Les efforts actuels visant à passer à une économie à faible intensité en carbone afin d’atténuer le changement climatique, sont perçus comme le principal moteur des stranded assets ou actifs échoués, ces ressources affectées par des dépréciations imprévues ou prématurées, une dévaluation ou une conversion au passif. Étant donné que ces efforts vont crescendo et que d’ici 2050, plusieurs producteurs d’énergies fossiles devront atteindre la neutralité carbone, un danger plane sur les actifs existants en Afrique, ceux en cours de développement et ceux qui sont planifiés pour le futur.
Malgré l’engouement suscité par l’Accord de Paris sur le climat qui engage le monde à limiter le réchauffement climatique à 2 °C, au-dessus des niveaux préindustriels, beaucoup de scepticisme a immergé. Plusieurs producteurs d’énergies fossiles, dont des compagnies pétrolières, ont refusé de faire diligence pour appliquer des mesures visant à réduire leurs émissions de carbone. Des pays comme les États-Unis se sont même retirés de l’accord, ignorant l’urgence. Entre 2015 et aujourd’hui, néanmoins, la situation a très vite évolué, en partie à cause du coronavirus.
La demande a probablement atteint son pic, et l’on estime qu’elle chutera d’au moins 10% cette décennie, et jusqu’à 50% au cours des 20 prochaines années.
L’apparition de la pandémie fin 2019 a montré la faiblesse et révélé les insuffisances de l’industrie des énergies fossiles, et les producteurs d’énergies « sales » ont été forcés de regarder du côté des énergies propres.
La demande ayant baissé à des niveaux record et entraîné avec elle les prix, les compagnies du secteur ont, pour la quasi-totalité, enregistré les plus mauvais bilans d’opérations de leur histoire. La demande a probablement atteint son pic, et l’on estime qu’elle chutera d’au moins 10% cette décennie, et jusqu’à 50 % au cours des 20 prochaines années.
Désormais, la grande majorité des réserves mondiales de combustibles fossiles (entre 60 et 80%) pourraient ne pas être transformées si la dynamique enclenchée pour la transition énergétique se poursuit, et si l’humanité veut éviter des changements climatiques catastrophiques, a expliqué le Dr Oluwaseun Oguntuase, du Centre d’études environnementales de l’Université de Lagos.
Dr Oluwaseun Oguntuase : « Les actifs immobilisés représentent des défis de politique publique.»
Les estimations montrent qu’environ un tiers des réserves actuelles de pétrole, la moitié des réserves de gaz et près de 90 % des réserves de charbon devraient devenir du carbone non brûlable, pour atteindre l’objectif de température mondiale de l’accord de Paris.
Les estimations montrent qu’environ un tiers des réserves actuelles de pétrole, la moitié des réserves de gaz et près de 90 % des réserves de charbon, devraient devenir du carbone non brûlable, pour atteindre l’objectif de température mondiale de l’accord de Paris.
Le mode de consommation d’énergie qui se dessine fait donc de ces réserves, ainsi que des installations et produits en cours d’exploitation de potentiels actifs échoués. Une perspective qui a entraîné des taux de dépréciation record chez les plus grands producteurs de pétrole au monde. Sur les neuf premiers mois de 2020, les dépréciations d’actifs chez Chevron, Shell, BP, Total, Repsol, Eni et Equinor ont atteint environ 90 milliards de dollars.
Sur les neuf premiers mois de 2020, les dépréciations d’actifs chez Chevron, Shell, BP, Total, Repsol, Eni et Equinor ont atteint environ 90 milliards de dollars.
Grâce au lobbying pro-climat à l’œuvre depuis plusieurs années, il y a une prise de conscience générale qui a engendré la campagne de désinvestissement à la croissance la plus rapide de l’histoire. D’après l’Agence internationale de l’énergie, environ 300 milliards de dollars d’investissements dans les actifs liés aux combustibles fossiles pourraient être « échoués », à très court terme. Selon une étude du fournisseur de services financiers français Kepler Cheuvreux, un désinvestissement soutenu des énergies fossiles devrait engendrer une perte de 28 000 milliards de dollars au cours des 20 prochaines années.
Les enjeux en Afrique
L’impact de la vague d’actifs échoués pour les pays africains se présente sur deux aspects : l’insécurité énergétique et la menace d’assèchement des recettes publiques.
Tout d’abord, ces pays font déjà face au défi majeur de l’accès à l’énergie. Les perspectives énergétiques en Afrique prévoient que des facteurs comme l’explosion de la population et l’exode rural, stimuleront la croissance économique, le développement des infrastructures, et partant, la demande énergétique sur le continent. Dans ces conditions, un retrait massif des investissements et l’abandon des énergies fossiles sans une appropriation avérée des énergies propres pourraient porter préjudice à la demande, et donc à l’économie. Si cette demande n’est pas satisfaite, cela entravera la réalisation des objectifs de développement durable (ODD) du continent.
Par ailleurs, chez les grands producteurs africains de pétrole et de gaz, les exportations représentent en moyenne 70% des recettes publiques. Au total, cela pèse environ la moitié des recettes d’exportation du continent. Une manne importante qui joue un rôle clé dans le financement de l’économie.
Des dirigeants « peu conscients » de la situation
Selon le Dr Oluwaseun Oguntuase, « le bien-être économique de l’Afrique a dépendu, dans une large mesure, de ses ressources naturelles. Par conséquent, les actifs immobilisés représentent des défis de politique publique pour les dirigeants et les chercheurs africains ».
Cependant, d’après un rapport de l’Institut des ressources naturelles en Afrique (UNU-INRA) de l’université de Legon, à Accra, les décideurs africains sont peu conscients des menaces liées aux actifs échoués, alors que leurs économies sont fortement dépendantes des ressources extractives. Un constat lié à la faiblesse de la gestion des risques associés à l’irrécupérabilité des actifs, pourtant indispensables au maintien des recettes publiques provenant de ce type de ressources.
« Avec ce rapport, nous voulons envoyer le message clair que la réalité des actifs échoués est déjà en train de se produire.»
L’étude s’est appuyée sur les mécanismes mis en place par 8 pays africains producteurs de pétrole pour affronter le phénomène. Il s’agit de l’Angola, du Ghana, de la Namibie, du Nigeria, du Niger, de l’Afrique du Sud, de la Tanzanie et de la Zambie. En conclusion, très peu d’efforts sont faits pour réduire la dépendance vis-à-vis des énergies fossiles et pour préparer l’après-pétrole.
Dr Fatima Denton : « L’Afrique a connu une histoire difficile avec ses ressources naturelles.»
« L’Afrique a connu une histoire difficile avec ses ressources naturelles, où de nombreux pays africains riches en ressources ont enregistré de mauvais résultats en matière de développement. Les ressources inexploitées représentent un nouveau défi, mais offrent également une occasion unique pour l’Afrique d’approfondir sa volonté de diversification économique […] Avec ce rapport, nous voulons envoyer le message clair que la réalité des actifs échoués est déjà en train de se produire. Il est urgent que les gouvernements africains et leurs partenaires trouvent un juste équilibre entre les besoins de développement de l’Afrique, en utilisant les ressources extractives et la réalisation des ambitions en matière d’action climatique», a déclaré le Dr Fatima Denton, directrice de l’UNU-INRA.
Olivier de Souza