Parler de Serigne Touba n’est pas une tâche aisée. Presque tout a déjà été dit à son sujet. Alors que la communauté mouride a récemment célébré le centenaire de son retour à Touba, ‘’EnQuête’’ vous propose un portrait complet du fondateur du mouridisme, explorant tous les aspects de sa vie : sa naissance, son existence après le décès de son père, ses confrontations avec les colons, ses relations avec les familles royales et ses différents voyages. Aucun aspect de la vie de Serigne Touba, Cheikh Ahmadou Bamba Khadimou Rassoul, ne sera omis.
Concernant sa naissance, il est dit que Serigne Touba, Cheikh Ahmadou Bamba Khadimou Rassoul, est né en 1272 de l’Hégire (1852-1853) à Mbacké-Baol, dans la maison de son père située près de l’actuelle route de Dakar. Selon ‘’L’Abreuvement du Commensal dans la Douce Source d’Amour du Serviteur’’ de Cheikh Mouhammadou Lamine Diop Dagana, Ahmadou Bamba a passé les premières années de sa vie dans la maison paternelle. Il ne la quitta qu’à l’âge de rejoindre l’école coranique. En ce qui concerne son nom, il s’appelle Ahmad, fils de Muhammad, fils de Habiboullah, fils de Muhammad le Grand, fils de Habiboullah, fils de Muhammad al-Khayr. C’est Muhammad le Grand, surnommé ‘’Maram’’, qui construisit en 1780 le village de Mbacké-Baol, où il installa son fils aîné, Muhammad Farimata, avant de retourner au Djolof où il mourut.
Quant à ses origines, ses ancêtres étaient des Toucouleurs qui quittèrent le Fouta pour s’installer au Djolof. Il est communément dit qu’ils venaient de Mauritanie. Leurs cousins restés dans cette région sont appelés Alu-Modi Nalla. Il est dit qu’ils sont des shérifs. ‘’Mon frère et maître Mukhtar Binta Lo, fils d’Ibrahim, le cheikh Niomrée, m’a appris qu’Ahmadou Bamba lui avait confirmé cela. À ce propos, il a dit : « J’étais avec lui un jour et, au cours de notre conversation, nous avons parlé de cette tribu maure considérée comme shérif… Il m’a dit : ‘Ne sais-tu pas que ce sont nos frères ?’ C’est ainsi que j’ai su que les ancêtres du Cheikh étaient des shérifs. » Je crois que le témoignage le plus éloquent du ‘Charaf’ de cette famille réside dans la douceur de ses mœurs, sa générosité, sa mansuétude, son amour pour la bienfaisance, son mépris pour la bassesse et sa foi authentique en Dieu’’, lit-on dans le livre.
D’autre part, Marième, la mère d’Ahmadou Bamba, surnommée Diaratoulah, était la fille de Muhammad, fils de Muhammad, fils de Hammad, fils de Ali Bousso. Le « Charaf » des Bousso est vérifié, leur généalogie remontant à l’Imam Hassan, fils d’Ali ibn Abi Talib. Serigne Touba est donc shérif aussi bien par sa lignée maternelle que paternelle. Il se rendit à Bogué et à Mbumba où il observa les ruines des villages autrefois habités par les Mbacké. Un natif de cette région, appartenant à la famille Ba, a d’ailleurs affirmé que les Mbacké étaient leurs cousins et que le nom de Mbacké était une déformation wolof du nom Ba. ‘’Cette opinion est, à mon avis, fort invraisemblable. Je crois, en revanche, que le nom Mbacké est aussi ancien que tous les autres noms non-arabes’’, a précisé M. Diop.
Les Bousso habitaient le village de Golléré au Fouta, voisin des villages des Mbacké. Ce voisinage entre les deux familles corrobore la thèse de leur origine commune.
Lorsqu’il atteint l’âge d’aller à l’école, Ahmadou Bamba fut confié à Muhammad Bousso, le frère germain de sa pieuse mère, qui l’initia au livre sacré avant de l’envoyer auprès de son oncle, Tafsir Mbacké Ndoumbé (fils de Muhammad Sokhna Bousso, fils du précité Muhammad le Grand, qui était le frère germain d’Asta Walo Mbacké, la grand-mère maternelle d’Ahmadou Bamba). Tafsir et son élève passaient la saison sèche à Mbacké et l’hivernage au Djolof. À la mort de son maître, Ahmadou Bamba avait presque maîtrisé le Coran. Il a été rapporté qu’à la mort de son maître, il avait atteint le 82e verset de la 5e sourate du Coran. Il rejoignit alors son père et termina le reste du livre par ses propres efforts, avec l’aide de certains maîtres de l’enseignement coranique. À cette époque, il demeurait la plupart du temps aux côtés de son père, qu’il ne quittait que pour rendre visite à Muhammad Diarra, son frère germain, qui poursuivait encore son instruction coranique auprès d’un maître.
