« On ne veut pas être un deuxième Gaza ». « Tout peut recommencer à tout moment ». L’inquiétude est réelle au sein de la population libanaise. Le pays est une mosaïque confessionnelle avec ses dix-huit communautés religieuses inscrites dans la Constitution, parmi lesquels des musulmans sunnites, chiites, druzes et des chrétiens de tous bords.
D’avis d’experts du Proche-Orient, le plus grand danger encouru par le Liban aujourd’hui, c’est d’abord la guerre qui l’oppose à Israël, plus déterminée que jamais à frapper le Hezbollah là où il se cache, malgré les pertes civiles. Et ensuite que le repli confessionnel s’amplifie et pousse le pays vers une guerre interne. Mais pour la professeure en Relations internationales de l’UCLouvain Elena Aoun, l’équation d’aujourd’hui n’est pas celle des guerres qui ravagèrent le Liban de 1975 à 1989.
Un contexte complexe
La situation du Liban est d’une complexité rare. Pour Elena Aoun, même s’il ne faut pas nier que le Hezbollah est partie prenante de l’équation actuelle, « ce qu’on voit, ce sont surtout des bombardements incessants de l’armée, de l’aviation israéliennes sur le Liban. […] Il y a des victimes qui tombent dans les différentes communautés et pas uniquement dans la communauté chiite (proche du Hezbollah, NDLR). Sans parler de la destruction. On est donc déjà face à une guerre quasi-totale« .
Cette guerre vient se greffer à une situation interne complexe avec une paralysie institutionnelle liée à l’absence de président, une situation économique dégradée et des fractures apparues après l’explosion dans le port de Beyrouth en 2020. À cela s’ajoute la présence d’un demi-million de réfugiés palestiniens et d’un million de réfugiés syriens dans ce pays plus petit que la Belgique. Autant d’éléments bien différents de ceux qui ont prévalu au moment de la guerre civile ou plutôt aux multiples guerres qui ont secoué le Liban pendant les années 70 et 80.
Flash-back sur « la » guerre civile
Dans les années septante, l’instabilité politique règne au Liban et, plus largement, dans le Proche et Moyen-Orient. Même si le pays du Cèdre est officiellement en guerre avec Israël depuis 1948, l’éviction des militants palestiniens de Jordanie en septembre 1970 va avoir des répercussions conséquentes pour le Liban puisqu’elle ira de pair avec le départ de Jordanie du leader du Fatah et de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine), Yasser Arafat, et son installation au Liban.
« Le Fatah, l’élément milicien le plus robuste au sein de l’OLP, basé à Amman, se voit contraint par le roi Hussein de Jordanie à quitter le territoire jordanien, ce qui explique que Yasser Arafat va établir son nouveau QG à Beyrouth Ouest. Le sud du Liban est alors progressivement appelé ‘Fatah Land’, car ces Fedayin, ces combattants, continuent leur lutte contre Israël mais au départ du sud du pays, puisqu’ils ne peuvent plus le faire au départ de la Jordanie« , précise l’expert du Moyen-Orient et chercheur à l’École royale militaire Didier Leroy.
© RTBF – Quentin Vanhoof
Naissance du Hezbollah
Une fois au Liban, la résistance palestinienne face à Israël s’organise, ce qui suscite des frictions avec les différents pans de la population libanaise. Les exactions se multiplient de part et d’autre ; l’assaut par les « Phalanges » chrétiennes contre un car véhiculant des Palestiniens conduit au déclenchement de la guerre dite civile en avril 1975.
Dans ce contexte où la guerre a une dimension régionale, à deux reprises, en 1978 et 1982, Israël envahit le Liban avec l’objectif « d’empêcher Yasser Arafat de poursuivre son harcèlement au départ du territoire libanais, explique Didier Leroy. C’est bien l’invasion de 1982 qui va mécaniquement mener à la création du Hezbollah« . L’Iran est tapi dans l’ombre de la nouvelle milice. Car c’est bien une milice qui est créée, le parti politique ne verra le jour que bien plus tard.
Les combattants du Hezbollah sont des Arabes chiites libanais mais la milice n’aurait pas vu le jour sans l’aide de l’Iran. Cette aide consiste en de l’argent, l’entraînement des membres de la milice et l’envoi de 2000 gardiens de la révolution – des conseillers militaires – aux abords de Baalbek, vers le nord de la plaine de la Bekaa, dans le nord-est du Liban. « C’est ce qui explique que cette région est le berceau idéologique du Hezbollah au Liban« , précise l’expert de l’École royale militaire.
Une guerre civile fratricide et plurielle
Le Hezbollah va se renforcer au Liban et affaiblir la milice chiite Amal qui se battait contre Israël avant sa création. C’est aussi l’époque du repli sur soi pour les communautés en présence, chiites, sunnites, chrétiennes et la multiplication des milices de tous bords. « À un moment de la guerre, dans les années 80, les choses vont tellement s’envenimer que chaque communauté va être en proie à des luttes fratricides. Chrétiens contre chrétiens. Chiites contre chiites. Et dans le cas de la communauté chiite, c’est bien le Hezbollah qui va militairement parvenir à s’imposer sur Amal« , explique Didier Leroy.
