La danse, comme toutes les formes et pratiques artistiques, a subi par les temps plusieurs perversions. Ceci, avec les faits de la mondialisation et l’ouverture des jeunes générations. Toutefois, ces influences ne viennent pas souvent avec grand bonheur. Certains observateurs et critiques populaires indexent une malheureuse agression de nos mœurs et le déni de l’héritage culturel. D’autres, plutôt avisés, y voient une évolution qui répond bien au principe du geste artistique, sans non plus défendre l’aliénation.
Par Mamadou Oumar KAMARA
La danse est l’une des pratiques les plus populaires au Sénégal. Et c’est sans nul étonnement qu’elle a, à plusieurs épisodes, défrayé les plus folles chroniques. Celles des voyeurs ont souvent été bien servies. On a connu la sulfureuse histoire de « Guddi Town », en 2005, avec la danseuse Ndèye Guèye et sa clique. Durant une soirée privée dans une discothèque, elles ont trémoussé à une telle frénésie qu’elles ont, pour certains prudes, déchiré le pagne de la pudeur et se sont dénudées pour le spectacle. Il n’aura d’ailleurs pas fallu grand geste, tant les pagnes dont elles s’étaient couvertes n’avaient voilé que ce qui devait nécessairement l’être. Le fait divers fera grand bruit et la Division des investigations criminelles (Dic) les arrêtera pour outrage et atteinte aux bonnes mœurs.
Trois décennies plus tôt, c’était Youssou Ndour qui titillait les gentilles mœurs. Par son tube « Saf safati », dans l’album « Diongoma », il popularisait la fameuse danse « ventilateur-climatiseur ». Chantez « Ventilaateur, kiliimatizeur » ! La concupiscente mélodie était distillée par une lascive voix féminine. Aux deux époques, les vertueux n’ont pas manqué de crier au scandale. Selon eux, c’étaient là des exercices qui portaient une sournoise atteinte à la morale et ne reflétaient en rien « nos » danses. Par ce reproche, ils illustraient par certaines danses comme le « ndawrabine », le « gumbé », le « diambodong », le « wango », le « fital », etc. « Ce qui caractérise nos danses sont leur proximité aux sources de nos patrimoines », définit Dr Aïssatou Bangoura, ancienne pensionnaire de Mudra Afrique. En cela, elle soutient bien également que nos danses sont le reflet de nos cultures et de nos valeurs.
La danse reste très prisée. Sur le réseau social Tik Tok, sur presque chaque capsule, l’internaute se prête à une danse. Souvent, c’est pour mettre en valeur les formes (ou rondeurs) et l’allure du cadre. La même observation intervient au visionnage de clips vidéo ou autres séances de « tannbeer » moderne. « Ubbil Mbarka Ndiaay » et les tenues aguicheuses gardent, en effet, leur meilleure cote. Comment en est-on arrivé à ces formes de danse qui violeraient les valeurs en partage du Sénégal ?
Dr Aïssatou Bangoura, la première et unique auteure de thèse de doctorat sur la danse au Sénégal, semble relativiser. Elle signifie déjà que la danse est thérapie, passion et divertissement. Au vu de l’environnement des réseaux sociaux qui sont espace d’exubérance et de lutte contre la timidité, le recours à ces danses pourrait être toléré. De suite, la danse, au Sénégal notamment, accepte bien les emprunts culturels.
De plus, note Dr Aïssatou Bangoura, l’intérêt des Sénégalais pour la danse est la résultante de sa politique culturelle qui a toujours reposé sur l’enracinement et l’ouverture. « Ceci permet de définir l’identité de nos danses, qui est justement l’affirmation de soi et l’acceptation de l’autre ; l’identité impliquant toujours l’altérité. Cette politique avait amené à la création d’établissement comme Mudra Afrique », rappelle l’enseignante à l’Isac (Institut supérieur des arts et des cultures). Cette antenne de Mudra Bruxelles, qui était soutenue par le poète-président Léopold Sédar Senghor et dirigée par Germaine Acogny, avait pour mission de créer une nouvelle gestuelle inspirée de nos valeurs et ouverte à la modernité. Cette pratique devait cependant tenir compte de nos identités et de ce qui caractérise proprement nos danses. Mais, qu’est-ce qui définit nos danses ?
Dr Aïssatou Bangoura croit d’abord bon de préciser qu’on danse partout au Sénégal, et que tous nos évènements sont accompagnés par la danse. La danse permet d’exprimer ce qui est ressenti, avec un rythme qui suscite des émotions et des émotions qui entretiennent le rythme. C’est une expression par le geste de nos patrimoines, de notre culture, de nos identités et de nos personnalités communes. Il faut ainsi comprendre ce qui nous définit pour le traduire en mouvements corporels, et donc définir nos danses. Outre cela, nos danses sont véhicules de (nos) valeurs. À ce propos, Dr Bangoura s’inquiète du risque de la disparation des danses traditionnelles, si on ne les conserve et ne s’y intéresse pas. « On risque de rejoindre la préoccupation de André Malraux qui disait, lors du Festival mondial des arts nègres en 1966, que « l’Afrique a changé la danse dans le monde, … mais sa danse séculaire est en train de mourir et il appartient aux gouvernants de la sauver », considère l’enseignante. Cette marque identitaire de nos danses a été portée notamment par le Ballet La Linguère et le Ballet Sirabadral de la Compagnie nationale Daniel Sorano.
