ce projet monté sur fonds propres, la lauréate du prix Ashoka 2020 s’engage dans la promotion des produits locaux par la transformation, puis la commercialisation. « Nos produits proviennent de la région naturelle de la Casamance où nous travaillons avec des Gie de femmes transformatrices. L’initiative est née d’une volonté de valoriser notre savoir-faire et nos plantes locales. Avec cette crise de la Covid-19, il a été beaucoup question de renforcer l’immunité des populations par une alimentation saine grâce à des produits locaux dont le « ditakh », très riche en vitamine C », confie Ndèye Marie.
En dehors du « ditakh », les jus d’oseille, le miel, les poissons séchés et l’acajou sont les fruits de sa coopération avec des femmes productrices du Sud. Dans ce business qui marche pour elle, la fille de 23 ans veut franchir les paliers, passer de la collaboration à la mise en place de sa propre industrie en Casamance. « Nous nous en sortons pas mal ; la clientèle est fidèle et au rendez-vous. Notre objectif est la mise en place d’une unité moderne de transformation de grande envergure dans la zone sud afin d’augmenter notre capacité de production, car la demande est là. Et pour la satisfaire, il faut un investissement plus grand », décline-t-elle.
CHEIKH NGANE, PRÉSIDENT DU CFAHS. : « Il faudra aller vers la structuration en chaînes de valeurs »
Le président de la Coopérative fédérative des acteurs de l’horticulture du Sénégal (Cfahs), Cheikh Ngane, estime que la transformation des produits agricoles rencontre, en général, des contraintes structurelles pour son développement. Selon ce dernier, les entrepreneurs souffrent d’une absence de structuration du secteur en chaînes de valeur. Il y a, dit-il, d’un côté, des producteurs et organisations de producteurs et, de l’autre, des transformateurs et organisations d’entreprises de transformation. Ce schéma, souligne Cheikh Ngane, ne permet aucune concertation ou collaboration avant la production. « L’autre difficulté est que beaucoup d’acteurs pensent à tort que la transformation concerne des produits de moindre qualité. Cet état d’esprit constitue un grand frein », diagnostique-t-il. Ainsi, le président de la Cfahs est convaincu de la nécessité d’aller vers la structuration en chaînes de valeurs « comme dans tous les pays où le secteur primaire fonctionne ». De son point de vue, cette initiative est à conjuguer avec l’organisation en sociétés de coopératives « basée sur une mutualisation de la commercialisation à travers une contractualisation qui impose aux producteurs de ne vendre qu’à travers les coopératives dont ils sont membres »
Par Demba DIENG« Le Soleil »