Les femmes des villages de Youtou et d’Effock, dans le département d’Oussouye, et celles des villages du Nord de la Guinée-Bissau, notamment Boudjing, Kassolole, Édiatène, Katong, Djihounck, Élalab etc., ont, 31 ans après, vécu, le week-end dernier, la cérémonie du « Karakhaye ». Des rites pendant lesquels on apprend dans le bois sacré (le karakhayakou), aux femmes mariées ayant déjà enfanté, à garder un secret mais aussi à entretenir leur foyer. Bref, toute la vie sociale. Retour dans l’aire culturelle «ajamaat » où ce sont les femmes qui vont « gouverner » pour le reste de l’année en cours.
Par Gaustin DIATTA (Correspondant Le SOLEIL)
ZIGUINCHOR- Chaque peuple a son métabolisme ! Et chaque peuple, pour se donner de la valeur, expose aux autres ses coutumes connues ou peu connues de tous. Le week-end dernier, au village de Youtou, le peuple « ajamaat » a montré aux autres villages de la Casamance, au Sénégal et au reste du monde, toute son identité et affirmé son véritable être. C’était lors de la cérémonie du « Karakhaye » ou encore, la cérémonie de la fécondité. Ce jour-là, Youtou a accueilli sur ses terres, et pendant deux jours, toutes les femmes de l’aire « culturelle ajamaat ».
Ce vendredi, vers 12 heures, tout le village est en fête. Les femmes des différents villages commencent à arriver par petits groupes. Après un tour à la place publique du quartier Bringo, elles prennent la direction du « Karakhayakou » : le fétiche des femmes qui se trouve vers les rizières du village. Toutes se mettent à danser. Pendant ce temps, les hommes, restés dans les maisons et très loin du bois sacré des femmes, s’affairent autour de l’accueil de la délégation du préfet du département d’Oussouye, Maurice Latyr Ndione, qui a représenté l’État du Sénégal à cette cérémonie du « Karakhaye ». À ce moment-là, Youtou est plongé dans une ambiance festive. Des détonations à l’arme lourde traditionnelle sont entendues dans tout le village. Vers 16 heures, tous se donnent rendez-vous à la place publique du village de Youtou dénommée « Djifandadiou », située non loin des rizières pour assister aux festivités. À 17h09mn précises, on aperçoit, de loin, les femmes. Les détonations de fusils continuent de retentir. Le ciel de la place publique de Youtou est enveloppé par une couche de fumée. Les femmes commencent à sortir de leur bois sacré. En première ligne, celles enceintes. Elles sont suivies de près par les desservants du « Karakhayakou ». Vêtues de tee-shirts blancs, de pagnes traditionnels noirs assortis de foulard rouge, de jolies perles, elles tiennent par la main un parapluie bien décoré. Toutes coiffées de façon traditionnelle, elles défilent et dansent devant des milliers de personnes. Cette année, dans tout Youtou et la zone « ajamaat », ce sont les femmes qui sont à l’honneur. À cet instant, l’ambiance devient indescriptible. C’est la cérémonie du « Karakhaye », dont la dernière édition avait eu lieu en 1992, avant que la Casamance ne sombre dans une crise armée sans précédent. Le défilé se poursuit. Les femmes entonnent des chansons dont elles seules connaissent le sens et la signification. Les visiteurs ont du mal à décoder les messages contenus dans ces chansons. Parfois, elles soulèvent leurs parapluies laissant apparaître leur visage. Ces scènes de liesse se poursuivent jusqu’à 19 heures.
Être mariée et avoir enfanté, les conditions pour accéder au bois sacré
Pendant sept jours, ces villages vont vibrer au rythme du «Karakhaye ». Et ce sont les femmes qui y seront les maîtresses du terrain. « Khinkil khololi » ! (Cette année, c’est à nous de gérer) ! Cette expression en diola prononcée en chœur par les femmes du peuple « ajaamat » à leur sortie du bois sacré signifie qu’il leur revient de droit de conduire les destinées de leurs villages.
Desservant au niveau du « Karakhayakou », Aboudiélob Hortense Diatta, nouvellement intronisée, se réjouit de l’organisation du « Karakhaye » dans son village. Pour elle, l’attente a été longue. « Mais, par la grâce à Dieu, tout ce que nous attendions a finalement eu lieu et tout se déroule dans d’excellentes conditions. Le Karakhaye est notre cérémonie. C’est une affaire de femmes. Je suis fière d’être une femme, membre de cette communauté », ajoute-t-elle, avec insistance. De son côté, Mamy Diédhiou fait partie des plus jeunes initiées. Mariée et mère de deux enfants, cette jeune dame sort du bois sacré ragaillardie. Elle se dit prête à mettre en pratique tout ce qu’elle a reçu comme enseignements dans cet endroit où certaines filles de sa génération n’ont pas eu la chance d’y être. Comme les autres, elle laisse entrevoir sa joie de prendre part à la cérémonie de la fécondité.
