Le 13 avril 2021, Dominique de Villepin, ancien ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac, était à la barre de la cour d’assises de Paris pour donner sa version des faits à propos du bombardement du camp militaire français de Bouaké. Pour lui, les 10 personnes (9 militaires français et Robert J. Carsky, un agronome américain de 49 ans travaillant pour Africa Rice) ont été tuées par le gouvernement ivoirien “pour faire oublier l’échec de l’offensive menée contre les rebelles ou pour rompre définitivement avec la France”. Interrogé 5 jours plus tôt, le général Poncet, patron de Licorne, avait dit la même chose avant d’accuser l’ONU de n’avoir rien fait pour empêcher le bombardement.
Poncet et Villepin refusent de désigner Jacques Chirac, le vrai responsable de la mort des 10 personnes. Le déni, dans lequel leur pays s’est toujours complu, les empêche d’admettre la mise en déroute des rebelles par les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) dans l’opération Dignité. Pourquoi ? Parce qu’il leur est difficile de se démarquer de Chirac sous les ordres de qui ils travaillaient à l’époque, parce que, comme Chirac, ils voulaient la chute de Laurent Gbagbo qui ne faisait pas l’affaire de la France, parce qu’ils font partie de ces Français qui croient à tort que leur pays ne peut jamais se tromper. C’est d’ailleurs au nom de ce dogme de l’infaillibilité de la France que politiques et militaires rechignent à reconnaître et à demander pardon pour les crimes de leur pays au Cameroun, à Madagascar, en Algérie et ailleurs.
Tous mentent pour préserver l’image et les intérêts de leur pays, lequel pays a coutume d’agir lâchement et d’avancer masqué. Ils mentent comme l’autre qui, tout en se disant musulman, raffole de porc, de whisky et de vin. Pourquoi affirmons-nous qu’ils ne sont pas dans le vrai au sujet du bombardement de Bouaké ? Parce que ceux qui étaient sur le terrain ont bel et bien constaté que la rébellion était presque défaite ce 6 novembre 2004 et que ses chefs avaient fui Bouaké comme le colonel Wattao qui s’était réfugié à Katiola. D’après un rapport de l’ONUCI, “il suffisait d’un jour supplémentaire de bombardements de l’armée ivoirienne pour que la rébellion du Nord soit complètement anéantie”.
Bref, la thèse selon laquelle Laurent Gbagbo aurait donné l’ordre de bombarder l’établissement français ne tient point la route. Il fallait être idiot et suicidaire pour poser un tel acte. La vérité est que la France sacrifia ses propres enfants pour remettre en selle une rébellion qu’elle traita sur le même pied que le gouvernement d’un président démocratiquement élu. C’était en 2003 (15-24 janvier) lors de la rencontre de Marcoussis que l’ancien porte-parole de Licorne, Georges Peillon, compare à un marché de dupes dans la mesure où cette rencontre “labelisait d’une façon très officielle des gens qui étaient hors-la-loi”. Me Jean Balan, l’un des avocats des familles de victimes, va plus loin encore. Pour lui, “il ne fait aucun doute qu’une manipulation française se trouve à l’origine du drame, quelqu’un ayant fourni une fausse information à l’armée ivoirienne afin qu’elle bombarde la base française de Bouaké, le but étant de légitimer le renversement du président Gbagbo” (‘Crimes sans châtiment. Affaire Bouaké. Un des plus grands scandales de la Ve République’, Max Milo, 2021).
Comme on peut le voir, la France avait intérêt à ce que Gbagbo tombe, pas à ce que les positions militaires des rebelles fussent détruites et que le pays fût réunifié. Pourquoi ? Parce que la fin de la rébellion avec laquelle elle partageait de lourds secrets équivaudrait, pour elle, à une perte d’influence sur les zones Centre, Nord et Ouest où avaient lieu toutes sortes de trafics illicites. Elle signifierait surtout que la “patrie des droits de l’homme” n’aurait plus de moyen de pression pour imposer quoi que ce soit à l’insoumis Gbagbo et, donc, qu’elle avait échoué à remplacer celui-ci par un homme plus docile. Pour sauver la rébellion du naufrage, pour stopper l’opération Dignité, Chirac se devait de trouver un prétexte et ce prétexte fut le bombardement du camp militaire français par l’armée ivoirienne.
Mais tout un chacun s’aperçut de la supercherie lorsque le gouvernement français opposa une fin de non-recevoir à une autopsie des corps, à une enquête sur le bombardement et à l’arrestation des pilotes biélorusses. Le ministre togolais de l’Intérieur, François Boko, était prêt à livrer ces pilotes présents sur le territoire togolais, mais Paris conseilla de les relâcher. Pourquoi ? Michèle Alliot-Marie, ancienne ministre de la Défense, ne fut pas en mesure, le 13 avril 2021, de fournir une explication qui soulage les familles des soldats sacrifiés. Peut-être ces familles finiront-elles par connaître la vérité. Pour l’instant, elles sont obligées de vivre avec le sentiment que faire tuer ses propres soldats et faire porter le chapeau à un président dont on veut à tout prix se débarrasser parce qu’il n’est ni influençable ni manipulable relève tout simplement du cynisme, de la lâcheté et de l’indignité.
Le procès du bombardement de Bouaké s’est achevé, ce jeudi 5 avril 2021, sans que n’aient été démasqués les vrais coupables, c’est-à-dire celui qui ordonna le bombardement du lycée français, les personnes qui demandèrent que les pilotes biélorusses soient relâchés. Cela signifie que personne ne demandera pardon pour la mort de ces 10 personnes. Idem pour le génocide des Tutsis en 1994. Pour Édouard Balladur qui dirigeait le pays avec François Mitterrand, en effet, il est hors de question que la France présente des excuses malgré les “responsabilités lourdes et accablantes qu’elle porte” si l’on se fie au rapport que 14 historiens français viennent de remettre à Emmanuel Macron.
Nul ne devrait toutefois s’étonner de l’arrogance et de l’orgueil français, car la France s’est toujours refusé à faire repentance pour ses crimes, probablement parce qu’elle n’a pas l’intention d’arrêter de commettre d’autres crimes. Cette arrogance et cet orgueil, nous les trouvons tout simplement ridicules et insensés, car d’autres pays, mieux nantis et plus respectés, ne se sont pas gênés pour faire leur mea culpa quand ils avaient commis des fautes. Par exemple, en 2004, par la voix de la ministre du Développement, l’Allemagne présenta des excuses à Okakarara (nord-ouest de Windhoek) pendant la commémoration du massacre de 65.000 Hereros dans l’actuelle Namibie par les troupes allemandes entre 1904 et 1908.
S’adressant à la population, Mme Wieczorek-Zeul avait ajouté : “Les atrocités commises à cette époque seraient appelées aujourd’hui génocide et le général Von Trotha serait traduit en justice et condamné. Nous Allemands, acceptons notre responsabilité morale et historique et la culpabilité des Allemands à cette époque… Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont aveugles face au présent. L’Allemagne a appris les amères leçons du passé. Au nom de Dieu, je vous demande de nous pardonner.”
Si l’Allemagne est un grand pays, ce n’est pas uniquement parce qu’elle possède la plus forte économie européenne mais aussi parce qu’elle ne vit pas aux crochets de l’Afrique ni ne vole les richesses d’autrui, du fait qu’elle a compris avec Angela Merkel qu’une erreur “doit être reconnue comme telle et, surtout, elle doit être corrigée”.