La vie n’est pas toujours simple pour les « garçons manqués », filles à l’apparence, au comportement et aux goûts de garçon. Entre préjugés et remarques déplaisantes, elles sont victimes des codes esthétiques et du rapport à la féminité. Si certaines d’elles se réinventent au fil des âges, d’autres font avec leur « singularité ».
Par Arame NDIAYE
L’école passe presque inaperçue. Située au sein du stade Iba Mar Diop, en plein cœur de la Médina, l’Institut national supérieur de l’Éducation populaire et du Sport (Inseps) se dresse fièrement, caché par quelques arbres. À l’intérieur, en ce début d’après-midi, des étudiantes discutent sur un devoir qu’elles viennent de rendre quelques heures plus tôt tandis que d’autres sont en pleine révision. Leur toilette n’est pas des plus coutumières. On est dans l’antre des « garçonnes », comme s’amusent à les appeler quelques taquins esprits. Habillées en bas de jogging, blousons de sport et trainings, ce style vestimentaire est une tenue de tous les jours pour ces sportives. Assises à même le sol, elles discutent de tout et de rien. Passionnées, elles ont choisi de venir se former pour réaliser leur rêve de devenir des athlètes ou des professeurs d’éducation physique et sportive.
Entre Fatou Sèye et le sport, c’est un amour qui a grandi avec le temps. La jeune fille de 22 ans a d’abord commencé avec la gymnastique. Mais son coach de volley-ball a su détecter le potentiel de la collégienne et l’orienter dans cette discipline. La Kaolackoise se retrouve ainsi tiraillée entre son amour pour la gymnastique et le volley-ball, l’autre soupirant. Elle finit par se laisser tenter et opte pour le volley-ball. Motivée par ses coéquipiers et sa mère, la volleyeuse au Dakar Université Club (Duc) tente le concours de l’Inseps pour y poursuivre sa passion après l’obtention de son baccalauréat. L’ambitieuse sportive essuie, de temps en temps, des quolibets. Se souvient-elle ainsi de la dernière réunion de famille en décembre dernier. Ce jour-là, un de ses oncles l’avait présentée à ses enfants comme le « garçon manqué » de la « tribu » sous le ton de la plaisanterie. Mais elle a su rester zen face à cette pique. « Je ne l’ai pas trop mal pris parce que j’estime que cette pratique sportive n’entame en rien ma féminité », confie-t-elle, non sans inviter ses « amies » à assumer leur passion et leur physique.
Sport et féminité
Les remarques désobligeantes de certaines personnes sur son physique atypique ne semblent pas non plus importuner outre mesure Mariama Sarr. Cette demoiselle trapue aux muscles saillants attire bien des regards. « Certains se demandent si je vais trouver un mari avec ce corps », raconte-t-elle sans gêne ni chichis. L’handballeuse reste de marbre, aidée en cela par son fort caractère et surtout ses cours de psychologie à l’Inseps : « Nous sommes préparés physiquement et mentalement à subir des critiques ».
Mariama Sarr et Khady Lèye, pensionnaires de l’Inseps, ne souhaitent pas être des sportives de haut niveau. Mais elles pensent à une toute autre profession : professeure d’éducation physique et sportive. Khady Lèye, férue de basket-ball, est habituée aux plaisanteries. « Ma grand-mère ne comprend toujours pas mon choix de carrière. Elle me répète souvent que ce milieu est fait pour les hommes et m’interdisait même d’aller au terrain de jeu », confie-t-elle, railleuse.
« Je peux être sportive et féminine. L’un n’empêche pas l’autre », affirme, quant à elle, Mariama Sarr avec conviction. Elle cultive sa féminité. Le sport lui permet de « sculpter » son corps. L’handballeuse estime être bien dans sa peau et profite pleinement de sa vie de couple.
Thérèse Dominique Tine est athlète et modèle à ses heures perdues. La femme longiligne et à la noirceur d’ébène pose pour des marques et défile souvent pour se faire de l’argent. Au-delà de l’aspect pécuniaire, cela permet à la jeune femme de 1,85 m de renouer avec sa féminité. Il lui arrive même de se pomponner et de prendre des photos, juste pour le plaisir de se sentir femme.
