Les prochains jours auront valeur de test pour le pouvoir des dignitaires des principales confréries du pays à calmer le climat politique délétère actuel.
Cheikh Ahmed Tidiane Sy ne cache pas son inquiétude. Depuis les événements de mars 2021 qui ont fait quatorze morts, ce dignitaire religieux à la tête du Cadre unitaire de l’islam du Sénégal – une organisation qui représente les principales confréries du pays – ne lâche plus son bâton de pèlerin. Pour « sauver la paix », il sonde, discute sans répit avec le président Macky Sall et l’opposition.
Alors que le pays vit au rythme de la contestation contre un éventuel troisième mandat du chef de l’Etat en 2024 et la possible élimination d’Ousmane Sonko, son principal opposant, le chef religieux veut croire qu’une accalmie est encore possible. Et en veut pour preuve la médiation réussie de 2021 qui a sauvé le pays de l’abîme.
Ce 7 mars 2021, l’air est irrespirable dans les rues de Dakar. Gaz lacrymogènes, voitures brûlées, sirènes hurlantes… La capitale a basculé dans la guérilla urbaine depuis l’arrestation d’Ousmane Sonko survenue quatre jours plus tôt. L’opposant vient d’être accusé de viols répétés et de menaces de mort par Adji Sarr, employée d’un salon de massage. Convaincus par la thèse du complot d’Etat que relaie l’opposant et destiné à l’écarter selon lui de la présidentielle de 2024, ses partisans manifestent, brûlent et pillent des stations-service et des magasins. Les affrontements avec les forces de sécurité font quatorze morts.
Dans ce contexte explosif, un groupe de dignitaires religieux franchit dans la soirée les portes d’une villa nichée dans un quartier résidentiel. Macky Sall, le président sénégalais les reçoit. « Nous sommes venus à la rescousse. La société civile avait échoué dans ses médiations. Nous étions la dernière chance », se souvient Cheikh Ahmed Tidiane Sy. La délégation comprend une dizaine de personnes dont trois émissaires des khalifes généraux tidiane, mouride et omarien, soit les plus hautes autorités religieuses du pays.
Hors jeu les grands marabouts soufis ?
L’urgence est alors de calmer la colère de la rue et de desserrer l’étau judiciaire autour d’Ousmane Sonko. Le lendemain, celui-ci échappe au mandat de dépôt et obtient une libération conditionnelle. D’après plusieurs observateurs, la voix des religieux a pesé. Preuve que les confréries, soutien historique du pouvoir sénégalais, sont capables de contenir ce dernier dans les moments les plus tendus.
Pour éviter un nouvel embrasement à l’approche des élections locales de janvier 2022, le Cadre unitaire de l’islam du Sénégal élabore une charte de la non-violence. Un document qu’Ousmane Sonko à la tête du Pastef a refusé de signer, estimant qu’en appelant au calme, les médiateurs religieux ont fait le jeu du pouvoir. « Comment obtenir une médiation quand vous avez deux camps enserrés dans des logiques de survie ?, s’interroge Cheikh Ahmed Tidiane Sy. Le régime est poussé dans ses retranchements, quitte à tenter un troisième mandat selon certains. En face, Ousmane Sonko, Khalifa Sall et Karim Wade jouent aussi leur avenir, leur éligibilité. L’équation est difficile. »
Vingt-six mois après le séisme de mars 2021, l’histoire menace de se répéter. Des partisans survoltés qui font le siège de la résidence d’Ousmane Sonko à Ziguichor, la ville dont il est désormais le maire, pour l’empêcher d’être traduit de force devant son procès pour viols. Un dispositif policier d’ampleur. Des affrontements et des morts. Au moins trois personnes, dont un policier, ont été tuées dans la capitale et en Casamance. Les autorités religieuses, elles, brillent par leur discrétion.
Hors jeu pour autant les grands marabouts soufis ? Pas tout à fait. Ces dernières heures, le pays aurait ainsi évité de justesse un embrasement grâce à la médiation du khalife général des mourides. Le journal sénégalais Walf affirme que le guide religieux a envoyé le 16 mai une délégation auprès du président Macky Sall afin de suspendre l’arrestation d’Ousmane Sonko, replié à Ziguinchor depuis plusieurs jours.