Elle estime par ailleurs que cet objectif est un impératif social. Elle fait constater que toutes les valeurs qui tournent autour de la danse sont des valeurs humanistes.
La première voie vers le modernisme de nos danses
La première rupture est intervenue avec la création du premier ballet africain, en 1958, par le Guinéen Fodéba Keita. « Les Ballets africains Keïta Fodéba avaient la particularité d’être montés sur des scènes à l’italienne. Ce qui était inédit car, dans nos cultures, nos danses se déroulaient sur les grandes places de nos villages au milieu d’un public circulaire qui participaient à l’action autant que les batteurs, danseurs et musiciens. La collaboration était proche », renseigne Dr Aïssatou Bangoura. Ce changement d’espace a d’abord soulevé l’ire des critiques européens à l’époque. Dr Bangoura se souvient d’ailleurs que c’est à cette époque que le préjugé caricatural du Noir ayant le rythme dans le sang a été largement propagé. Fodéba Keita avait répliqué, à travers l’article intitulé « La danse africaine et scène », en défendant vigoureusement l’authenticité de nos danses, « qui ne relevaient ni du folklore encore moins de l’exotisme », et posait le problème de leurs identités ».
- O. KAMARA
IBRAHIMA WANE, PROFESSEUR DE LITTÉRATURE ET CIVILISATIONS AFRICAINES À L’UCAD
« La création est souvent en avance sur les politiques publiques »
Ibrahima Wane est professeur de littérature et de civilisations africaines à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), enseignant de l’histoire sociale de la musique à l’Institut supérieur des arts et cultures (Isac). Il nous explique ici l’évolution de nos danses et la formule pour une prise en charge des politiques publiques.
Comment nous sommes-nous retrouvés à avoir une perception populaire perverse de la danse ?
La danse a toujours accompagné toutes nos activités, de la naissance à la mort. Et même après. Qu’elles soient économiques, récréatives, initiatiques, des activités liées à la création politique, musicale, chorégraphique, etc. La danse accompagne tous les moments de la vie. Maintenant, il y a la scène, qui reçoit la danse comme activité artistique. Cette récréation scénique devient différente des activités de la vie sociale, comme les rites initiatiques. Beaucoup n’ont pas pu observer sur le moment le détachement de cette activité somme toute normale pour la voir comme une profession. C’est comme la chanson. On chante des berceuses, on chante en cuisinant, etc. Mais ce répertoire peut être revu, amélioré et codifié pour rejoindre la scène en musique. La danse a le même principe. Il y a la danse populaire, la danse dans les séances de sabar et autres, la danse contemporaine, il y a l’influence de la musique mbalax, entre autres mouvements comme le bal, le clip, etc. qui ont fait les influences. Tout ceci s’est entrechoqué selon les itinéraires. Les gens apprécient ou pas telle danse, ils apprécient ou pas les influences ou les modes de déploiement, etc. Mais cela amène à une diversité des écoles et chaque école s’engage dans la promotion de sa voie. Et chacune pourrait moins comprendre l’autre. Cela fait la nécessité des rencontres pour dialoguer sur les identités de chacune, les références, les choix artistiques, etc. Toujours est-il que chaque voie peut avoir son utilité et on ne peut inciter tout le monde de s’en tenir à une seule forme de danse. Il faut apprendre de chacun et ne pas s’enfermer sur son style. La diversité est stimulante et génère d’heureuses créations.
La danse, dans certaines zones, surtout désœuvrées, la danse et les expressions artistiques en général sont vues comme des voies d’émergence. Comment les politiques publiques devraient accompagner cette mouvance ?
Nos politiques publiques doivent effectivement tenir compte de ce dynamisme. Souvent, la création est en avance sur son administration. Ces politiques doivent être à l’écoute des populations, surtout jeunes, qui impulsent ces mouvements. C’est justement l’intérêt du mouvement des cultures urbaines qui a très tôt, face au décalage avec les politiques, créé des instruments pour sa propre éclosion. Mais ce soutien de l’Etat doit laisser à la création toute sa marge de liberté. Toutefois, il a ce devoir d’accompagner et de créer toutes les conditions de développement des arts. Il doit d’abord en faire une source d’emploi, un lieu d’épanouissement et aussi un lieu de présentation et de revivification de nos identités. La culture concentre plusieurs fonctions, et les politiques en privilégient certaines sur d’autres. Mais il y a tout de même la fonction sociale et les fonctions insertion, emploi et épanouissement des jeunes qu’il ne faut pas négliger, surtout avec la conjoncture. Toutes dimensions mises en ensemble peuvent permettre de bâtir une politique porteuse.