
Enclavée au cœur du bassin arachidier sénégalais, la région de Kaolack s’est longtemps débattue dans les contradictions d’une économie à dominante informelle, tiraillée entre traditions sociales conservatrices et ambitions de modernisation. Pourtant, depuis 2022, un frémissement nouveau agite ses treize communes : une dynamique portée par le Projet pour l’Égalité de Genre (PEG), fruit d’une coopération entre le Sénégal, la Belgique, le Maroc et le Burkina Faso.
Lancé sous l’impulsion d’Échos Communication, ONG belge spécialisée dans le renforcement des capacités locales, le PEG s’est fixé une double ambition : améliorer la gouvernance territoriale en matière d’égalité femmes-hommes et accélérer l’insertion économique des femmes vulnérables.
Doté d’un budget d’un million d’euros, co-financé par Le Direction générale Coopération au développement et Aide humanitaire (DGD) de Belgique, il cible trois zones pilotes : la région de l’Oriental au Maroc, la Boucle du Mouhoun au Burkina Faso et le département de Kaolack au Sénégal.C’est dans ce dernier terroir que le projet semble avoir trouvé l’un de ses terrains d’expression les plus prometteurs.
« Nous avons amorcé une dynamique qui vise à transformer durablement notre territoire », déclarait en septembre 2022 Ahmed Youssouf Benjelloun, président du conseil départemental de Kaolack, lors de la signature officielle du partenariat avec Échos Communication.Dès ses débuts, le projet s’est attaché à dresser une cartographie fine des acteurs et des blocages. Le diagnostic territorial, piloté par le Centre de Coaching Territorial, a révélé la complexité d’un tissu local marqué par la domination du secteur informel. Ici, les femmes occupent une place centrale dans les filières du petit commerce, de la transformation agroalimentaire ou encore du maraîchage, mais leurs activités restent peu rentables, mal structurées et largement précarisées.
À cela s’ajoutent les pesanteurs socioculturelles. « Dans notre région, beaucoup considèrent encore que les femmes doivent se limiter à des rôles domestiques ou de soutien secondaire à l’économie familiale », confie Yatma Diop, coordinateur du projet PEG à Kaolack. Les normes religieuses et les traditions sociales freinent souvent l’accès des femmes à des postes de responsabilité, à la formation et au financement.
Les infrastructures d’appui, lorsqu’elles existent, demeurent insuffisantes ou peu adaptées : absence d’espaces de travail partagés, difficultés d’accès au crédit, manque de débouchés structurés pour les produits locaux. Le projet PEG a donc entrepris d’intervenir sur ces différents leviers, avec une approche résolument participative.
Le coaching territorial : une méthode adaptée au contexte sénégalaisLe cœur méthodologique du projet repose sur le « coaching territorial ». Inspirée des pratiques entrepreneurial d’ingénierie sociale, cette approche vise à accompagner les collectivités dans la co-construction de solutions adaptées à leurs réalités locales. « Nous avons mis en place une dynamique d’écoute, de diagnostic partagé et de mobilisation des acteurs pour construire une vision commune », explique Yatma Diop.
À Kaolack, cette démarche s’est matérialisée par la création d’un sociogramme des parties prenantes : collectivités territoriales, ONG locales, réseaux religieux, groupements féminins, structures de financement et de formation. Cette cartographie vivante, actualisée en continu, a permis de mieux coordonner les initiatives et de faire émerger des synergies entre acteurs souvent cloisonnés.L’implication des autorités religieuses, en particulier des confréries très influentes dans la région, s’est révélée déterminante.
Le projet a cherché à lever les résistances en engageant un dialogue avec les leaders religieux sur la place des femmes dans l’économie locale.Mobilisation des femmes et premiers résultats concretsSur le terrain, la dynamique est portée par des organisations comme le GIE Promotion Développement Local (PDL), fédération regroupant une centaine de femmes issues de onze organisations de base. Sa présidente, Mme Fatima Lô, ne cache pas sa fierté : « Nous avons enfin accédé à des formations concrètes qui répondent à nos réalités : gestion, leadership, éducation financière, transformation agroalimentaire, saponification… Autant de compétences que nous partageons aujourd’hui au sein de nos réseaux locaux. »
Les formations, organisées dans les quatorze communes du département, ont permis à des centaines de femmes de renforcer leurs capacités. « Nous avons aussi reçu de petits équipements que nous mutualisons pour nos activités. Ce matériel nous permet d’organiser des événements, de soutenir des actions sociales et de générer des revenus supplémentaires », ajoute Mme Lô.
Parmi les secteurs qui bénéficient déjà d’une structuration renforcée, la filière du sel se distingue. Jadis éclatée, elle commence à se formaliser grâce à l’accompagnement du projet : amélioration des techniques de récolte, valorisation des sous-produits, organisation en groupements structurés. « Nous avons ouvert de nouvelles perspectives économiques pour des dizaines de femmes qui vivaient auparavant de cette activité dans l’isolement et la précarité », souligne Yatma Diop.
Des défis structurels à relever pour une inclusion durable Malgré ces avancées, les obstacles restent nombreux. L’accès au financement demeure un défi majeur. Les femmes peinent encore à accéder aux crédits bancaires, souvent faute de garanties ou de statuts juridiques clairs. « Nous avons besoin de fonds de roulement pour pérenniser nos activités, mais les conditions imposées par les institutions financières sont souvent inaccessibles », regrette Mme Lô.
