Vue par les Sénégalais comme un manque d’alternative face à la pauvreté, la mendicité est pour les mendiants, une meilleure façon de subvenir à leurs besoins. Devenue leur gagne-pain ils s’exposent de manière flagrante dans les rues. Jugée déplorable par nombre de Sénégalais, cette pratique, considérée comme signe d’extrême pauvreté leur assure pourtant une vie «décente». Et le Ramadan étant un mois par excellence de solidarité et de partage, les mendiants ne se plaignent pas
Au Sénégal, la mendicité est considérée par les mendiants comme une source de revenue sûre. Ils en ont fait un «métier» grâce auquel ils survivent. Des marchés aux places publiques, en passant par les routes les plus animées, les devantures des mosquées, des intersections et feux de signalisation etc. les mendiants sont visibles partout au Sénégal, notamment dans les grandes villes comme Dakar, la capitale. Si certains ont une place fixe, d’autres préfèrent se faufiler entre les voitures au péril de leur vie, dans les rues. Mieux encore, certains quémandeurs préfèrent le mois de Ramadan qui est un mois prolifique, donc des «bonnes affaires» parce que leur permettant encore de gagner beaucoup plus que d’habitude. «Je suis mendiante depuis que je suis toute petite. Mes parents vivent dans l’extrême pauvreté. Nous nous sommes séparés dans le but d’obtenir beaucoup plus d’argent et de nourriture. Ils passent leur journée à la Cité Keur-Gorgui et mes frères et moi ici (marché Mame Diarra de Guedjawaye, ndlr). Les gens me connaissent maintenant. Ils viennent directement me donner de l’aumône, quand ils me voient. Je reçois jusqu’à 7 mille francs CFA par jours. Ce que nous obtenons nous permet de vivre et de payer le loyer à la fin du mois. Je ne me pleins vraiment pas», raconte Fatma Bâ, une mendiante âgée de 19 ans.
LA MENDICITE : UN «METIER» QUI RAPPORTE GROS DURANT LE RAMADAN
Cette jeune femme au teint clair préfère encore mieux le mois béni du Ramadan qui est pour elle le meilleur mois de l’année. «J’adore le mois de Ramadan ; je l’attends chaque année avec impatience parce que c’est le moment où je reçois beaucoup plus d’argent et de denrées (alimentaires surtout, ndlr). Les gens font plus attention à moi durant le Ramadan. J’ai une fois obtenu, en une seule journée, 11 mille francs CFA et beaucoup de sucre et de lait caillé», s’enthousiasme Fatma. Autre zone, même réalité ! Au niveau de «Bountou Pikine», c’est un défilé incessant de gens qui distribuent des repas à des mendiants assis en face du Complexe Culturel Léopold Sédar Senghor. «Il n’y a pas beaucoup de différence entre ce que je reçois hors Ramadan et maintenant. Le seul changement, c’est à l’heure du «ndogou» où je reçois beaucoup de nourriture de la part des passant», explique Pape Ndao, un handicapé-moteur rencontré à «Bountou Pikine» et originaire de Kafrine.
«C’EST BIEN DE VOULOIR ARRETER LES GENS QUI FONT MENDIER LES ENFANTS, MAIS…»
Ce mendiant est populaire à Pikine. Il est sur place depuis les années 2000. La preuve, les gens qui lui donnent de l’aumône le saluent d’abord, en prononçant son nom. «Je suis ici (sa place habituelle) depuis plusieurs années. J’ai réussi à établir des relations fortes avec mes bienfaiteurs. Je n’ai même pas besoin de me déplacer. Mes relations savent ou me retrouver. Les seules fois où je me déplace, c’est pour aller à la mosquée pour la prière, les vendredis. Je reçois entre 6 mille et 8 mille franc CFA par jour. Je ne peux pas me plaindre d’être mendiant parce que c’est avec ce que je reçois que j’ai épousé ma femme et c’est avec ces dons aussi que j’élève mes enfants. Je vis grâce à la mendicité», affirme ce mendiant, âgé de 41 ans. Suivant l’actualité du pays grâce à ses écouteurs toujours collés aux oreilles, Pape revient sur la déclaration du président Macky Sall sur la question de la mendicité des enfants. «C’est bien de vouloir arrêter les gens qui font mendier les enfants. Mais, je pense qu’avant ça, l’Etat doit d’abord s’assurer de mettre dans des conditions favorables ceux qui les incitent à la mendicité. Souvent, c’est par manque de choix que les parents ou maîtres coraniques font mendier les enfants. L’Etat devrait non seulement s’occuper des enfants mais aussi de tous ceux qui dépendent de la mendicité pour vivre. J’ai obtenu mon Baccalauréat en Arabe vers les années 2000. J’ai aussi de l’expérience dans l’agriculture, le tout avec une bonne éducation de base. Si aujourd’hui je mendie, c’est parce que je n’ai pas le choix. Même si je reçois un peu d’argent chaque jour, Je veux quand-même avoir un travail digne pour pouvoir vivre tranquillement», déclare-t-il.