Parfois, il s’écoulait un ou deux mois avant qu’Ahmadou Bamba ne rejoigne son père. C’était à l’époque du conquérant Maba, lorsque les parents d’Ahmadou Bamba, ainsi que de nombreux habitants du Baol et du Djolof, émigrèrent au Saloum avec ce dernier.
À la mort de Maba, beaucoup d’émigrés regagnèrent leur contrée, parmi eux, le père d’Ahmadou Bamba, qui partit pour le Cayor en compagnie du Damel Lat-Dior (1886). Ahmadou Bamba, son oncle Muhammad Bousso, et la famille de ce dernier restèrent au Saloum, où Ahmadou Bamba poursuivit son instruction auprès de son oncle Samba Toucouleur Ka, qui l’initia aux différentes disciplines de la théologie islamique. Il avait déjà bien avancé dans son apprentissage lorsqu’il rejoignit son père, installé dans le village de Peter (près de Keur Amadou Yalla), la capitale du Damel Lat-Dior. Ce dernier, qui avait une grande affection pour Momar Anta Sali, l’avait fait son conseiller privilégié.
Malgré la confiance et l’estime que lui portait le Damel, Momar Anta Sali n’éprouvait aucun désir pour les richesses et le pouvoir du roi. Son attitude était uniquement dictée par le souci de préserver les intérêts de sa famille. ‘’C’est pourquoi, bien qu’étant à sa disposition, Momar n’habitait pas avec le Damel, mais fonda son propre village. Cet isolement était d’autant plus nécessaire que Momar était un enseignant, et que l’enseignement ne pouvait pas être bien dispensé à la cour des rois. Comme son village se situait tout près de la capitale royale, il pouvait, au besoin, se rendre auprès du Damel sans peine ni retard’’, écrit l’un des cheikhs de Bamba dans son livre.
Ahmadou Bamba resta avec son père et poursuivit son instruction, excellant dans toutes les disciplines islamiques. Pendant ce temps, il fréquentait Khali Madiakhate Kala, le cadi du Damel, un érudit réputé notamment pour la qualité de sa poésie. Ahmadou Bamba le consultait pour approfondir sa connaissance de la langue arabe, lui soumettant parfois des poèmes qu’il avait composés afin que Madiakhate en vérifie la conformité aux règles de grammaire, de lexicographie et de métrique. Parfois, il décelait des fautes, parfois non. Leurs relations continuèrent ainsi jusqu’à ce que l’élève surpassât le maître dans l’art de la poésie, au point que les efforts de ce dernier, jadis consacrés à la correction des poèmes de son élève, visaient désormais à les apprendre par cœur.
Cependant, l’instruction d’Ahmadou Bamba auprès de Madiakhate ne dépassa pas ce cadre ; il n’étudia pas de livre complet avec lui.
S’étant aperçu de l’excellence de son fils dans les disciplines littéraires et religieuses, de son dynamisme et de son honnêteté, Momar Anta Sali confia à Ahmadou Bamba les tâches liées à l’enseignement. Auparavant, en raison de sa confiance en son intelligence et sa bonne maîtrise du savoir, il lui demandait de donner des leçons aux élèves absents. Ahmadou Bamba s’acquittait de ses devoirs avec compétence, et les élèves de son père se contentèrent de lui, de même que son père l’agréa.
Peu de temps après, le Damel quitta Keur Amadou Yalla pour s’installer dans sa résidence de Sougère. Momar Anta Sali construisit à son tour un village à proximité, baptisé Mbacké-Cayor. Il y resta deux ans avant de mourir au mois de Muharram de l’an 1300 de l’Hégire. J’ai entendu Ahmadou Bamba dire : ‘’J’ai récité le Coran au chevet de mon père agonisant durant la journée du lundi. Il mourut dans la nuit de mardi et fut inhumé à Dékhelé (un village situé dans la province de Mbakol) où sa tombe fait toujours l’objet de visites.’’ Ahmadou Bamba accompagna le cortège funèbre qui transporta la dépouille de son père à Dékhelé. Pendant le trajet, certains cavaliers lui proposèrent leurs montures, mais il préféra marcher. La foule immense rassemblée pour les funérailles choisit Serigne Taïba Muhammad Ndoumbe de Sill pour diriger le service funèbre.