Les résistances culturelles, bien que partiellement levées, persistent dans certains milieux. Changer les mentalités prend du temps. Certaines familles continuent de freiner l’engagement économique des femmes, par peur du regard social ou des jugements religieux.Enfin, l’articulation entre les dynamiques locales et les politiques publiques régionales reste fragile. Le projet PEG, bien qu’il ait favorisé une meilleure coordination locale, peine encore à inscrire ses résultats dans une stratégie régionale plus large, faute d’un cadre institutionnel suffisamment mobilisé à l’échelle nationale.
Alors que le projet entre dans sa dernière phase, les acteurs locaux espèrent voir les acquis se consolider et se diffuser à plus grande échelle. Le Conseil départemental, appuyé par les partenaires belges et les collectivités marocaines et burkinabè, planche sur une stratégie de pérennisation. « Nous devons intégrer ces dynamiques dans nos plans de développement local et renforcer les partenariats avec le secteur privé », plaide Ahmed Benjelloun.
De son côté, Mme Fatima Lô appelle à maintenir la mobilisation, affirmant : « Les femmes de Kaolack ont prouvé qu’elles sont prêtes à relever les défis. Nous appelons les autorités, les bailleurs et les partenaires à continuer de nous soutenir. Le chemin est encore long, mais nous avons démontré que le changement est possible. ».
Avec la perspective de la généralisation du projet dans d’autres territoires, le département de Kaolack espère devenir une référence nationale en matière d’égalité de genre et d’autonomisation économique des femmes. Un laboratoire à suivre de près dans un Sénégal en quête de solutions inclusives et durables.
Entretien avec Yatma Diop, coordonnateur du projet PEC à Kaolack
Pourquoi le choix du département de Kaolack comme territoire pilote de ce projet sur l’égalité de genre et l’autonomisation économique des femmes ?
Yatma Diop : Le choix de Kaolack n’est pas le fruit du hasard. Depuis 2017, le conseil départemental et l’ONG belge Échos Communication sont liés par une convention cadre.C’est dans ce cadre qu’a été installé, dès 2018, le centre de coaching territorial à Kaolack avec l’appui et le soutien du Conseil de la Région de l’Oriental également partenaire du Département dans la coopération sud / Sud entre le Maroc et le Sénégal. Naturellement, lorsque l’heure est venue de déployer le projet sur l’égalité des genres et l’autonomisation économique des femmes, Échos Communication a fait le pari de miser sur un partenaire fiable et déjà engagé : le département de Kaolack.Voilà, je crois que c’est là l’explication principale de ce choix. Mais au-delà de cela, le diagnostic réalisé au début du projet a révélé une forte présence d’organisations faitières, d’associations de femmes et de jeunes, très actives mais vivant dans une grande vulnérabilité.
Ces structures manquaient cruellement d’accompagnement adapté.Quelles étaient les principales limites des initiatives précédentes en matière de renforcement des capacités ?
Très souvent, les formations proposées à ces organisations étaient imposées par des partenaires extérieurs, sans réel dialogue avec les bénéficiaires. Le projet PEG a pris le contrepied de cette logique en laissant les organisations choisir elles-mêmes les domaines dans lesquels elles souhaitaient se renforcer. C’est une véritable révolution méthodologique. Mais nous avons aussi tiré les leçons du passé : après les formations, beaucoup d’organisations étaient livrées à elles-mêmes, sans accompagnement concret. C’est pourquoi, cette fois, nous avons prévu des kits de matériels adaptés pour leur permettre de pratiquer et de valoriser les compétences acquises.
Le coaching territorial a été un véritable levier d’implication collective. Les leaders politiques, notamment les maires, les chefs religieux et les autres figures communautaires ont tous été mobilisés. À Kaolack, nous avons cette chance : les prises de décision n’ont jamais suscité de blocages majeurs grâce à une dynamique de dialogue et de concertation installée depuis plusieurs années. Le coaching territorial ne se limite pas à orienter les décisions ; il aide aussi à élaborer des plans d’action et à en assurer le suivi dans la durée.
Comment avez-vous surmonté les défis liés à la disponibilité des femmes ?
C’est une vraie contrainte, car la majorité des membres des groupements sont des femmes, et beaucoup sont chefs de ménage. Leur disponibilité est donc parfois limitée. Nous avons dû adapter nos approches, en planifiant les rencontres selon leurs contraintes. Heureusement, les relations avec les autorités locales n’ont jamais posé problème. Il suffisait d’en informer les autorités en amont pour fixer les rendez-vous.
Quels sont les premiers résultats concrets observés sur le terrain depuis le lancement du projet ?
Les résultats sont visibles. Les femmes sont désormais mieux organisées, tant sur le plan administratif qu’opérationnel. Grâce à l’appui en matériels, elles transforment aujourd’hui des produits locaux qu’elles écoulent sur le marché. Mieux encore, nous avons accompagné 22 de leurs produits pour l’obtention de labels, de codes-barres et de certifications, afin qu’elles puissent élargir leur marché au-delà du niveau local.
Les femmes sont-elles en mesure d’accéder au marché international ?
C’est notre ambition. Ces femmes commencent déjà à répondre à des commandes lors de cérémonies familiales : jus naturels, arachide, couscous, mil… C’est un début prometteur. Nous espérons, avec la poursuite de l’accompagnement, les voir demain conquérir les marchés nationaux et pourquoi pas, internationaux. L’essentiel est de partir de la base, et c’est ce que nous faisons patiemment.