Certainement, après s’être libéré d’une longue hibernation dans les creux profanes de « l’incompétence » et après avoir récemment accompli un pèlerinage sur une terre purement juridique où pousse « l’arbre sacré » de l’Etat de droit, le Conseil constitutionnel semble revivre l’émerveillement Huron qui, « dans la cour du Palais-Royal [siège le Conseil d’Etat français], se prosterna la face contre terre en disant :
“ je baise la terre sacrée dans laquelle s’enracine le grand arbre [du contrôle de constitutionnalité des lois], la plus merveilleuse création des juristes, l’arme la plus efficace, la plus pratique, la plus économique qui existe au monde pour défendre les libertés ” (…), rempart de l’opprimé, terreur de l’oppresseur qui, au moment où son bras va s’abattre, s’arrête en entendant la voix redoutable du juge clamer : “tu n’iras pas plus loin !” » (Jean Rivero). Mais comme la Cour constitutionnelle béninoise, le Conseil constitutionnel n’est-il pas en train d’ « en faire de trop ? », expression empruntée au Pr Dandi Gnamou. Déjà, je faisais remarquer, en février 2024, la propension contingente du Conseil constitutionnel à « enfiler de nouveaux habits » et à présenter un « nouveau visage ».
Cette transformation jurisprudentielle ou « insurrection juridictionnelle au Sénégal », pour reprendre le savant constitutionnaliste (Pr Abdoulaye SOMA), peut dérouter, sans pour autant surprendre, plus d’un lecteur assidu de la jurisprudence constitutionnelle. Par la décision n° 1/C/2025 du 23 avril 2025 rendue en matière constitutionnelle, le Conseil constitutionnel a décidé « contraire à la Constitution » la loi portant interprétation de la loi portant amnistie. En se décidant ainsi, le Conseil constitutionnel sort « de sa torpeur habituelle ».
Le Conseil constitutionnel peut aujourd’hui être fier d’avoir « censuré », , en plus de la présente décision de 2025, approximativement cinq (05) lois, et cela depuis sa création en 1992 : i) Décision n° 2/C/94 du 27 juillet 1994 relative à l’article 4 de la loi organique modifiant l’article 69 de la loi organique n° 92-27 du 30 mai 1992 ; ii) Décision n° 1/C/98 du 24 février 1998 concernant article 7 de la loi organique portant modification du Code électoral adoptée le 4 février 1998 et modifiant l’article LO 117 ; iii) Décision sn° 1/C/2005 et 2/C/2005 du 12 février 2005 loi portant amnistie ou loi Ezzan en son article 2 ; iv) Décision n° 1/C/2007 du 27 mars 2007 modifiant l’article L 146 du Code électoral instituant la parité dans la liste des candidats au scrutin de représentation proportionnelle pour les élections législatives ; v) Décision n° 1/2024 du 15 février 2024 relative à la loi portant dérogation de l’article 33 et décret convoquant le corps électoral.
Certes l’heure n’est pas au jugement de la nouvelle politique jurisprudentielle de notre Conseil, il demeure néanmoins fortement utile de relire, sous un angle pédagogique, la décision en 5 questions/réponses.
Le Conseil constitutionnel était-il compétent pour contrôler une loi portant interprétation ?La réponse est affirmative à travers la décision rendue. En effet, le Conseil constitutionnel est d’avis qu’il n’est pas nécessaire d’établir une quelconque distinction, pour faire simple, entre « loi simple » et « loi d’interprétation ».
Par conséquent, celle-ci est matériellement (une volonté du législateur) et formellement (vote à la majorité simple des suffrages exprimés, contrairement à la loi organique ou à la loi portant révision de la Constitution) une norme dont le contrôle relève sans aucun doute de son champ de compétence.
D’ailleurs, cette assimilation justifie, dans le système juridique sénégalais, il serait plus conforme de dire « loi portant interprétation » que « loi interprétative ou loi d’interprétation ». Partant de cette précision, le Conseil constitutionnel admet la « recevabilité » de la requête introduite par les requérants Abdou Mbow et autres.
Comme expressément rapporté dans la décision, il « est compétent pour contrôler la conformité de [la loi portant interprétation] à la Constitution ». 2. Quels sont les griefs soulevés par les requérants à l’encontre de la loi portant interprétation ?La bonne compréhension de la décision du Conseil constitutionnel recommande, au préalable, qu’il soit sérié et isolé les arguments agités par les requérants dits de l’Opposition parlementaire qui sont, dans le cas d’espèce, de deux ordres. a)
Le premier argument : les requérants estiment que la loi portant interprétation qu’ils ont déférée doit être déclarée non conforme à la Constitution au motif que ladite loi souffre d’un défaut de clarté et de lisibilité ; elle est obscure du fait de sa nouvelle rédaction.