‘’Il présenta ses condoléances à la famille du défunt et s’adressa particulièrement à Ahmadou Bamba en ces termes : ‘Où est Serigne Bamba ?’ (ainsi l’appelait-on alors). Ahmadou Bamba, qui se trouvait à l’extrémité de la foule, répondit et se leva. ‘Rapproche-toi !’. Ahmadou Bamba s’approcha de l’orateur suffisamment pour pouvoir le voir, l’entendre et lui répondre sans élever la voix (il s’abstint d’avancer davantage pour ne pas déranger l’assistance). ‘Rapproche-toi encore !’ ‘Je vous entends bien’. ‘Je voudrais que vous nous accompagniez, d’autres dignitaires et moi, chez le Damel afin que nous lui présentions nos condoléances. Le défunt était son ami intime, son guide et conseiller personnel, et nous vous recommandons à lui pour vous permettre d’occuper auprès de lui la même place que votre père et de jouir des mêmes honneurs. »
« Je vous remercie pour vos condoléances et vos conseils. Pour ce qui concerne le Damel, je n’ai pas l’habitude de fréquenter les monarques. Je ne nourris aucune ambition à l’égard de leurs richesses et ne cherche des honneurs qu’auprès du Seigneur suprême », a raconté M. Diop dans le livre.
Ces propos semèrent le désarroi au sein de la foule. Les pieux furent étonnés de voir un de leurs fils, encore jeune, transcender les futilités et oser critiquer implicitement ceux qui ambitionnaient les richesses terrestres. Les gens du commun furent surpris de le voir se détourner d’un prestige gratuit, au point de le considérer comme un déséquilibré. L’attitude de ces deux groupes lui inspira deux beaux poèmes.
Les activités de Bamba après la mort de son père
Durant la vie de son père, Ahmadou Bamba ne prenait aucune décision sans le consulter. De plus, il lui obéissait inconditionnellement. Après sa mort, Ahmadou Bamba continua d’enseigner pendant un peu plus d’un an. Pendant cette période, ses disciples ne s’intéressaient qu’à la science, tout comme il ne se consacrait qu’à leur instruction.
Cependant, il éprouvait un désir profond de s’engager dans la mystique, aimant les habitudes des mystiques telles que la solitude et l’errance. Il utilisait leur langage et cherchait, à leur manière, le sens profond des textes. Cette préoccupation, qui surpassait désormais toutes les autres, le poussa à en informer ses disciples, d’abord indirectement, puis, face à l’irrésistible force de cette nouvelle tendance, il déclara ses intentions et les invita à le suivre.
Après avoir réuni ses disciples, il leur tint fermement ce discours : « Ceux parmi vous qui m’ont accompagné dans le but d’acquérir la science doivent désormais aller chercher un autre maître et ceux qui veulent ce que je veux doivent me suivre et observer mes ordres. » Puis il se retira. Ses propos troublèrent profondément ses disciples, dont certains décidèrent de partir tandis que d’autres choisirent de rester. Ahmadou Bamba observa leur réaction avec calme, sans interroger quiconque sur ses intentions.
Ainsi, la majorité des disciples quittèrent le maître, ne laissant à ses côtés qu’un petit groupe fidèle.
Il est important de noter qu’auparavant, du vivant de son père, Ahmadou Bamba avait déjà écrit dans le domaine des sciences islamiques traditionnelles. Il mit en vers ‘’Umm Al-Barrahim’’, un traité de théologie musulmane d’Al-Sanusi. Ce poème fut approuvé par son père, qui l’enseigna même à la place du texte original. Ahmadou Bamba a précisé que son père avait appris ce poème à deux de ses fils : Sîdi Muhammad al-Khalifa, plus connu sous le nom de Cheikh Thioro, et Ahmadou Al-Mukhtar, plus connu sous le nom de Serigne Afe. Ahmadou Bamba mit également en vers ‘’Bidaya al-Hidaya’’ (Commencement de la bonne direction) d’Al-Ghazâlî. Ce poème fut intitulé ‘’Mullayyin al-Sudûr’’ (Celui qui adoucit les cœurs). Plus tard, en 1904, il résuma ce poème et lui donna le nouveau titre de ‘’Munawwir al-Sudûr’’ (Celui qui éclaire les cœurs). Il composa également d’autres poèmes, parmi lesquels ‘’Djadhbatou Sighar’’ (Celui qui attire les jeunes) et ‘’Al-Djawhar al-Nafis’’ (La perle précieuse), une vérification du traité de rituel musulman d’Al-Akhdari.
