Tourment, dénuement, dépit, sentiment de vide… le récit de leur vie est hérissé d’épines. Le sort les accable depuis 2018. Maudite année ! Arrêtés cette année-là dans l’affaire de la tuerie de Boffa Bayotte, puis envoyés en prison où ils ont séjourné pendant quatre ans et six mois pour la plupart, des habitants de Toubacouta ont finalement été acquittés le 13 juin 2022, au terme d’un procès longtemps espéré. Toutes les charges retenues contre eux ont été abandonnées. De retour dans leur village natal, une angoisse quotidienne étreint leur cœur. Car, ils ont presque tout perdu. Ces infortunées âmes survivent, aujourd’hui, grâce au soutien des habitants de ce village situé dans la commune de Nyassia. Retour à Toubacouta, dans l’antre des « acquittés du 13 » qui veulent être dédommagés par l’État du Sénégal.
Toubacouta étale ses charmes et ses « infirmités » en cette matinée du vendredi 28 octobre 2022 ! Une douce quiétude, rarement troublée, se répand. Les rayons du soleil déchirent le sol sans en faire une terre inhospitalière. Pour accéder à ce village, il faut, à partir de la route nationale menant à Mpack et en Guinée-Bissau, emprunter une piste latéritique distante de moins de cinq kilomètres. Dans ces allées lumineuses, des femmes, par petits groupes, se rendent à Mpack, village de la commune de Boutoupa Camaracounda, pour assister aux funérailles de deux garçons décédés la veille par noyade dans les carrières.
À quelques encablures de là, les manguiers qui enserrent Toubacouta s’offrent au visiteur. Cette terre a, pendant longtemps, croupi ainsi dans cette douce routine jusqu’à la tragédie de Boffa Bayotte et sa nuée d’épreuves.
L’assassinat, en janvier 2018, de 14 exploitants forestiers dans les forêts de Boffa Bayotte, village situé en Basse Casamance, dans la commune de Nyassia, a sorti Toubacouta de l’anonymat. Vingt de ses fils ont, en effet, été envoyés en prison. Toubacouta, tombé dans le désarroi, s’est pratiquement vidé de ses hommes. Quatre ans plus tard, il y a eu l’ouverture de leur procès, le lundi 21 mars 2022. La Chambre criminelle a prononcé, le 13 juin dernier, jour du délibéré, l’acquittement en faveur du groupe de détenus. Abdou Karim Sagna, Adama Diémé, Tombon Arona Badji, Cheikh Omar Diédhiou, Nfally Diémé, Lansana Badji dit Assane, Alphouseyni Badji, Papya Sané dit Daguen, Jean Christophe Diatta, Ibou Sané et Abdou Sané ont recouvré la liberté. Mais ils étaient loin de voir le bout du tunnel.
Supplice moral et anéantissement
Les incertitudes subsistent malgré les joies de la liberté. Car, la réinsertion hante le sommeil de ces villageois. Le temps infini passé en prison a anéanti des années de labeur, bouleversé leur vie et compromis leur carrière professionnelle. Aide-soignant à la case de santé de Toubacouta au moment de son arrestation, Abdou Sané, trouvé à son domicile, soutient qu’il s’occupait « très bien » de toute sa famille. Cependant, les années passées en prison ont précipité sa retraite. « Nous avons passé quatre longues années en prison au terme desquelles la justice a prononcé l’acquittement. Depuis lors, on tente difficilement de redémarrer une nouvelle vie. Avant notre arrestation, je travaillais. Tout allait très bien, car je parvenais à prendre en charge ma petite famille. Mais, aujourd’hui, je n’ai rien, plus rien. Je n’ai plus de travail », se désole-t-il.
Regard lointain, Abdou Sané est père de trois enfants, dont une fille et deux garçons. Le plus âgé a sept ans. Sa fille cadette est née pendant qu’il était encore en prison. À sa sortie, renseigne-t-il, ces propres enfants avaient du mal à le reconnaître. L’un d’eux a dû quitter l’école parce qu’il n’y avait personne pour s’acquitter de sa scolarité. Abdou Sané est sorti de prison, mais il y a laissé une part de lui. « On nous a arrêtés et envoyés en prison. Un beau jour, on nous libère, disant que nous n’avons rien fait. Effectivement, nous n’avons rien fait. C’est vraiment injuste parce que, dès le début, ils savaient que nous n’étions pas coupables. Mais, il fallait à tout prix trouver des coupables. Au-delà de cette longue détention provisoire, nous avions été détenus dans des conditions extrêmement difficiles. Et depuis que nous sommes sortis de prison, nous n’avons reçu le soutien de personne, encore moins de l’État du Sénégal qui doit nous dédommager », tempête Abdou Sané.
« Je n’ai pas assisté aux obsèques de ma mère »
Aide-soignant, Abdou Sané avait entrepris de petits projets avant que sa vie ne bascule, le dimanche 21 janvier qui coïncide avec son arrestation. Il faisait du maraîchage et de l’élevage de poulets de chair. Actuellement, il ne travaille pas. « C’est le cas de tout le monde », confie-t-il. S’il parvient à joindre les deux bouts, c’est en grande partie grâce à la solidarité villageoise. À leur sortie de prison, les Toubacoutois ont décidé de leur venir en aide en leur apportant des vivres. « Le jour où je suis revenu à la maison, je n’y ai trouvé que ma femme et mes deux enfants, en plus de mon petit frère que j’ai laissé ici. Ma maman était déjà décédée. Je n’ai pas assisté à ses obsèques parce que des gens m’ont accusé d’une chose que je n’ai jamais faite. C’est trop dur. Beaucoup de nos proches sont décédés derrière nous », souligne l’ex-prisonnier de la Maison d’arrêt et de correction de Ziguinchor, du Camp Pénal et de Rebeuss, à Dakar.
