En ce mois d’août 2020, la justice sénégalaise a plusieurs fois occupé le devant de l’actualité. D’abord, elle a été victime des manipulations du pouvoir politico-religieux. Le juge Ngor Diop, président du tribunal d’Instance de Podor a été affecté comme Conseiller à la Cour d’appel de Thiès. Une affectation d’un travailleur est une chose ordinaire, mais celle de ce juge était extraordinaire. D’après le communiqué de protestation de l’Union des Magistrats du Sénégal (UMS), l’affectation est arbitraire.
Le juge a condamné un chef religieux de la localité où il était en service, malgré toutes les pressions des autorités politiques et religieuses. Pis, l’affectation est faite par une procédure d’exception, la consultation à domicile, qui selon l’Ums « n’autorise recours à une telle procédure que pour des cas d’urgence avérée et relativement à des fonctions qui ne sont pas des postes de responsabilité. » L’Ums a d’ailleurs décidé de laver l’affront, elle a commis un pool d’avocat pour attaquer la décision devant la Chambre administrative de la Cour suprême.
C’est une belle occasion que la magistrature devrait saisir pour lever cette épée de Damoclès. L’ancien procureur de la République, Ousmane Diagne, lors de sa passation de service avec Serigne Bassirou Gueye, le 2 mai 2013 disait ceci: « Nous avons eu à vivre des moments extrêmement difficiles, mais au cours desquels nous avons eu à travailler pour demeurer fidèles à ce que nous sommes. Je n’ai jamais été autre chose qu’un procureur de la République et pas un procureur du gouvernement ». (…) L’indépendance, ça s’assume et ca se paie. (…) La justice est rendu au nom du peuple sénégalais et pas au nom de qui que soit d’autre. »
L’opinion publique sénégalaise est scandalisée par cette affaire et a manifesté son soutien à cette corporation, victime de la « folie » de l’autorité politique et des lobbies religieux.
Mais cette affaire s’est prolongée et a eu des ramifications qui secouent aujourd’hui la famille judiciaire à l’interne. Le juge Ousmane kane, président de la Cour d’Appel de Kaolack, par une lettre qu’il a publiée dans la presse, a démissionné de l’UMS. Il dénonce « l’indiscipline des jeunes magistrats ». Dans sa lettre, il écrit ceci : « L’affectation controversée de notre collègue Ngor Diop a été l’occasion pour les magistrats insulteurs de leurs ainés de la hiérarchie de reprendre du service ; comme ce fut le cas lors de l’Assemblée générale extraordinaire de l’Ums, à Dakar, il y a quelques années, au cours de laquelle de jeunes collègues ont passé leur temps à abreuver d’insultes les hauts magistrats qui avaient osé prendre la parole, ignorant certainement que l’ergonomie de la salle rendait les insanités qu’ils proféraient parfaitement audibles.
Au-delà de l’impolitesse inacceptable dont certains collègues ont fait montre dans les échanges à la suite du communiqué de l’Ums, c’est la gratuité des attaques et le silence du bureau qui sont insoutenables. » Ce réquisitoire du juge contre ses collègues ne devrait pas être publié dans la presse. La méthode a d’ailleurs été dénoncée de manière très courtoise par le juge Souleymane Teliko, président de l’UMS. Il considérait que l’UMS est en principe le destinataire de la lettre de démission de juge Kane, donc ce dernier n’avait pas besoin de la publier dans la presse. « Il s’agit d’un rapport entre l’UMS et un de ses membres. Je pense si nous avons quelque chose à dire, nous allons le faire en temps opportun. Mais je ne crois pas que ce soit utile ou même indiqué de s’adresser à la presse sur les questions qui concernent exclusivement l’Ums et un de ses membres. »
Cette réponse mesurée peut être aussi analysée comme une leçon à l’endroit du juge Kane. Une réponse du berger à la bergère lui donnait raison. Mais si l’UMS a réagi avec de la mesure, le juge Yaya Amadou Dia qui est dans la même juridiction que le démissionnaire de l’UMS, a utilisé la même voie (la presse) pour régler ses comptes avec son président de Cour.
Il a porté de graves accusations contre le juge Kane, le traitant de corrompu, tortueux, de tous les péchés d’Israël. Pourtant, les indications temporelles du texte du juge Dia montrent que ses écrits datent de plusieurs mois, mais étaient restés strictement confidentiels. Il s’agit d’une réponse à une « demande d’explication » que lui avait servie son supérieur hiérarchique. Son texte commence par ceci : « Monsieur le Premier président. Nous accusons réception, ce mardi 14 avril 2020 à 10 heures 25 minutes, de votre lettre numéro 0000003PP/CA-KLK en date du 12 mars 2020 dont l’objet est « Demande d’explication ».
On pourrait alors dire que le juge Dia considère son collègue comme un « arroseur arrosé » ; quelqu’un qui n’est pas exemplaire mais qui tente de donner des leçons de morale à ses collègues de l’Ums.
Son texte est écrit avec une grande précision, au point qu’il soit difficile de douter de ses propos. Mieux, il dit avoir toutes les preuves matérielles qu’il est prêt à donner aux autorités de la justice. « (..) Nous nous mettons à la disposition du Ministère de la justice et des autorités judiciaires, pour remettre à tout enquêteur qu’ils voudront bien désigner, toutes les preuves à notre possession concernant ces faits » écrit-il. Il est peu probable qu’un juge habitué à exiger des preuves, accusent quelqu’un, sans fondements solides.