Ainsi, Ahmadou Bamba décida de passer, avec le groupe de disciples restés avec lui, de l’éducation livresque à l’éducation spirituelle. De nombreux textes existent dans lesquels il définit la voie qu’il a tracée pour ses adeptes. Il écrivit également les recommandations suivantes à l’intention de tous ses disciples : « De ma part, à tous les mourides et à toutes les mourides, des salutations distinguées préservant tous des damnés et des damnées et assurant à tous salut et quiétude ici-bas et dans l’au-delà, grâce au Messager. J’ai donné à tous ceux qui se sont affiliés à ma voie pour complaire à Dieu, le Généreux, le Très-Haut, l’ordre d’apprendre les dogmes fondamentaux de l’islam : le Tawhîd, les préceptes concernant l’ablution rituelle, l’accomplissement de la prière canonique et du jeûne du ramadan, ainsi que d’autres devoirs cultuels. Je m’engage, pour complaire à Dieu, le Généreux, à composer pour vous des livres comprenant tout cela. Salut, Miséricorde et bénédiction divines soient répandues sur vous », disait Bamba à ses disciples.
Serigne Touba, ayant reçu l’ordre de promouvoir l’éducation spirituelle et obtenu l’approbation de ses disciples, leur faisait subir des exercices de mortification, la faim, des travaux fréquents, le dhikr fréquent consistant en la répétition de la formule « Il n’y a point de dieu que Dieu » et la déclamation de ses poèmes, le maintien de la propreté rituelle, et l’isolement, notamment en évitant les femmes. Grâce à ces pratiques, ses disciples surpassaient leurs semblables au point de pouvoir sacrifier biens et âmes pour complaire à Dieu.
Tels furent les rapports entre le cheikh et ses disciples depuis le début de l’année 1301/1884 jusqu’à son départ de Mbacké-Cayor et son installation à Mbacké-Baol au cours de la même année. Il passa dans cette ville plusieurs années durant lesquelles des hommes affluaient vers lui de toutes parts : certains voulaient adhérer à sa voie, d’autres lui offrir des présents, d’autres encore sollicitaient des prières. Le chemin conduisant à sa demeure était devenu aussi animé que celui menant au marché.
Pendant les quatre années suivant son installation à Mbacké-Baol, sa renommée grandit tellement qu’hommes distingués et gens du commun s’en étonnaient.
À cette époque, il entreprit des voyages dans les provinces voisines, allant du Saloum au Walo-Barak. Au cours de ces voyages, il rencontra les grands chefs religieux de ces contrées, visita les tombes de leurs saints hommes, reçut l’ijâza de leurs cheikhs et s’instruisit des Wird qui y étaient pratiqués. Il se rendit également auprès de la famille du Cheikh Sidya, dont il visita la tombe à Tindawh. De même, il rendit visite à son fils Cheikh Sidiya Baba à Mimoin, s’instruisit auprès de lui, mit en vers la chaîne initiatique quadririte depuis Cheikh Baba jusqu’à la fin de la chaîne, et fit l’éloge de cette famille.
L’attitude des proches d’Ahmadou Bamba vis-à-vis de lui après son installation à Mbacké en 1884
Le prestige extraordinaire acquis spontanément par Ahmadou Bamba, un jeune homme issu de leur propre communauté, à la fois du côté maternel et paternel, ne pouvait manquer de susciter des réactions parmi ses proches et égaux.
En effet, ces derniers ne supportaient pas d’être dominés par lui. Cette situation engendra rapidement des sentiments de jalousie qui se manifestèrent par des agressions verbales et physiques. Ahmadou Bamba fut alors contraint de quitter la mosquée générale pour fonder sa propre mosquée. Cette dernière devint rapidement plus appréciée que la première, ce qui ne fit qu’exacerber les sentiments hostiles à son égard.
Les rapports d’Ahmadou Bamba avec les familles royales
À l’hostilité de ses proches, s’ajouta celle des souverains. Ces derniers, ayant auparavant entretenu des relations amicales avec son père, souhaitaient qu’Ahmadou Bamba perpétue ces liens. Mais il refusa et ce refus fut interprété par eux comme un signe de mépris. Ils pensèrent, à tort, qu’il rejetait même l’attitude de son père, qui leur était favorable.