La professeure de l’UCLouvain Elena Aoun abonde dans ce sens : « On a vu des rivalités sanglantes au sein des communautés elles-mêmes, au sein de la communauté chrétienne, de la communauté maronite (Église catholique orientale, NDLR). Et bien sûr, au sein des chiites durant la guerre des « camps palestiniens » dans la deuxième moitié des années 80, quand Amal et Hezbollah, qui sont aujourd’hui deux grands alliés, se sont entretués« .
Si bien que la guerre civile libanaise peut être qualifiée de plurielle. « Le terme guerre civile au singulier est un écran de fumée qui ne cache pas moins de 27 sous conflits et des vrais sous conflits avec des protagonistes différents, des zones d’affrontements différentes, des enjeux différents et des jeux d’alliances changeants. C’est uniquement un raccourci lexical de parler d’une guerre civile au singulier », précise Didier Leroy. C’est dire la complexité des enjeux, tant internes que régionaux, qui se jouent sur ce territoire.
Deux camps en présence
Au fil des quinze années de guerre civile, le conflit complexe va en réalité se confessionnaliser et se polariser au départ entre, pour simplifier, un camp chrétien conservateur et un camp dit « arabo-progressiste ». « Les termes conservateurs et progressistes ne sont pas à comprendre dans le champ sémantique des valeurs morales, mais par rapport à la formule de gestion politique du Liban« .
Face à la diversité religieuse du Liban en effet, un « confessionnalisme politique » est à l’œuvre selon Didier Leroy. Il est illustré, par exemple, par le Pacte national qui consiste à répartir les postes clés de l’État en fonction du poids des communautés religieuses. Le Pacte national se traduit par une triple présidence pour gouverner le Liban : un président de la République issu de la communauté chrétienne maronite, un Premier ministre sunnite et un Président du parlement chiite.
Dans ce contexte, le camp chrétien conservateur s’accroche à cette répartition des postes clés basée sur un recensement de la population datant de 1932 qui lui est favorable. À l’époque en effet, il y avait beaucoup plus de chrétiens au Liban. Le camp arabo-progressiste, pro palestinien, veut, lui, que la répartition des postes tienne compte de la croissance démographique de la population chiite au Liban.
La guerre civile libanaise ne prendra fin qu’avec les accords de Taëf, signés dans la ville saoudienne en octobre 1989, avec un enthousiasme modéré. Le texte prévoit notamment que les musulmans seront mieux représentés au Parlement et que les milices seront désarmées. « Le seul acteur milicien qui est l’exception à cette règle-là, c’est le Hezbollah. Il parvient à négocier le maintien de son arsenal en dehors du contrôle de l’État« , précise Didier Leroy. La guerre s’achevant sur une double occupation de fait avalisée par la « communauté internationale » – Israël au Liban-Sud, la Syrie dans l’essentiel des autres régions -, cet arsenal n’a cessé de grandir depuis.
Le Liban indissociable de sa région
Le contexte qui a favorisé l’irruption de la guerre civile et la situation actuelle sont différents, analyse Elena Aoun, ce qui n’exclut pas une instabilité au Liban dans les prochaines années. « Il est évident que la sévérité des bombardements israéliens ne va faire que couler un peu plus le pays et sa population. Dans ce contexte, des acteurs politiques pourraient capitaliser sur ce qui se passe pour demander une forme de divorce avec ceux qui ont en été la cause à leurs yeux, à savoir le Hezbollah, les chiites, etc.« .
Une partie du Liban est « alignée sur l’agenda du Hezbollah, et donc sur une dimension régionale alignée sur l’Iran. Et fatalement, une écrasante majorité de la population chiite sait que le Hezbollah défend ses intérêts et sa survie dans un océan sunnite. Et il y a un autre Liban qui, lui, n’est pas d’accord avec l’agenda du Hezbollah, ne souhaite pas voir son arsenal continuer à proliférer en dehors du contrôle de l’armée libanaise« , analyse de son côté Didier Leroy.
Comment évolueront les différentes communautés libanaises ? Impossible à dire aujourd’hui. Les experts s’accordent en tout cas pour avancer qu’une guerre civile au Liban est une guerre régionale. « Si on ne comprend pas l’équation palestinienne, on ne comprend pas la guerre civile au Liban. Si on ne comprend pas la présence syrienne, les invasions à répétition et puis l’occupation israélienne, on ne comprend pas grand-chose« , conclut Elena Aoun, persuadée que la stabilité du Proche-Orient, et donc aussi du Liban, passera par la résolution du conflit israélo-palestinien.