LES TALIBES INTERDITS DE PARLER, PAR LEURS SERIGNE DAARAS, APRES LA SORTIE DE MACKY
Du côté des «talibés», parler de mendicité semble interdit. Depuis la sortie du Chef de l’Etat Macky Sall qui, lors du Forum sur l’emploi des jeunes tenu le 22 avril 2021, tout en reconnaissant le rôle des «daara» dans l’éducation et formation, a menacé ceux qui font mendier des enfants dans rues jusque tard la nuit dans les rues, sur fonds de traite, il n’est plus facile de faire parler un talibé. «Si je réponds à vos questions, mon Serigne me frappera une fois de retour au daara». C’est la réponse qui nous est servie, chaque fois que nous interpellons l’un d’eux dans la rue. N’empêche, un ancien «ndongo daara» soulignera que chez les «talibés», la mendicité n’est pas seulement un moyen de combler la faim, c’est aussi ce qui leur permet d’assurer les dépenses quotidiennes de leurs «daaras» (écoles coraniques). «Je suis un ancien talibé. Aujourd’hui j’enseigne le Coran aux talibés de mon ancien daara. Avant, je passais mes journées dans la rue à mendier pour mon «daara». Notre «Serigne daara» (maître coranique) n’avait pas les moyens de subvenir à nos besoins. Ce que nous obtenions nous permettait de gérer la dépense et l’entretien du «daara». Il y avait aussi de l’argent qu’on mettait de côté pour les urgences (maladies). Notre «Serigne» ne nous a jamais mis la pression. Il n’a jamais fixé de somme journalière non plus. Chacun était libre d’apporter ce qu’il pouvait.
La mendicité était notre seule option pour survivre. Et je trouve triste le fait qu’il n’y ait toujours pas d’amélioration au niveau des «daara». C’est toujours les mêmes problèmes, toujours les mêmes manquements qui poussent les talibés à rester dans la rue», explique Ousmane Mbengue, un ancien « talibé » de Pikine. Pour lui, le mois de Ramadan est très attendu par les talibés parce qu’étant une période où les bienfaiteurs sont plus présents pour eux. «Les mois de Ramadan sont les meilleurs pour les mendiants parce que durant cette période, les donations augmentent. Les talibés gagnent deux ou trois fois plus que d’habitude», affirme Ousmane.
MACKY SALL TAPE DU POING SUR LA TABLE : «Arrêter les gens qui font du trafic»
Le 22 avril dernier, en marge du Forum sur l’emploi des jeunes qui lui a permis d’accueillir des représentants des jeunes des 14 régions du Sénégal, le président Macky Sall avait soutenu que le Programme de retrait des enfants de la rue va se poursuivre car il n’est pas normal que des enfants mendient pieds nus au milieu de la nuit. «Les daaras sont des écoles qui forment des gens. Mais ils ne reçoivent pas de soutien comme il le faut. C’est pourquoi nous avons une nouvelle approche pour les daaras. Toutefois, on doit discuter concernant les droits humains. On aperçoit des enfants pieds nus en pleine nuit en train de mendier. Je sais que les responsables des daaras, c’est eux qui prennent en charge les enfants. Seules quelques bonnes volontés les soutiennent. Mais il y a aussi d’autres qui font du trafic. C’est-àdire, prendre des enfants d’autrui et leur dire, vous devez amener ceci ou cela. Ça, ce n’est plus un daara. Ces gens là, on doit les arrêter pour ce qu’ils sont en train de faire. C’est vrai, on a de bons daaras qui enseignent le Coran et des métiers et le gouvernement doit les soutenir. Le ministre de la Femme, de la Famille et de la Petite Enfance a commencé à poser des actes à Dakar en apportant des dons aux daaras. On est en train de travailler là-dessus», a-t-il indiqué.
NIOKHOBAYE DIOUF, DIRECTEUR DE LA PROMOTION DES DROITS ET DE LA PROTECTION DES ENFANTS AU MINISTERE CHARGE DE LA FAMILLE : «Les enfants talibés sont obligés de mendier pour faire vivre des adultes»
«C’est la mendicité des enfants qui nous interpelle. Elle est interdite et condamnée par la loi 2005-06 du 10 mai 2005. Là, on parle de l’exploitation de la mendicité d’autrui. Il y’a aussi la loi 245 du Code pénal qui autorisait la mendicité les jours de culte et dans les lieux de culte, les mosquées et les églises (vendredi pour les musulmans et dimanche pour les chrétiens). Cette mendicité, aujourd’hui, n’est pas bien réglementée parce qu’on assiste vraiment à l’errance des adultes durant toute la journée, à tout point de vue. Ce sont les adultes qui nous agressent dans la rue. Ils y sont en permanence et c’est eux qu’on voit déambuler entre les voitures au niveau des feux-rouges. Ce type de mendicité est vu comme une sorte de vagabondage parce que n’étant pas autorisé.