Toutefois, il est vrai qu’il adressait avec respect des avertissements à son père, lui conseillant de se tenir à l’écart des souverains, estimant que leur prestige terrestre conduirait à l’humiliation dans l’au-delà. Son père lui répondait : « Tu as raison, tu as bien fait. Que Dieu te bénisse. » Cependant, pour justifier son attitude, le père rappelait à son fils que ses intérêts ne pouvaient être sauvegardés autrement.
Par ailleurs, à la suite de la bataille de Samba Sadio, un village situé dans la partie orientale du Ndiambour limitrophe du Djolof, qui opposa en 1875 Ahmadou Cheikhou Ba du Fouta au Damel Lat-Dior soutenu par les Français, et qui fut remportée par l’armée du Damel, les tensions s’accrurent. Cette victoire permit au Damel de récupérer un butin considérable constitué de biens et de captifs, principalement des musulmans originaires du Djolof, du Fouta et du Cayor. Le Damel consulta ses conseillers juridiques musulmans pour savoir s’il était légitime d’asservir ces captifs. L’un de ses éminents conseillers lui affirma que cela était légitime, d’autant plus que le conquérant s’était proclamé prophète, une proclamation justifiant que l’on verse son sang et confisque ses biens. Cet avis fut appliqué, bien que la proclamation de la prophétie n’eût jamais été vérifiée par des sources fiables. En réalité, la guerre avait été déclenchée pour diverses raisons bien connues des spécialistes des questions politiques, mais trop complexes à développer ici.
Après cette bataille, l’un des plus hauts ministres de Lat-Dior, qui avait participé à la bataille et obtenu une grande partie du butin, se convertit à l’islam grâce à Ahmadou Bamba. Ce dernier lui demanda alors de libérer les captifs qu’il détenait, ce à quoi il obéit avec conviction. Le Damel et son entourage considérèrent cet ordre comme une annulation de l’avis juridique légalisant l’asservissement des captifs et s’emportèrent contre Ahmadou Bamba. Les ministres du Damel convoquèrent leur collègue converti et lui dirent : « Comment oses-tu, non content de quitter une table d’honneur où tu te réunissais avec tes égaux, la souiller ainsi ? » « En effet », répondit-il, « j’ai été troublé par une mouche qui s’est introduite dans mes narines et j’ai agi sous l’effet de ce malaise ; je n’ai nullement voulu contrarier’’.
Par ces propos métaphoriques, il voulait exprimer la pénétration de l’Islam dans les profondeurs de son cœur. Ses collègues l’excusèrent, convaincus de sa sincérité.
Quant à Ahmadou Bamba, le Damel cherchait par tous les moyens à l’attirer chez lui, lui envoyant des lettres et des messagers. Malgré cela, Ahmadou Bamba refusait de le rencontrer, bien qu’il répondît aux lettres et accueillît les émissaires du Damel. Une fois, il dit à l’un d’eux : « Dis au Damel que j’ai honte que les anges me voient aller chez un roi autre que Dieu. »
À cette époque, Ahmadou Bamba composait de nombreux poèmes scientifiques et élogieux. C’est ainsi qu’il écrivit ‘’Masâlik al-Jinân’’ (L’itinéraire du Paradis), un livre de mystique incomparable composé de 1 553 vers, et ‘’Mawâhib al-Quddûs’’ (Les Grâces de l’Éternel). À la même époque, Ahmadou plaça à la tête de ses disciples les plus grands d’entre eux, tels que Cheikh Ibrahim Fall, Cheikh Ibrahim Sarr, Cheikh Anta Mbacké Guèye, Cheikh Hassan Ndiaye, et d’autres encore.
Face à l’hostilité croissante de ses voisins de Mbacké-Baol, Ahmadou Bamba quitta ce village et construisit à l’est une résidence baptisée Darou Salam, où il s’installa au mois de Safar de l’an 1304 (novembre 1886).
Cependant, ce désir de s’éloigner de ses adversaires ne le mit pas à l’abri de leurs méfaits. Il resta un an à Darou Salam. Pendant ce temps, ses disciples observaient une conduite irréprochable, renforçant leur solidarité et voyant leur nombre croître sans cesse. Les groupes de visiteurs se succédaient chez lui, et des biens affluaient vers lui comme une pluie.