ANNA DIATTA
« On m’appelait Modou »
Elle a, pendant longtemps, traîné son physique peu avantageux comme un boulet. Cadre dans une entreprise, Anna Diatta, aujourd’hui âgée de 37 ans, l’allure fière, était en butte aux railleries de son entourage et de ses camarades de classe pour une raison très simple : elle possédait des caractéristiques d’un garçon et ne faisait rien comme les autres filles. « Des membres de ma famille et des amis se plaisaient à m’appeler Modou. Lasse de me chamailler avec eux, j’ai fini par ignorer les moqueries. En plus de mon physique, je jouais au football dans mon quartier avec des garçons. Ma mère m’en a voulu et a souffert des quolibets », se souvient-elle, heureuse de sa métamorphose. « J’ai appris à faire ressortir ma féminité. L’amour aide à cela », ajoute-t-elle narquoise, le sourire aux lèvres.
Naître et devenir femme
La sociologue Marième Ciss Seck estime que le processus de socialisation fait que des rôles et statuts sociaux sont transmis et durablement acquis de génération en génération de façon à paraître naturels voire innés.
Les rôles sociaux de la femme ou de l’homme ainsi que leur place sont clairement identifiés et distincts dans la société de façon générale. C’est ce qu’affirme la sociologue Marième Ciss Seck. Ainsi, il y a des comportements, des aptitudes et professions exclusivement réservés à l’un ou à l’autre. Cela s’explique, selon elle, par un processus de socialisation qui fait que des rôles et statuts sociaux sont transmis et durablement acquis de génération en génération de façon à paraître naturels voire innés. Cette division sexuelle est le soubassement de tout un ensemble d’aptitudes et d’attitudes longtemps perçues comme naturelles donc universelles et immuables. « Cependant, cela n’est pas figé. Étant différenciés depuis des générations en fonction du genre », fait-elle savoir. Et de préciser que certains comportements d’« hommes » ou de « femmes » sont considérés comme figés et statiques alors qu’ils peuvent bel et bien évoluer et changer par les mêmes mécanismes qui ont favorisé leur ancrage social.
« On naît femme biologiquement, mais on devient femme par le biais de la socialisation, de l’éducation, de rites d’initiation », affirme la chercheure et consultante affiliée au laboratoire Cierval de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. C’est donc tous ces mécanismes d’apprentissage et d’intégration sociale qui permettent à la femme d’acquérir les aptitudes et attributs qui sont attendus d’elle durant toute sa vie. La sociologue va plus loin en montrant que cela commence dès le bas âge. « La jeune fille est initiée à être timide, sage et faible et à rester dans l’espace privé notamment familial et formée à rester à côté de sa mère », explique-t-elle. Au même moment, le petit garçon est préparé à être brave, fort et à se familiariser à l’espace public. Il est autorisé à aller jouer au football, à se confronter à des épreuves physiques lourdes, à se battre pour être fort. La sociologue soutient que ces pratiques sont des « différences intériorisées durablement » de façon à paraître naturelles. Parmi ces pratiques et aptitudes différenciées selon le sexe, la chercheure à l’Université Gaston Berger cite, entre autres, le sport, l’exercice de certaines professions comme les travaux d’ouvrage, la mécanique, les métiers de l’énergie qui sont fortement « masculinisées ». Elle déclare que le fait que certaines femmes s’engagent donc dans ces activités est souvent mal perçu du fait qu’il n’entre pas dans le registre des aptitudes socialement valorisées pour une personne de sexe féminin.
La propension de certaines femmes à s’immiscer dans les champs jadis réservés aux hommes peut favoriser le fait qu’elles soient perçues comme des « outsiders ». Ces dernières peuvent, selon Marième Ciss Seck, être étiquetées et stigmatisées, d’une part, et, d’autre part, apparaître comme intruses aux yeux des hommes qu’elles vont rejoindre dans les champs qui leur étaient longtemps réservés. Mais derrière ce choix, la sociologue l’analyse comme une sorte de dénonciation par certaines femmes du caractère arbitraire de la répartition des rôles et responsabilités dans la société, une façon de remettre en cause l’ordre social établi et de prouver, par l’exemple, le caractère dynamique et mouvant des choses.