Dans leurs arguments , Abdou Mbow et autres avancent, à l’appui de leur requête, que l’Assemblée nationale, en votant la loi portant interprétation « a rendu la loi interprétative extrêmement confuse dans sa mise œuvre future en raison du caractère vague et imprécis de l’expression « sans lien avec l’exercice d’une liberté publique ou d’un droit démocratique » ».Ils évoquent, à cet égard, des principes déjà reconnus par le Conseil constitutionnel, à savoir « les principes à valeur constitutionnelle d’intelligibilité, d’accessibilité et de sécurité juridique », principalement dans sa décision n° 02/C/21 du 20 juillet 2021. b) Le second argument : les requérants soutiennent que la loi attaquée contredit un principe acté dans la Constitution, dénommé « la non-rétroactivité des lois pénales plus sévères ».
En remettant en cause une amnistie qui profitait aux auteurs de crime et délit. La loi portant interprétation ne saurait, pensent-ils, porter atteinte à ce principe fondamental. Leurs propos étaient que « la loi attaquée modifie la loi n° 2024-09 du 13 mars portant amnistie en rendant possible le jugement de faits amnistiés » ; et, subséquemment, celle-ci est « dépourvue de caractère interprétatif » et « viole le principe constitutionnel de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères ». 3.
Quelle est la réaction du Conseil constitutionnel face aux arguments défendus par les requérants ?Premièrement, le Conseil constitutionnel n’a pas suivi les requérants sur le « caractère confus » de la loi portant interprétation.
Car, considère-t-il que « l’on ne peut tirer de la seule exclusion, par la loi interprétative, de faits du champ d’application de la loi portant amnistie, une atteinte au principe constitutionnel d’intelligibilité ; que le moyen est rejeté ».
Elle ne présentait « aucune ambiguïté »,, comme le prétendaient à tort les requérants. Deuxièmement, le Conseil constitutionnel rejoint l’argument des requérants à propos du principe constitutionnel de non-rétroactivité d’une loi pénale plus sévère.
Il commence par formuler une définition de la loi « portant interprétation », en considérant qu’elle l’est « lorsqu’elle se borne à expliciter le sens d’un texte antérieur, dont la signification était obscure ou ambiguë, sans poser une règle nouvelle ». Au vu de ce qui précède, il déclare, aux fins de censure de la disposition contenue dans le premier alinéa de la loi portant interprétation, que « la loi déférée en tant qu’elle restreint le champ d’application de la loi portant amnistie, en excluant des faits que celle-ci couvrait, modifie substantiellement cette dernière » (ce que les textes fondamentaux tels que la Constitution du Sénégal, en son article 9, et l’article 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 interdisent formellement au législateur). 4. Qu’est-ce que le Conseil constitutionnel a, de son propre chef, ajouté aux arguments invoqués par les requérants ?
En se fondant sur la loi organique n° 2016-23 du 14 juillet 2016 – laquelle détermine ses compétences, en plus de rappeler celles déjà fixées par la Constitution – le Conseil constitutionnel « relève dans la loi contestée soumise à son examen une violation de la Constitution » alors que cette violation n’a pas été invoquée particulièrement par « les requérants ».. Il considère, pour justifier sa démarche, qu’il a l’obligation de la « soulever d’office », certainement pour protéger l’ordre constitutionnel d’un « excès législatif ».
Par contre, ni les textes ni la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne reconnaissent actuellement au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’autosaisir. Ne pouvant pas s’autosaisir, le Conseil devra dans tous les cas, même d’extrême gravité, attendre d’être actionné.
Se référant aux engagements internationaux souscrits par l’Etat du Sénégal, réaffirmés dans le préambule de notre Constitution (en particulier la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples), le Conseil constitutionnel dit, express verbis, que « le législateur ne saurait, par une loi dite interprétative, ni faire obstacle à la répression de crimes imprescriptibles, ni priver de leur portée les principes relatifs à la sauvegarde de la dignité humaine » en mettant en avant simplement, selon les termes de la proposition de loi, « que ces crimes seraient liés à l’exercice d’une liberté publique ou d’un droit démocratique ».
On en déduit que quels que soient les motivations qui sous-tendent, au sens du droit international humanitaire, les « infractions graves » (assassinat, meurtre, crime de torture, actes de barbarie, traitements inhumains, cruels ou dégradants), seront jugées devant les juridictions compétentes.De telles infractions aussi graves sont, pour reprendre les mots du Conseil constitutionnel, « exclus dans le champ de l’amnistie lorsqu’ils ont un lien avec l’exercice d’une liberté publique ou d’un droit démocratique ».