Ensuite, il construisit à 5 km au nord-est de Darou Salam un village qu’il baptisa Touba, à la fin de l’an 1305 ou au début de 1306 (1887-1888), où il s’installa avec sa famille. Durant son séjour à Touba (1888-1895), Ahmadou Bamba se déplaçait entre ses différentes résidences Darou Minan, Darou Rahmane et Darou Khoudoss. Seul Dieu connaît les détails de sa vie intime à cette époque, ainsi que ses rapports avec son Seigneur et les différents aspects de l’éducation et de l’enseignement qu’il dispensait à ses disciples. Ses relations avec les dignitaires religieux étaient marquées par des tensions dues à ses fils et à la conversion de leurs propres disciples à sa voie ainsi que par ses disputes avec les souverains et leurs ministres, qui voyaient en lui une menace sérieuse à leur pouvoir.
Le départ de Bamba pour le Djolof
À propos de ce déplacement, Cheikh Mbacké Bouss a rapporté que lorsque la population de Touba augmenta considérablement à la suite des mariages d’une grande partie des disciples et de l’immigration de nombreuses familles villageoises à Touba, les hommes qu’Ahmadou Bamba avait choisis pour leur éducation spirituelle se mêlèrent aux autres résidents, ce qui perturba le système qu’il avait établi.
Pour réaliser cet objectif, il avait séparé ceux de ses disciples qui voulaient apprendre le Coran et les sciences religieuses de ceux qui s’intéressaient plutôt au travail. Le mélange de ces deux groupes lui était certes inacceptable, mais ce qui l’inquiétait le plus était le mélange de ses compagnons avec des éléments étrangers. À cette situation s’ajoutait un désir ardent d’accomplir le pèlerinage à La Mecque et de visiter le généreux Prophète, un désir qu’il avait même révélé à certains de ses intimes.
En substance, Ahmadou Bamba quitta Touba au mois de Chawal de l’an 1312 (avril 1895), accompagné de ses talibés, et se dirigea vers le Djolof. Plusieurs facteurs déterminèrent son choix pour cette région. Tout d’abord, il n’existait pas à cette époque dans le Baol un endroit qui lui convenait mieux. Ensuite, le Djolof était la patrie de ses ancêtres. Enfin, l’éloignement de cette région, dont les habitants ne disposaient pas d’une force assez importante pour nécessiter de sa part une résistance armée (ce qui n’était d’ailleurs pas dans ses habitudes), contribua également à sa décision. Il s’installa à Mbacké Barry, une localité du Djolof, où il commença à construire une résidence.
La déportation de Serigne Touba
Le samedi 18 Safar de l’an 1313 de l’Hégire (18 août 1895), Ahmadou Bamba quitta la résidence qu’il avait construite dans le Djolof pour l’acquisition et la diffusion du savoir. Son départ coïncida avec celui de Louga du commandement de la troupe chargée de son arrestation. Ils se rencontrèrent à Djéwal le soir du même jour. (C’est en Jumada II de cette année que naquit Muhammad al-Bashir, fils d’Ahmadou Bamba, et par ailleurs père de l’actuel khalife général Serigne Mountakha).
Ahmadou Bamba rapporta ce moment en ces termes : « Après la prière d’Asr, le commandant de la force coloniale vint me parler. Mais je me détournai de lui, me tournai vers Dieu et récitai la Basmala 50 fois, ce qui atténua son ardeur et apaisa sa fureur. Puis il alla vaquer à ses occupations, et nous passâmes la nuit dans cet endroit avec le ‘ministre’ noir. »
Serigne Touba écrivit également ces vers à propos de ce voyage :
« Après avoir rencontré ceux qui allaient à ma recherche, les cœurs troublés ; Nous allâmes vite ensemble à la rencontre du gouverneur ; À l’heure de la prière d’Asr, nous priâmes tous ensemble dans l’humilité.
Après la prière, nous rencontrâmes le gouverneur entouré de gardes et de visiteurs.
M’étant détourné du gouverneur, je me tournai vers Dieu le Généreux
Afin d’obtenir la satisfaction de mes besoins ; Au même moment, je récitai la Basmala 50 fois avec humilité Pour obtenir l’aide de Celui à qui aucun ennemi ne peut résister.
Le gouverneur sortit vite vaquer à ses occupations.
