La normalisation des relations émirato-israéliennes s’inscrit dans une évolution régionale entamée il y a plus d’une décennie.
Combien de tournants stratégiques ou d’annonces historiques une région peut-elle supporter en une décennie ? En dix ans, le Moyen-Orient a connu les printemps arabes, l’éclosion puis la chute de l’État islamique, l’intervention russe en Syrie, la conclusion puis le retrait américain de l’accord nucléaire iranien. Si l’on remonte un peu dans le temps, on peut ajouter l’intervention américaine en Irak pour réaliser à quel point la région vit sur une plaque tectonique depuis le début du XXIe siècle, et encore plus depuis 2011. Le Moyen-Orient est en perpétuel reconfiguration depuis des années, ce qui doit inviter à la prudence au moment de qualifier, pour la énième fois, un évènement de tournant stratégique.
L’accord de normalisation entre Israël et les Émirats arabes unis annoncé jeudi rentre-t-il dans cette catégorie comme le pense, semble-t-il, la majorité des commentateurs? La réponse est moins évidente qu’il n’y paraît. Si le timing de l’annonce a surpris tout le monde et que le symbole est fort, l’officialisation de l’idylle israélo-émiratie ne va pas nécessairement changer la donne régionale. L’évènement est incomparable, à titre d’exemple, avec la visite de Sadate à Jérusalem en novembre 1977. Les Émirats n’étaient pas en guerre avec Israël et pas non plus particulièrement actifs – c’est le moins que l’on puisse dire – dans la défense des intérêts palestiniens. Ils n’ont pas « abandonné la cause palestinienne » dans le sens où cela fait des années que le dossier n’est pas considéré comme une priorité régionale pour Abou Dhabi. Les Émirats craignaient qu’une annexion de pans de la Cisjordanie sonne le glas de leur rapprochement avec l’État hébreu. Ils ont ainsi décidé d’utiliser leur principal levier vis-à-vis d’Israël – la normalisation – en échange d’un arrêt, ou d’un simple report si l’on en croit Benjamin Netanyahu, de l’annexion. Ils ont estimé que le jeu en valait la chandelle. Il est permis d’en douter. Rien n’indique que Benjamin Netanyahu était prêt à sauter le pas de l’annexion tellement le dossier est complexe tant pour des raisons internes qu’internationales. Rien ne permet d’affirmer non plus que le projet d’annexion ne sera pas ressuscité par le gouvernement israélien dans quelques mois. Abou Dhabi va certainement observer cette évolution de très près et prendre son temps dans le développement de sa relation avec Israël. Mais on peut tout de même arguer que l’émirat a bradé sa normalisation.
Monde arabe qui a déjà changé
Benjamin Netanyahu est le grand gagnant de cette opération. Le rapprochement avec les monarchies du Golfe est l’un de ses principaux objectifs sur la scène diplomatique puisqu’il a le double intérêt de cimenter un front anti-iranien et d’isoler encore un peu plus les Palestiniens. Le Premier ministre trouve en plus une excuse parfaite pour ne pas mettre en exécution ses projets d’annexion, dont il ne veut pas par réalisme, mais qu’il est obligé de soutenir pour attirer les voix de l’extrême droite. Pour le Premier ministre israélien, la victoire sera encore plus belle si le « coming-out » émirati provoque un effet domino dans le Golfe. Bahreïn pourrait bientôt suivre.
Mais la normalisation avec le Golfe prendrait une toute autre dimension si elle impliquait l’Arabie saoudite. Cela semble toutefois peu probable à court terme. Le roi Salmane est attaché à la cause palestinienne tout comme une partie de l’opinion publique saoudienne, et le royaume doit en plus prendre en compte des considérations religieuses en tant que gardien des Lieux saints – la mosquée al-Aqsa de Jérusalem est considérée comme le troisième lieu saint de l’islam. Plus qu’un tournant, cette dynamique politique qui voit les monarchies du Golfe se rapprocher d’Israël au grand jour est l’affirmation d’un monde arabe qui a déjà changé. Les Émirats ont pris acte de ce changement et assument le fait que l’Iran, la Turquie ou encore les démocrates arabes sont pour eux des dangers plus menaçants que l’État hébreu. Le monde arabe est aujourd’hui rythmé par les interventions de puissances non arabes aux agendas impérialistes : l’Iran, la Turquie et, dans une moindre mesure, la Russie. Le géant égyptien se transforme d’année en année, malgré ses 100 millions d’habitants, en un second couteau. La Syrie est en ruines. L’Irak est en guerre de façon discontinue depuis plus de 15 ans. Les monarchies du Golfe sont dirigées par de jeunes loups condamnés à réinventer leur pays pour préparer l’après-pétrole sous risque de disparaître.
La Palestine n’est plus un sujet prioritaire pour les pays du monde arabe. La normalisation avec Israël est encore un tabou pour la majorité d’entre eux. Mais elle ne change pas fondamentalement la donne : les Palestiniens sont plus seuls que jamais.