Arrêté lui aussi dans cette affaire, Nfally Diémé revient de loin. Il se rappelle encore ses derniers instants passés à Toubacouta avant de prendre congé de son épouse et de ses enfants sous la pression des forces de défense et de sécurité. Une triste et éprouvante nuit du 13 mars 2018. Ce jour-là, à quatre heures du matin, alors que tous les villageois dormaient, des hommes ont fait irruption à Toubacouta pour procéder à l’arrestation des personnes accusées d’être mêlées à la tuerie de Boffa Bayotte. « Ils m’ont trouvé chez moi. Je dormais. C’est ma femme qui a entendu le bruit. Elle a pris le temps de s’assurer de leur identité. Dans un premier temps, je pensais que c’était les gens de l’autre côté (les éléments du Mfdc). À ma grande surprise, c’était des gendarmes habillés en civil. Ils avaient réussi à défoncer la porte en fer pour s’introduire dans ma maison. Ils m’ont arrêté et jeté par terre avant de me mettre les menottes. Avec le reste du groupe, ils nous ont conduits à la gendarmerie de Néma, dans la ville de Ziguinchor. Et sans chaussures », relate Nfally Diémé, la mine triste.
L’heure de la réhabilitation
Tout comme Abdou Sané, M. Diémé travaillait avant son arrestation. Il « bossait » à Ziguinchor dans une entreprise spécialisée en voirie. Les quatre ans et demi passés derrière les barreaux lui ont causé du tort : « J’ai perdu mon travail. Je suis resté quatre années sans travailler. Depuis que je suis sorti de prison, je ne suis pas retourné à mon lieu de travail parce que je sais que c’est déjà fini. Je ne travaille pas et c’est le cas des 19 personnes arrêtés dans l’affaire de Boffa. Nous n’avons rien à offrir à nos familles. Ce sont les villageois qui se cotisent pour nous aider. Tout est à refaire », regrette M. Diémé.
De la gendarmerie de Néma, ils ont été déférés et placés sous mandat de dépôt. C’est le début d’une longue période de détention. « C’était terrible. Ils refusaient que nos parents viennent nous voir. Pire, ils ne voulaient pas que nos familles nous apportent à manger. Ils savaient que nous étions innocents. Cette prison a gâché ma vie. Il appartient à l’État du Sénégal de nous réhabiliter parce qu’on nous a porté un préjudice moral et matériel », martèle Nfally Diémé.
Après avoir passé un mois à la Mac de la capitale régionale du sud, les 26 détenus ont été transférés à Dakar par un vol spécial. C’était le mercredi 21 février 2018. « Cette nuit-là, ils nous ont réveillés à cinq heures du matin. Je pensais qu’on allait être libérés. Les véhicules sont immobilisés, direction l’aéroport de Ziguinchor, sans nos bagages. À bord de cet avion, nous étions seuls avec les gendarmes. Nous étions menottés et en cagoule. Nous avons passé deux ans à Dakar. C’était compliqué pour nous. On attend d’être indemnisés », soutient-il.
Loin de leurs familles, restées à Toubacouta, Abdou Sané, Nfally Diémé et leurs camarades d’infortune disent être victimes d’injustices et de traitements inhumains pendant quatre années. C’est pourquoi, disent-ils, l’heure de la réhabilitation a véritablement sonné.
Sény Sané, 73 ans, une triste fin
Âgé de 73 ans, Sény Sané, alors chef de village de Toubacouta, a été arrêté, lui aussi, suite aux malheureux évènements de Boffa Bayotte. Tout comme les autres, il a été en détention préventive avant de décéder, en 2019, au pavillon spécial de l’hôpital Aristide Le Dantec, à Dakar. Et très loin de sa famille. Plus de trois ans après le rappel à Dieu de son père, Ousmane Sané réclame justice et réparation. Sa douleur est encore vive. «
Au moment de son arrestation, mon père avait 73 ans, voire plus. Il venait juste de subir une opération. Ceux-là qui l’ont arrêté le savaient parce qu’il a été admis au pavillon spécial où il est décédé. Vous imaginez un vieillard de 73 ans se rendre dans les forêts pour commanditer ce massacre. Cela fait très mal de perdre son père dans ces conditions », confie-t-il. Ancien travailleur de l’Institut sénégalais de recherches agricoles (Isra), Sény Sané ne reviendra jamais à la maison. Il a été inhumé, en 2019, au cimetière de Kantène. Pour son fils, Ousmane Sané, il faut une explication claire sur la mort de son père. Aussi, demande-t-il, à l’État d’indemniser ceux qui sont encore en vie. Boffa Bayotte continue de charpenter un récit de souffrances.
Une détention provisoire «anormalement longue»
Président de la Ligue sénégalaise des droits humains, Me Assane Dioma Ndiaye est l’un des avocats des détenus, en plus de Me Ciré Clédor Ly. Après l’acquittement de ses clients et le non-lieu prononcé en faveur d’un autre groupe de détenus avant l’ouverture du procès, ce dernier, interrogé par des journalistes, a regretté que cette « détention provisoire ait été anormalement longue ». De plus, persiste-t-il, cette longue détention est « une atteinte grave aux droits de l’homme ». Me Assane Dioma Ndiaye a précisé que tous « vont demander des dommages et intérêts prévus par la loi, estimant que les conditions pour une indemnisation sont réunies ». Une thèse confortée par son confrère, Me Ciré Clédor Ly qui, lui, estime que cette longue détention est « injuste et incompréhensible lorsqu’on dit que nous sommes dans un État de droit ».