Le Conseil constitutionnel venait ainsi de confirmer la justiciabilité des crimes graves commis durant la période couverte par la loi portant amnistie, que leurs auteurs soient des donneurs d’ordre, soit des exécutants passifs, soit encore des citoyens pensant exercer « une liberté publique ou un droit démocratique ». C’est pourquoi, l’enjeu de la décision, c’est de savoir qui disposaient de moyens répressifs pour commettre d’aussi graves violations qualifiées d’assassinat, de meurtre, de crime de torture, d’actes de barbarie, de traitements inhumains, cruels ou dégradants ? La réponse les tribunaux compétents diront la réponse. 5.
Le Conseil constitutionnel a-t-il tout dit sur la loi portant interprétation ?Sans être défiant, des interrogations, se dressent assurément sur le chemin de notre examen de la décision rendue à propos de la loi portant interprétation.
D’abord, nous considérons que l’évocation de la Déclaration, des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, proclamée dans ce contexte précis de la Révolution française (à ne pas confondre avec la Déclaration universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948) est, à notre sens, un anachronisme constitutionnel.
D’une part, le Sénégal est quasiment l’exception à brandir encore dans sa Constitution en vigueur, cette gloire de l’entreprise coloniale. Autant chanter fièrement la Marseillaise ! D’autre part, la vérité historique renseigne que la participation de la Colonie du Sénégal aux Etats généraux de la Révolution française de 1789 n’a été que par la volonté de perpétuation de l’exploitation coloniale de nos ancêtres. Pour rétablir les faits, il convient de noter que le Sénégal a expédié aux Etats généraux de Versailles un Cahier de Doléances qu’on se plaît, à tort, à rappeler.
Pourtant, le 15 avril 1789, partirent de Saint-Louis de «Très humbles doléances et remontrances des habitants aux citoyens de Saint-Louis », rédigées par la bourgeoisie locale formée de la masse des petits blancs, des mulâtres et des signares et de quelques nègres libres, propriétaires d’esclaves, tous préoccupés par la suppression de l’exclusivité de la Compagnie du Sénégal sur le commerce de gomme et d’esclaves.
Ainsi qu’en témoigne, R. Bonnardel , Saint-Louis du Sénégal: mort ou naissance ?, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 49 : « Le document ne fait état que du point de vue des notables, singulièrement métis, enrichis par la traite et qui n‘ont qu’un désir, c’est qu’elle continue ». Alors qu’elle fierté jurisprudentielle à en tirer en le faisant figurer dans une décision du Conseil constitutionnel, en 2025 et dans un état d’esprit de souveraineté. Oui, « révision jurisprudentielle » expurgerait cet avatar colonial dans un texte aussi fondamental et emblématique que la Constitution du Sénégal.
En outre, en citant ce texte, du reste indivisible, le Conseil constitutionnel valide, contradictoirement et inconsciemment, un article de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui aurait permis de ne pas censurer la loi portant interprétation. Je voudrais, en l’occurrence, faire état de l’article 2 en vertu duquel « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme.
Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ». Sans en dire plus, cet article pourrait à l’avenir poser un sérieux problème d’interprétation. Ensuite, cette question mérite d’être posée : pourquoi le Conseil constitutionnel se cantonne-t-il à un considérant pour prétendre à la restriction du champ d’application de la loi portant amnistie ? Ne devrait-il pas le mentionner expressément dans le dispositif qui comporte la « formule décisoire », si l’on sait que c’est lui-même qui soulève d’office une violation de la Constitution.
S’agirait-il d’une simple répétition de principe ? L’on comprend pertinemment qu’un considérant est, par essence, contrairement aux visas, une présentation « des motifs de droit et de fait qui justifient la décision prise et formalisent la motivation de l’acte ». Dès lors, le considérant n’a pas la même force obligatoire ou impérative que les articles du dispositif de la décision. Ne fallait-il pas alors ajouter un article qui, par interprétation modifiera, de façon jurisprudentielle, la loi portant amnistie elle-même ?
Enfin, l’autre point de discussion porte sur le raisonnement non abouti du Conseil constitutionnel quant aux conséquences juridictionnelles attachées aux crimes imprescriptibles. Il s’agit de l’éventuelle possibilité des victimes d’ester, sous certaines conditions, devant les juridictions étrangères ou internationales sur le fondement de la clause de « compétence universelle » insérées tous les instruments internationaux pertinents (dont les convention de Genève de 1949, convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984, le statut de Rome de la Cour pénale internationale de 1998).
Au fond, la compétence universelle a pour objet d’éviter l’impunité et d’empêcher ceux qui commettent des crimes graves de trouver refuge dans des pays tiers. De fait, la compétence universelle permet à tous les États de s’acquitter de leur obligation de poursuivre et de punir les criminels de guerre. C’est l’obligation d’extrader ou de poursuivre (aut dedere aut judicare). à suivre…