Le « Karakhaye » est un rite à la fois cultuelle et culturelle. Elle a lieu tous les vingt ou trente ans. Cette année, c’est le village de Youtou qui a accueilli les femmes de « l’aire culturelle ajamaat ». Pour prendre part à cette cérémonie, il faut d’abord être une femme mariée. La deuxième condition, c’est d’avoir au moins un enfant. En revanche, il peut arriver qu’il y ait des dames qui ont des enfants et qui ne sont pas mariées. Si leurs mamans trouvent que leurs filles (femmes célibataires), commencent à prendre de l’âge (au-delà de 40 ans), elles peuvent formuler une demande auprès des desservants pour leur permettre d’avoir accès au « Karakhayakou ». Pour cela, il y a tout un rituel. Dans un premier temps, on demande à la fille d’apporter un porc, une bassine remplie de riz et 22 litres de vin de palme. Tout ce matériel est utilisé pour les rites initiatiques. Une fois que tout cela est fait, les jeunes dames célibataires peuvent être admises dans le bois sacré des femmes.
Le « Karakhaye », l’équivalent du « Bukut »
La cérémonie du « Karakhaye » ou de la fécondité, c’est à-peu-près, l’équivalent du « Bukut » (la circoncision chez les Diolas), à la seule différence qu’il n’y a pas d’excision lors de ces rites. En revanche, le « Karakhaye » reste et demeure une initiation au même titre que le « Bukut ». À Youtou et plus précisément, au pays « ajamaat », le « Karakhaye » est perçu comme la plus haute institution exclusivement réservée aux femmes. Enseignant-chercheur à l’Université Assane Seck de Ziguinchor et socio-anthropologue, le Pr Paul Diédhiou oriente ses travaux sur les sociétés villageoises diolas, particulièrement du milieu « ajamaat ». Fils de Youtou qui abrite le « Karakhaye », il soutient que cette cérémonie est peu connue du grand public. Pourtant, il rappelle que c’est une initiation comme toutes les autres. « Au Sénégal, les gens connaissent plus le ‘Bukut’. Quand on parle de ‘Bukut’, tout le monde comprend qu’il s’agit de la circoncision. Mais, le « Karakhaye » n’est pas trop connu. Cette cérémonie à tout son sens », renseigne-t-il. Avant de rappeler que le « Karakhaye » reste une institution exclusivement féminine.
Un trait d’union entre l’homme et la femme
Le « Karakhaye », dit-on, est une institution qui est née à partir d’un mythe que beaucoup d’historiens diolas ignorent. De l’avis du Pr Paul Diédhiou, le « Karakhaye» symbolise la venue de l’homme et de la femme sur terre. Selon la tradition, révèle le socio-anthropologue, Dieu aurait envoyé ensemble, l’homme et la femme en même temps pour peupler la terre. « Quand on a un homme et une femme, on suppose qu’il doit y avoir un mariage entre les deux. Sur terre, la femme était la première à trouver un abri. Son abri était une termitière. Elle en avait fait sa demeure. L’homme est venu lui demander de l’héberger. La femme refusa disant qu’elle ne pouvait l’héberger. L’homme revînt et s’adressa à Dieu à nouveau pour demander une assistance. Dieu lui donna la possibilité de construire sa maison (…). Quand il a plu, la termitière de la femme a pris de l’eau. Cette dernière a finalement séduit l’homme avec ses perles. Il finira par l’héberger », expose le Pr Paul Diédhiou. Poursuivant, il indique que, lors de la cérémonie du « Karakhaye », les femmes séduisent également leurs maris avec leurs jolies perles. À leur tour, les époux magnifient leurs femmes. Des scènes cocasses qui ne sont pas visibles tous les jours sur la place publique.
L’excision, un sacrilège chez le peuple « ajamaat »
L’excision est formellement interdite dans toute la Basse-Casamance. Personne n’ose s’adonner à cette pratique. Ailleurs, et dans certaines sociétés, elle peut être tolérée. Mais, dans les villages de la Basse-Casamance, prononcer même ce mot, pourrait être considéré comme un sacrilège. Ici, les gens n’ont pas besoin d’organiser des séances de réunion aux fins de sensibiliser les populations. Car, tout le monde sait que l’excision est bannie dans ce milieu. « Nieyi nieyi est c’est tout » (c’est sacré et tout le monde le sait). « De Bayotte, dans l’arrondissement de Nyassia jusqu’à Diembéring, l’excision est formellement interdite. Dans les Kalounayes, le Fogny et le Bluf (Bignona), il y a la pratique de l’excision. Quand une fille du village de Youtou, par exemple, accepte de se faire exciser dans les Kalounayes où elle est mariée, elle sera automatiquement bannie. Elle ne pourra plus y revenir parce que c’est formellement interdit. L’excision est une pratique importée que nous ne cautionnons pas », déplore l’enseignant-chercheur à l’Université Assane Seck de Ziguinchor. De plus, précise-t-il, les villages traditionnels diolas ne connaissent pas l’excision. À Youtou, le « Karakhaye » continue de regrouper son monde. Pendant sept jours, il y a aura à manger et à boire. Les femmes vont continuer à danser et « gouverner » jusqu’au bout. En attendant que Youtou passe le témoin à un autre village, ce bourg, qui sera bientôt électrifié, reste la capitale de la cérémonie de la fécondité.