«MUTUALISER L’AUMONE, L’ORGANISER, LA REMETTRE EN DES LIEUX OU LES BENEFICIAIRES POTENTIELS POURRAIENT EN BENEFICIER»
Compte tenu de notre société qui est extrêmement religieuse, surtout durant ce mois de Ramadan, les gens sont enclins à donner de l’aumône. Mais cette aumône également devrait être réglementée. Ce n’est pas quelque chose qui doit être destiné aux enfants qui passent toutes leurs journées dans la rue à tendre la main. On aurait pu mutualiser cette aumône-là, l’organiser, la remettre en des lieux où les bénéficiaires potentiels pourraient en bénéficier. Ceux à quoi nous assistons actuellement, c’est une exploitation qui ne dit pas son nom. L’aumône en nature est différente de celle que nous voyons aujourd’hui. Les enfants visent beaucoup plus l’argent que ce qu’on leur donne pour manger. Maintenant, il ne s’agit plus pour eux de mendier pour manger mais plutôt de mendier parce qu’ils sont enclins à cela, ils en sont contraints. C’est une mendicité forcée. Les enfants talibés sont obligés de mendier pour faire vivre des adultes. S’ils ne le font pas, ces adultes les châtient. Et même s’ils reçoivent des denrées ou des bougies, ils les revendent parce que c’est l’argent qu’on leur demande d’amener. Les enfants qui passent toute leur journée dans les rues à mendier n’ont pas le temps d’étudier. Ils sont exploités. On les appelle «talibés», mais en réalité, ils n’ont pas ce statut. Ce qu’on a traditionnellement connu des «talibés» est différent de ce qu’on voit aujourd’hui. Les enfants étudiaient le Coran le matin de 5h à 7h du matin. Entre 7h et 10h, ils sortaient prendre le petit-déjeuner et après ils retournaient étudier jusqu’à l’heure de la pause déjeuner à 13h. C’est ce qu’on a connu dans le passé. Aujourd’hui, les enfants se lèvent à 5h, prennent des bus pour se rendre en ville, là où ils passent leur journée à mendier. Le soir venu, ils reprennent les bus avec les travailleurs pour rentrer. La mendicité est considérée comme une des pires formes de travail des enfants. Elle est condamnable.
PLUS DE 5000 ENFANTS RETIRES DE LA RUE, ENTRE MARS ET NOVEMBRE 2020
Nos liens avec les «Serigne daaras» sont fonctionnels. Dans une certaine mesure, nous avons cette mission de veiller à l’amélioration des conditions de vie et d’apprentissage des enfants au sein des «daaras». Nous avons retiré plus de 5000 enfants de la rue, entre mars et novembre 2020. Quand il s’agit de procéder à ces opérations de retraits des enfants de la rue, il y a certains maîtres coraniques qui se soulagent même si ça va à l’encontre de leurs intérêts personnels.»
AMADOU TIDJANE TALLA, PRESIDENT DU CONSEIL SUPERIEUR DES MAITRES CORANIQUE DU SENEGAL : «L’enseignement arabe est relégué au second plan au Sénégal»
Pour le président du Conseil Supérieur des Maîtres Coranique du Sénégal, la fonction de leur association est de venir en aide aux «Serigne Daaras» (maîtres coraniques) et aux talibés pour abolir la mendicité des enfants. «Notre objectif est d’apporter notre contribution à l’amélioration des «daaras» du Sénégal. Nous voulons enrichir le système éducatif, le réorganiser et faire en sorte que les «Serigne saaras» puissent avoir de quoi être dans de bonnes conditions de vie. Nous voulons aussi faire en sorte qu’il n’y ait plus de talibés dans la rue ou que les enfants soient obligés de travailler. Nous avons mis en place notre association en mars 2017, mais nous avons commencé nos activités depuis janvier 2016, en faisant le tour des 45 départements du Sénégal.
Notre association compte plus de 9 mille membres à travers le pays. Nous ne prenons pas prendre en charge les écoles coraniques. Ce que nous faisons pour eux actuellement, c’est un plaidoyer. C’est ce qui nous a valu l’année dernière un conteneur de 97 mille 2 cent ouvrages dont 32.400 livres sacrés, d’une valeur de 129 millions 600 cent mille francs CFA, venu de la Turquie. Nous les avons distribués dans tout le pays», explique-t-il. M. Talla met l’accent aussi sur les mauvaises conditions de vie des maîtres coraniques du Sénégal. «Le problème, d’une part, dans notre pays, c’est que les parents dégagent leur responsabilité à la minute où ils mettent leurs enfants dans un «daara». Ils ne se préoccupent plus de leur état de santé ou s’ils ont bien mangé.
D’autre part, l’Etat subventionne certes l’apprentissage arabe, mais pas comme il le fait avec les écoles françaises. Même les aides apportées par les ONG ne sont destinés qu’à elles. L’enseignement arabe est relégué au second plan au Sénégal. C’est souvent ce manque de soutien qui pousse les maîtres coranique à mendier ou à faire mendier les enfants.»