Ousmane Sonko perçu comme anticonfrérique
« L’impact des religieux est à relativiser », tempère néanmoins sous anonymat un négociateur de la société civile. « Le régime a reculé de lui-même pour éviter un bain de sang. Déloger Ousmane Sonko alors que des femmes, des enfants protégeaient son domicile aurait été de la folie », juge-t-il.
Le rôle de médiateurs des religieux est d’autant plus compliqué que le Pastef entretient des relations tumultueuses avec les confréries. Même si, à l’image de nombre de ses partisans, Ousmane Sonko se revendique d’obédience mouride, l’un des ordres soufis les plus puissants du pays, le maire de Ziguinchor continue d’être perçu comme salafiste et anticonfrérique. Une rumeur tenace entretenue par ses adversaires depuis ses débuts et alimentée par son appartenance passée à la tendance salafiste qui rejette l’islam confrérique et la laïcité.
Avant de devenir inspecteur des impôts, l’opposant a fait partie de l’Association des élèves et étudiants musulmans du Sénégal (AEEMS), organisation qui s’inspire des Frères musulmans. « Aujourd’hui, il attire à lui des personnes issues de la classe moyenne ou salafiste pour qui il incarne la rupture avec le système. Pour elles, le salafisme est un outil de libération face à l’accointance pouvoir – marabouts. Des jeunes, pauvres, en quête de sens se retrouvent aussi en lui d’autant qu’ils se sentent exclus de la redistribution dont bénéficient l’élite et les guides religieux. Ils sacralisent Sonko, l’appellent “mou sell mi”, “le pur”, tout en désacralisant les confréries », analyse Bakary Sambe, enseignant-chercheur à l’université Gaston-Berger et directeur de Timbuktu Institute.
En février, un membre du Pastef, Ngagne Demba Touré, s’est fait remarquer en déclarant lors d’une conférence de presse que le projet du parti était « de mettre fin à la vénération de l’homme pour la vénération exclusive de Dieu et point final ». Une sortie perçue par les familles maraboutiques comme une tentative de décrédibilisation. Quelques jours après, Ousmane Sonko a tenté de clarifier sa position.
Aversion envers les guides religieux
« Ces temps-ci, il y a une polémique qui est revenue au-devant de l’actualité, disant que le parti Pastef est une formation politique contre les confréries religieuses. Dire que le Pastef est contre les confréries, revient à dire qu’il est contre l’islam », a-t-il affirmé lors du lancement du Mouvement des Doomu Daara Patriotes (Mondap), aile du Pastef qui regroupe des religieux d’obédiences variées.
Reste qu’au Sénégal, la défiance envers les guides religieux n’est pas nouvelle. « La crédibilité des grands califes auprès des populations a baissé dès la première génération après leur mort. Leurs enfants ont été contestés. Aujourd’hui, leur influence est menacée par la troisième génération incarnée par des marabouts mondains, au train de vie opulent, très présents sur les plateaux et en politique. Ils ont achevé de décrédibiliser la parole maraboutique », analyse l’historien Mamadou Diouf.
En ligne, certains partisans du Pastef se font l’écho de ce rejet en affichant publiquement leur aversion envers les guides religieux qu’ils n’hésitent pas à qualifier de « nervis » au service du régime. Une défiance qui a poussé le khalife des Niassènes, médiateur actif, à ne plus vouloir s’exprimer en ligne, par peur des invectives.
« Le rôle du religieux dans la résolution des conflits s’émousse indubitablement au Sénégal », regrette Cheikh Ahmed Tidiane Sy. Les prochains jours auront valeur de test. Le procès pour viols d’Ousmane Sonko, qui doit s’ouvrir mardi 23 mai à Dakar risque de ranimer les tensions. L’opposant, toujours retranché dans son fief casamançais, laisse planer le doute sur sa venue.