Et je passai la nuit dans cette localité et y restai jusqu’à… »
Ces vers sont tirés du livre ‘’L’Abreuvement du Commensal dans la Douce Source d’Amour du Serviteur’’, écrit par Serigne Mouhamadou Lamine Diop Dagana.
Concernant le voyage d’Ahmadou Bamba, il quitta Louga sous l’escorte de l’armée, dont les soldats le connaissaient, le respectaient et se réjouissaient même de sa compagnie. Mais un de leurs supérieurs se montra hostile envers lui. Ahmadou Bamba affirme que cet homme, le gendre du gouverneur de Dakar, était son principal accusateur. Il ne disait ni ne faisait rien de bon à son égard et ne tolérait pas non plus qu’un autre le fît. Il décida de l’expatrier malgré l’opposition de ses collègues, une décision qui coïncida avec le décret et le jugement de Dieu. Ahmadou Bamba confia que si son séjour à Saint-Louis se prolongea, c’était parce qu’ils mirent du temps à se mettre d’accord sur son sort.
Plus tard, Ahmadou Bamba apprit pendant son exil que cet homme était tombé en disgrâce et qu’il avait été affecté à l’île où lui-même avait été exilé. Un châtiment divin, selon Ahmadou Bamba. À sa grande surprise, il apprit que cet homme se trouvait sur l’île. Mais par honte ou par peur, il évitait de le rencontrer. Pourtant, il avait dit à celui qui était chargé de surveiller Ahmadou Bamba : « Ne fais pas de mal à ce marabout. Car il est à l’origine de ce qui m’est arrivé. Ne fais que lui remettre sa pension mensuelle. » Cette recommandation changea considérablement l’attitude de son interlocuteur et rendit l’exil moins pénible pour Ahmadou Bamba. Ainsi, Dieu atténua les maux qu’il avait causés. Plus tard, cet homme fut affecté à Kaya, où un sorcier Bambara l’ensorcela et il mourut misérablement dans la case d’une Bambara.
Le retour du Cheikh au Sénégal
Cheikh Ahmadou Bamba débarqua à Dakar le samedi 6 Chaban 1320 H (8 novembre 1902). Il se rendit ensuite à Saint-Louis où il resta 15 jours avant de partir pour Louga le mardi 1er ramadan. Dans cette ville, il séjourna chez son frère Cheikh Thioro Mbacké. Il quitta ce dernier dans la nuit du samedi et passa chez Cheikh Diolo Cissé, puis se rendit chez son adepte Serigne Ciré Lô à Sanusa, où il arriva dans la matinée du dimanche. Il passa le reste du mois de ramadan dans ce village.
L’exil en Mauritanie
Après avoir reçu plusieurs convocations et émissaires des autorités coloniales qui le sommaient de se rendre à Saint-Louis, Cheikh Ahmadou Bamba quitta sa résidence de Darou Marnane le samedi 19 Rabicu (15 juin 1903) en début d’après-midi et fit une halte à Ngabou avec le commandant de la force dépêchée pour le trouver. Le lendemain, il poursuivit son voyage vers Saint-Louis via Diourbel, Touba et Tivaouane, avant de terminer le trajet. De Saint-Louis, il prit un bateau pour Dagana où il passa cinq jours avant de traverser le fleuve vers la fin de Rabicu en compagnie de Chaykhouna B. Dada, l’envoyé de Cheikh Sidiya (1869-1924). Il est possible que les autorités coloniales aient envoyé Ahmadou Bamba à Cheikh Sidiya en raison de la réputation de ce dernier, qui aurait déclaré qu’Ahmadou Bamba était un homme pacifique et qu’il acceptait de se porter garant pour lui. Les autorités coloniales acceptèrent alors de le lui confier.
Le cheikh resta en Mauritanie jusqu’à la nuit du Maouloud de l’an 1325, qui était un vendredi. Au cours de cette nuit, Cheikh Ibra Fall arriva à Saint-Louis avec une autorisation des autorités coloniales permettant au cheikh de rentrer au Sénégal. Ibra Fall l’aida à préparer son voyage. Le cheikh se prépara et fit ses adieux à ses voisins mauritaniens jusqu’au vendredi 19 Rabicu. Ce jour-là, il quitta sa résidence et prit la route de Ganjar, une localité située au nord-est de Dagana, sur le fleuve Sénégal. Les habitants de cette localité lui demandèrent de prier dans leur mosquée. Il s’y rendit en compagnie de Mukhtar Sow, leur imam, y effectua une prière de deux rakas au milieu de la matinée, puis traversa le fleuve pour se rendre à Dagana, où il resta jusqu’au 25e jour de Rabicu. À midi, il partit en bateau pour Saint-Louis.
