Le code pénal considérait jusqu’à récemment le viol comme un simple délit. Mais la mobilisation d’un collectif de femmes après une série d’assassinats a permis de faire voter une nouvelle loi, rendue officielle en janvier.
Souriante, un petit crucifix dépassant du col de son tee-shirt blanc à manches courtes, Cécile (1) se tient droite, assise sur une banquette de la Maison Rose à Dakar. Elle a rejoint l’année dernière ce lieu d’accueil pour les femmes et les enfants victimes de violences. Il a été fondé il y a dix ans par Mona Chasserio, une Française qui ne manque jamais de rappeler aux visiteurs son amitié avec l’abbé Pierre, dont une photo trône dans le bureau.
A 24 ans, Cécile a déjà une longue histoire de violences sexuelles derrière elle. Il y a dix ans, elle a été mariée à un homme qu’elle ne connaissait pas. «Il me violait tous les jours», dit-elle. Après des années de terreur, elle finit par s’échapper de la maison familiale et demande le divorce, qu’elle obtient, ainsi que la garde de son fils. Pour subvenir à leurs besoins et à ceux de sa mère, elle s’installe alors à Dakar pour travailler comme femme de ménage, comme beaucoup de jeunes Sénégalaises.
Sa sœur vit aussi dans la capitale et s’inquiète rapidement de son célibat. Elle la pousse à entamer une relation avec un ami à elle, d’abord platonique. Petit à petit, Cécile réussit à faire confiance à cet homme. Mais un jour où elle se trouve seule avec lui, il la viole. Elle tombe enceinte. La voix de Cécile se brise, son sourire évanoui. «Ma vie était tellement détruite. J’étais tombée dans la même situation qu’avant.» Elle cache sa grossesse à sa sœur, tente d’avorter mais sans succès – au Sénégal, l’IVG est illégale. Elle tente de se suicider. «J’étais fatiguée de souffrir», dit doucement la jeune femme.
Printemps meurtrier
L’Association des juristes sénégalaises (AJS), qui tient des «boutiques de droit», des permanences à travers le pays où les victimes de violence peuvent trouver une aide juridique, a recensé plus de 1 200 cas de viols et de pédocriminalité entre janvier et novembre 2019. Ce nombre ne reflète qu’une partie des violences effectives, le viol restant tabou dans la société sénégalaise. Mais cette culture de l’omerta a été secouée au printemps 2019 par une série de viols et de féminicides qui ont choqué l’opinion. «En l’espace d’une semaine, nous avons assisté à l’assassinat de trois jeunes femmes», se souvient Marina Dabo, 33 ans. La doctorante en droit à l’université Cheikh-Anta-Diop fait partie du collectif Dafadoy («ça suffit» en wolof). Il a été créé en mai, après que le corps de Binta Camara, 23 ans, a été retrouvé étranglé dans sa maison de Tambacounda, dans l’est du Sénégal. Son meurtrier avait d’abord tenté de la violer. Deux autres femmes ont été assassinées la même semaine, à Dakar et à Thiès.
«On s’est dit que c’était le cas de trop, qu’il fallait faire quelque chose», raconte Marina Dabo. Des jeunes se constituent en collectif et organisent un sit-in le 25 mai à Dakar, qui réunit des centaines de manifestants. Leur principale exigence est la criminalisation du viol et de la pédophilie. L’ancienne loi sur le viol, qui datait de 1999, le définissait en effet comme un délit, avec des peines ne dépassant pas dix ans de prison. Elle n’était de toute façon «pas appliquée», explique Dior Fall, juriste et présidente d’honneur de l’AJS, qui évoque des peines de six mois de prison ferme ou même de sursis, normalement illégales : «Vous vous rendez compte de tout le traumatisme, pour une victime qui a sa vie détruite, de voir quelques mois après l’auteur du viol se balader devant vous et parfois même vous narguer ?»
Criminaliser pour dissuader
Dafadoy obtient gain de cause : en juin, le président, Macky Sall, demande à son ministre de la Justice de plancher sur une nouvelle loi. Votée fin décembre et publiée au Journal officiel en janvier, elle prévoit que le viol soit puni par des peines de réclusion criminelle beaucoup plus lourdes – au minimum dix ans de prison. Elle instaure aussi des délais allongés, pour permettre une véritable instruction. Les juges pourront désormais faire des enquêtes approfondies, avec la possibilité de recourir à des tests ADN, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent.
Dior Fall espère que ces peines planchers seront dissuasives, et que les juges auront désormais les moyens d’enquêter sérieusement. Mais elle critique l’absence de mesures d’accompagnement pour les victimes : «Ce n’est pas la loi seulement qui va régler le problème. Il faut qu’on arrive à changer les mentalités, à sensibiliser les gens sur le statut de la femme.» Marina Dabo est fière de ce premier succès mais sait que la bataille n’est pas terminée. «Le Sénégal est champion en matière de ratification, mais quand il s’agit d’appliquer les textes… nous avons des difficultés.»
Une évolution des pratiques judiciaires pourrait pourtant changer des choses. Cécile le sait bien, qui n’avait pas envisagé de porter plainte à l’époque de son agression : «J’ai vu tellement d’hommes condamnés passer seulement quelques mois en prison, et ils sont dans la rue à vivre leur vie. Ce n’est pas encourageant. J’ai envie que cette loi soit appliquée, parce que je n’ai pas envie que d’autres femmes souffrent. Il y a tellement de femmes violées, mais pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de conséquences.» Depuis le début de l’année, onze nouvelles victimes de violences sexuelles ont été recueillies à la Maison Rose, dont six mineures.