Au Sénégal, l’activité de transformation de l’anacarde a été confrontée à de nombreux vents contraires cette année. Alors que plusieurs investisseurs et agro-industriels locaux ont misé sur ce segment, espérant reproduire le succès ivoirien sur place, rien ne s’est passé comme prévu. Entre hausse des prix de la matière première et perturbations des opérations, l’exercice 2024 est une année à oublier pour plusieurs entreprises. Explications.
Baisse de la production
Pour expliquer la mauvaise situation en 2024, plusieurs acteurs mettent d’abord en avant la faiblesse de la production liée aux perturbations climatiques. Le pays a en effet connu cette année comme la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso, une forte vague de chaleur entre mars et avril qui a coïncidé avec la période de floraison, cruciale pour le développement des arbres.
D’après Boubacar Konta, président de l’Interprofession du cajou du Sénégal, les températures élevées ont lourdement impacté la filière avec des pertes de productivité allant de 60% à 70% dans les plantations. « Des champs d’anacardiers qui pouvaient permettre de récolter une tonne de fruits se sont retrouvés à moins de 200 kg. Cela a considérablement joué sur l’offre » confie-t-il à l’Agence Ecofin.
S’il n’avance pas encore de chiffres définitifs, le responsable estime néanmoins que l’offre de cette année devrait être inférieure à 100 000 tonnes, soit moins que les 160 000 tonnes de 2023.
Concurrence exacerbée et envol des prix
Au Sénégal, la filière anacarde est libéralisée avec une offre locale d’ordinaire plus faible que dans les pays voisins, en raison du climat peu favorable. De fait, la récolte est fortement disputée chaque année entre les nationaux qui ont besoin des noix pour faire tourner leurs usines, et les exportateurs principalement en provenance du Vietnam et de l’Inde.
« Le Sénégal présente l’une des meilleures qualités de noix en Afrique de l’Ouest avec la Guinée-Bissau et la Gambie. Du coup, cette origine est très recherchée par les Indiens et les Vietnamiens. Les prix d’achat sont traditionnellement plus élevés par rapport à d’autres pays de la sous-région » explique Pierre Ricau, analyste à N’kalô.
Dans un tel contexte et avec la récolte plus faible que d’habitude cette année, il y a eu une véritable ruée vers l’or gris sur le marché. Alors que les prix tournaient autour de 300 – 400 FCFA entre mars et avril, les acteurs locaux indiquent qu’ils ont grimpé à jusqu’à 850 – 900, voire 1000 FCFA avec la compétition menée par les acteurs asiatiques qui s’appuient sur des commerçants ambulants localement appelés « Bana-bana » qui sillonnent les zones de production.
« Le prix de la matière première est hors de portée. On ne peut pas travailler dans un tel contexte et vendre sur le marché. C’est une hausse de plus de 300% par rapport à l’année dernière. Les Indiens peuvent se permettre un tel tarif parce qu’ils ont un marché intérieur énorme » a expliqué Elimane Dramé, Directeur général de la Société de commercialisation des produits locaux (SCPL) basée à Ziguinchor.
« Les Indiens et des Chinois étaient sur place et mettaient les moyens pour acheter même quand sur les marchés locaux le kilogramme était à 1000 FCFA » confirme Abdoulaye Ndiaye, responsable administratif et financier de la Société d’Exploitation des Produits du Terroir (SEPT) installée à Sokone dans la région de Fatick. Au-delà de la réalité de cette concurrence, Pierre Ricau indique que les acteurs du segment de la transformation ont été surpris par le déroulement de cette saison.
« Les transformateurs sénégalais n’ont pas anticipé la situation et auraient dû s’approvisionner massivement avant la hausse des prix. Beaucoup d’entre eux ont tardé à le faire. C’est à partir de la fin avril qu’ils ont réalisé que la récolte était très mauvaise. Mais quand ils sont arrivés sur le marché, c’était déjà la guerre pour avoir les quantités disponibles. En Côte d’Ivoire où l’offre a aussi été décevante, la situation était également critique pour les transformateurs. Comme certains acteurs ont vu venir cela, ils ont intensifié leur approvisionnement et ont acheté assez tôt » explique-t-il.