La réponse du juge Ousmane kane aux graves accusations de son collègue est encore plus problématique, aussi bien dans le fond que dans la forme. Dans le fond, il reconnait certains faits qui lui sont reprochés, et nie d’autres sans vraiment convaincre. Dans la forme, deux choses sont à relevées. D’abord, le vocabulaire injurieux qu’il a utilisé dans son texte.
Même s’il peut dire que le juge Dia a bafoué sa dignité, en racontant des contrevérités sur lui, il pouvait répondre sans insulter. Il relève dans le texte de son accusateur 12 « mensonges, ignominies », le qualifiant de « juge gros menteur mais piètre espion fouineur », de « fou incontrôlable ou un homme méchant et venimeux ». Que vaut alors la leçon de « discipline » que le juge Ousmane Kane voudrait donner à ses jeunes collègues, à travers sa lettre de démission de l’Ums? La discipline n’a pas d’âge, charité bien ordonnée commence par soi.
Ensuite, l’autre problème de forme dans la réponse du juge Ousmane Kane est la voie de diffusion. Un magistrat qui fait une conférence de presse pour se justifier d’accusations portées contre lui, c’est une grosse incongruité! Un juge est aussi un citoyen et un justiciable, s’il se sent diffamé, il peut saisir les juridictions pour laver son honneur. Lors de la rentrée des Cours et tribunaux du mardi 12 janvier 2016, le premier président de la Cour suprême, Mamadou Badio Camara, dénonçait ce qu’il appelait le « plaider presse ». Il disait ceci « Nous avons entendu parler de « porter presse », pratique consistant à attaquer une personne adverse par voie de presse, au lieu de saisir les juridictions compétentes. Nous avons maintenant « le plaider presse » : certains avocats, par exemple, ne se préoccupent plus de convaincre les juges dans les salles d’audience, ils optent pour la conférence de presse pour rallier l’opinion à je ne sais quelle bannière, d’une manière d’ailleurs non contradictoire (…)» Cette leçon d’éthique et de déontologie, faîte par un magistrat aux avocats, peut être opposée ici aux magistrats.
Le président de la Cour d’Appel de Kaolack, le juge Kane, a ouvert la voie en publiant sa lettre de démission dans la presse et a enfoncé le clou en faisant une conférence de presse pour répondre à son collègue.
Le ministère de la justice, par la signature du Directeur des Services judiciaires, Abdoulaye Ndiaye, a sorti ce samedi 22 août 2020, un communiqué où il indique que « le Ministre de la justice a saisi l’Inspection Générale de l’Administration judiciaire (IGAJ) à l’effet de diligenter immédiatement une enquête exhaustive sur les faits allégués et de dresser un rapport dans les plus brefs délais dans le souci de tirer cette affaire au clair pour la sauvegarde de la crédibilité de l’institution judiciaire ».
Il se pose aujourd’hui un conflit de génération dans la magistrature. L’ancienne génération bénéficie de privilèges généralement dus à ses relations avec l’exécutif. La décision du président d’augmenter l’âge de la retraite de certains hauts magistrats a du mal à passer chez la jeune génération. C’est une décision restée impopulaire dans la corporation comme au sein de l’opinion nationale. La jeune génération, par contre, manifeste une volonté de liberté et d’indépendance vis-à-vis de l’exécutif.
D’ailleurs, l’élection du juge Souleymane Teliko à la tête de l’Ums était très significative en est une parfaite illustration. Avant d’être porté à la tête de cette structure, Téliko s’était distingué dans sa position courageuse face à l’exécutif, en dénonçant les consultations à domicile, ce qui lui avait valu une convocation en conseil de discipline (annulée par la suite).
Il a été facilement réélu pour un second mandat en 2019. Le 22 juillet 2019, lors du procès en appel, dans l’affaire du trafic de faux médicament à Touba, il avait écarté la grâce présidentielle accordée le 03 avril 2019 au ressortissant guinéen Mamadou Woury Diallo puis lancé un mandat d’arrêt contre lui. Plus récemment, il a déclaré dans la presse que les droits à la défense de Khalifa Sall étaient piétinés.
Quant au juge Yaya Amadou Dia, il a déjà inscrit son nom dans le lot des juges qui montrent beaucoup d’indépendance et de liberté. Il avait démissionné de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI), puis avait fait une contribution dans la presse pour démontrer juriquement la recevabilité de la candidature de Karim Wade. Enfin, lors du dernier Conseil supérieur de la magistrature, deux jeunes ont démissionné de la magistrature. Il s’agit du juge Djiby Seydi et Amadou Dionwar Soumaré. Quoi qu’il advienne dans cette affaire, l’institution judiciaire est la seule perdante.
Au moment où elle devrait s’unir pour faire face à l’exécutif qui a bafoué sa souveraineté dans « l’affaire du juge Ngor Diop », elle se retrouve dans une guerre interne fratricide qui ne ferait que l’affaiblir.
Dans toutes les corporations, il y a des manquements, volontaires et involontaires, des rivalités, de la méchanceté de certains administrateurs sur les administrés, etc. La justice ne déroge pas à cette règle, mais elle est un rempart important de l’Etat de droit, de la justice sociale, de la stabilité du pays.
Elle partage dans une certaine mesure, cette responsabilité, avec les forces de l’ordre et de sécurité. Si les disfonctionnements internes de la justice et des forces armées se retrouvent dans la rue, le pays va inévitablement sombrer. Que tout le monde cherche à servir l’Etat, en plaçant exclusivement l’intérêt général au dessus de tout. « Les bons magistrats vivent pour servir leur pays; les mauvais le servent pour vivre. » (John Petit-Senn ; les bluettes et boutades 1846).