Le départ de Thièyène et l’installation à Diourbel
Dans la nuit du samedi 23 Muharram de l’an 1330 (13 janvier 1911), Ahmadou Bamba quitta Thièyène pour Diourbel. Il effectua la prière du matin aux alentours de Touba et passa la nuit du lundi à Touba Daroul Alim al-Khabir chez Cheikh Abdou Rahmane Lo, le maître qui avait enseigné le Coran aux fils aînés d’Ahmadou Bamba. Le lendemain, il se rendit à Diourbel, où il passa la nuit du mardi 26 Muharram (16 janvier 1911). À son arrivée à Diourbel, il fut installé dans un endroit situé à proximité de la résidence du commandant de cercle, un endroit qui abritera plus tard le lycée situé à l’est de la ville. Au 1er ou 2 Rabicu de l’an 1330 (février 1917), il alla s’installer dans sa maison construite le mois précédent sur la colline avoisinante, qu’il baptisa Al-Moubaraka.
La construction de la mosquée de Diourbel
Les travaux préliminaires de la mosquée ont commencé en 1925. ‘’En 1917, après que le cheikh ait tracé son emplacement de son pied béni au cours d’une nuit de dimanche, nous avons entamé la construction. J’étais moi-même parmi ceux qui ont creusé l’emplacement des murs de l’édifice, un travail qui dura jusqu’au lundi 27 Jumad II 1336 (9 avril 1918)’’.
Le premier à y célébrer la prière fut son frère, Cheikh Mbacké Bouss, accompagné des fils d’Ahmadou Bamba et des dignitaires mourides. Ces derniers avaient l’intention de rester définitivement à Diourbel, conformément à l’ordre du cheikh de s’y installer et d’envoyer à la campagne les membres de leurs familles capables de travailler pour subvenir à leurs besoins. Cette organisation contribua grandement à la prospérité incomparable de la ville.
Le cheikh faisait lire le Coran quatre fois par jour devant la porte de sa maison : deux fois après la prière du matin, une fois après celle du midi et une fois après celle du soir. Dans la nuit du vendredi, la lecture du Coran était effectuée sept fois.
Le secret de ces pratiques, que seul Dieu Très-Haut connaît mieux que quiconque, résidait dans le désir du cheikh que chaque prière canonique accomplie soit accompagnée d’une « khatma » (lecture complète du Coran). Il voulait que les lectures diurnes soient inscrites à côté des prières canoniques du jour et de celle du coucher du soleil, et que les lectures du vendredi soient associées aux prières du crépuscule de la semaine.
La mort de Serigne Touba
Le cheikh poursuivit ses activités jusqu’à ce que l’ordre de Dieu lui parvienne. Ses deux disciples, Muhammad Ibn Ar-Rahman Al-Tanfughi (décédé en Shawwal de l’an 1372) et Muhammad Lamine Diop, furent désignés pour préparer les funérailles. La dépouille mortelle du cheikh fut secrètement transportée à Touba dans la nuit du mercredi. Cinq personnes, dirigées par Muhammad Al-Bachir (le père de l’actuel khalife général des mourides), fils du défunt, accompagnèrent le cercueil.
Bachir envoya des émissaires à ses frères Serigne Fallou Mbacké, le deuxième khalife de Bamba, qui se trouvait alors dans son fief de Ndindi, près de Touba, et Cheikh Ibrahim, qui était à Darou Mousty, ainsi qu’à Cheikh Mbacké Bousso, qui se trouvait à son village de Guédé près de Touba. Il avertit également les principaux talibés présents à Touba qui, à leur tour, se joignirent à leurs principaux compagnons.
Ainsi, en très peu de temps, 28 personnes se réunirent et accomplirent la prière mortuaire en mémoire du cheikh, sous la direction de Cheikh Mbacké Bousso. Tout cela se passa à l’insu de la foule, par crainte de désordres. Les funérailles furent achevées avant l’aube et une baraque fermée à clé fut installée sur la tombe.
Au matin, lorsque la nouvelle de la mort du cheikh se répandit, une panique indescriptible s’empara des gens. Pendant ce temps, à Diourbel, le khalife Serigne Mouhamadou Moustapha Mbacké informait la population de la nouvelle et les tranquillisa.
CHEIKH THIAM