Si la Guinée-Bissau semblait une option possible d’approvisionnement de proximité pour les transformateurs, plusieurs opérateurs locaux ont indiqué que les prix pratiqués dans le pays voisin ont douché les espoirs. Les fournisseurs de l’autre côté de la frontière veulent en effet eux aussi tirer profit de l’aubaine de la hausse des prix.
« La seule alternative qu’on avait, c’était la Guinée-Bissau. Et comme ils sont au courant de ce qui se passe au Sénégal, eux aussi se sont alignés avec les prix pratiqués » déplore M. Abdoulaye.
Des usines à l’arrêt ou fermées
Avec la pénurie de matières premières et la hausse considérable des prix par rapport à 2023, les transformateurs de noix de cajou n’ont pas pu remplir leurs objectifs de collecte. Dans un tel contexte, certaines entreprises ont suspendu leurs opérations pour limiter les pertes opérationnelles et ont réduit leurs effectifs.
« Sur un objectif de 300 tonnes de noix de cajou bio que nous transformons dans notre usine chaque année, nous n’avons malheureusement obtenu que 24 t jusqu’à la fin de la collecte vers fin juin/début juillet. Cette quantité a été collectée pour la quasi-totalité en début de campagne chez les quelques producteurs avec qui nous travaillons au prix de 600 FCFA/kg. Face à cette situation et après étude de l’impact économique très négatif d’une mise en veille de l’entreprise avec option de chômage technique d’une partie du personnel à la majorité des voix, le Conseil d’administration du 20 juillet 2024 a décidé de procéder au licenciement pour motif économique de l’ensemble de l’équipe, en attendant de voir les perspectives pour la saison prochaine. L’usine est aujourd’hui fermée jusqu’à la campagne prochaine, disons vers avril 2025 » a confié à l’Agence Ecofin, Jacques Seck, le DG de Ethicajou, basée à Kolda dans le Sud du pays.
« L’activité est à l’arrêt au niveau de notre unité de transformation moderne qui a été installée en 2020 avec une capacité de 2400 tonnes par an. Nous avons acheté seulement 10 tonnes de noix brutes cette année. Avec les prix, on ne pouvait pas continuer à s’approvisionner » renchérit M. Dramé.
« Nous avions démarré l’année dernière nos activités dans notre unité d’une capacité installée de 4500 tonnes. On avait besoin de 2000 tonnes pour la faire tourner cette année, mais cela n’a pas été possible. Nous avions un stock de 300 tonnes que nous avions gardé, mais on n’a pu collecter que 120 tonnes. Et c’est ce stock que nous utilisons actuellement » affirme pour sa part, M. Ndiaye.
Vers un soutien de l’État à la filière en 2025 ?
Le Sénégal fait partie des pays qui jusqu’à présent, n’ont pas mis en place de politique de soutien à la transformation de l’anacarde, contrairement au Bénin, à la Côte d’Ivoire ou au Burkina Faso. Alors que cette année, l’industrie connait l’une de ses pires crises depuis une décennie, de nombreux observateurs appellent à une intervention des pouvoirs publics afin d’améliorer la situation de la filière.
Selon Boubacar Konta, l’Interprofession du cajou a déjà mené des discussions avec le ministère de l’Industrie et du Commerce pour le sensibiliser sur la situation critique des usines installées du pays. Dans le rang des acteurs, plusieurs propositions de modèles de soutien à l’industrie sont émises. M. Dramé affirme que l’application d’un prélèvement sur les exportations de noix de cajou brute pourrait permettre de financer la production et la transformation.
De son côté M. Abdoulaye plaide pour une prime à la transformation, à l’image de la mesure en vigueur en Côte d’Ivoire où les industriels perçoivent 400 FCFA pour chaque kilogramme d’amande exportée.
« L’État sénégalais n’a pas les mêmes moyens économiques que la Côte d’Ivoire et la même taille de production. Ils ne pourront pas subventionner la transformation locale d’une manière aussi importante que ce qui est fait là-bas. Mais je peux dire que le nouveau gouvernement semble assez réceptif à l’idée de soutenir la transformation locale en s’inspirant de la politique ivoirienne » indique Pierre Ricau.
Quelle que soit la forme que prendra un soutien éventuel, les acteurs de la filière au Sénégal sont unanimes sur le fait qu’un statu quo pourrait clairement mettre en danger le secteur naissant de la transformation de cajou dans le pays.
Espoir Olodo