À première vue, les matelas déchiquetés, les fauteuils délabrés, les outils entreposés ça et là, dans un décor terne en pleine journée, font penser à un magasin de fortune.
Tous victimes de la pauvreté de leurs familles
C’est pourtant là, dans cet abri à l’écart des commerçants et commerçantes qui pullulent à l’allocodrome de Cocody à Abidjan, que s’entassent chaque nuit, des dizaines de jeunes gens. Sans abris. Eux, ce sont les enfants dans la rue. Ce nom générique permet de les identifier et surtout de les catégoriser dans la société.
En nous conduisant sur les lieux, Evrard Gnombley tient à nous plonger dans la précarité devenue pour les dizaines de jeunes gens de son groupe, une norme de vie. La plupart d’entre eux sont là depuis au moins une décennie. Avant d’atterrir à l’allocodrome de Cocody, beaucoup ont déjà connu des expériences antérieures dans d’autres communes de la capitale économique Ivoirienne ou à l’intérieur du pays.
Dans le lot, chacun a son histoire. Mais de toutes les raisons invoqués, un seul point commun ressurgit inéluctablement : la précarité sociale. Trois d’entre eux, ont accepté de nous ouvrir leurs cœurs. S’ils se montrent aussi réceptifs, du moins pour ceux qui acceptent de nous parler, c’est surtout parce qu’ils pensent avoir un message à l’endroit de la société. Une société dans laquelle ils se sentent exclus, marginalisés…peut-être même inutiles. Mais dont ils veulent défier les préjugés en transformant l’image de pestiférés que les agressions et autres attitudes insolentes, leur ont collé à la peau.
C’est en 2006 en classe de 6ème, alors qu’il n’a que 16 ans qu’Evrard voue son destin à la rue. Dans des circonstances typiques des enfants en manque d’encadrement familial. « Je viens d’une famille très pauvre en difficulté financière. C’est ce qui m’a poussé à aller dans la rue. Tout a commencé quand j’étais en classe de 6ème. Je viens d’une famille de 5 enfants. Le père est vigile. La maman ne fait rien à cause de la tension qu’elle traîne. Ça n’allait pas. Mon père souffrait. On vivait en mode survie. On mangeait une fois par jour. On n’était pas sûrs de trouver à se nourrir le lendemain », nous raconte-t-il.
Sans doute pour se débarrasser de cette situation de plus en plus encombrante, son père se résout à l’envoyer dans « un centre chrétien de réhabilitation » à Yamoussoukro où il a une connaissance.
Selon Evrard, les pensionnaires pour survivre, sont contraints de faire l’aumône toute la journée. Ce mode de vie finit très vite par l’agacer. En cette année 2006, il se laisse tenter par la proposition « d’un ami » qui lui, a fait de la rue son foyer depuis déjà quelques années. Cap sur Abidjan dans le quartier de Yopougon-Rue Princesse où cet ami lui fait découvrir les rouages de la vie de la rue.
Un viol manqué
L’accueil n’est pas du tout rassurant : le même jour, il manque de peu de se faire violer par un badaud du coin. Après l’avoir attiré dans une bâtisse inachevée, ce dernier exige de le sodomiser. Seules ses supplications lui épargneront cette expérience cauchemardesque. Mais en contrepartie, il se doit de provoquer l’éjaculation de son bourreau avec les mains. Il en sort bien sûr traumatisé. C’est aussi de là que partent ses pérégrinations qui l’emmènent successivement à Marcory, puis à Cocody où il débarque à l’allocodrome en 2010.
Comment se débrouiller sans revenus réguliers pour satisfaire les besoins élémentaires, à commencer par la nourriture ? Il raconte : « Quand les gens finissent de manger, on s’approche d’eux pour demander les restes ».
La guerre, l’autre coupable
Captivé par notre entretien, Tra Bi Benjamin paré dans son chasuble, s’approche de nous. Lui aussi, veut nous partager son vécu. Les motivations sont les mêmes. Toutes étroitement liées à la précarité sociale. Mais, les circonstances diffèrent comme dans le cas de Tra Bi, dont le destin bascule avec l’éclatement de la guerre en Septembre 2002.
« C’est depuis le 19 Septembre 2002. J’étais à Duekoue dans la crise. Quand la crise s’est déroulée, j’ai perdu ma maman. Et moi et ma petite-soeur, grâce à la Croix-Rouge, on est descendus à Abidjan jusqu’à Yopougon où on nous a hébergés. Il y’a un commandant qui a hébergé ma petite-soeur. J’ai décidé moi de le débrouiller pour me prendre en charge. Je suis venu à Cocody en 2013, 2014 après qu’un ami m’en ait parlé », explique-t-il, le front moite.
Cocody, une cité où il rejoint des devanciers à l’instar d’Evrard qui tentent de leur mieux de l’aider. Même si cela ne lui épargne pas pour autant les affres de la misère qu’endurent ses compagnons d’infortune. D’où cet aveu résigné, « J’essaie de m’organiser. Je quémande. Quémander est mieux que voler ».
Son père, il n’a plus de ses nouvelles. En fait, il ne l’a pas vraiment connu. Cependant, se souvient-il, « Mon propre papa qui m’a mis au monde, c’est un marabout. Il a divorcé ma maman très tôt… ».
Ne jamais retourner en arrière
Le témoignage de Benjamin nous amène à nous intéresser à celui de Neya Balibi Moise, un jeune Burkinabè de 30 ans, qui fait aussi partie de la bande. D’après ses dires, sa famille nucléaire est toujours installée à Yamoussoukro. Mais lui a décidé de s’assumer seul pour fuir la misère familiale.
Maladroit dans ses choix, il reconnaît l’avoir été dans sa vie pour s’être rendu coupable d’agressions et de vols. Ce qui l’a d’ailleurs conduit en prison. Aujourd’hui, il se dit déterminé à changer et à pratiquer le métier qu’il affirme avoir appris: la mécanique. Pour tous ces jeunes gens, l’aide au stationnement des véhicules des clients de l’allocodrome ou des restaurants environnants, est un tremplin.
Déjà, des activités sont lancés
Chacun a ses rêves qu’il caresse langoureusement. Tra Bi espère un jour se réinsérer dans la menuiserie, même s’il se dit ouvert à toutes autres propositions décentes. Evrard est pour le moment, le mieux nanti du groupe vu qu’il gère son petit business.
Un tablier dans lequel l’on retrouve un peu de tout. Cigarettes, liqueurs fortes, bonbons… Certains vendent des noix de coco, d’autres assurent la sécurité des véhicules… Mais au nom de ses camarades, Evrard plaide : « Nous aimerions aller plus loin ».
C’est cette volonté de se responsabiliser qui l’a amené à regrouper ses camarades au sein d’une association, « Les jeunes débrouillards » dont la principale mission est de rechercher l’appui des autorités compétentes en vue de mettre à la disposition de ces jeunes, des moyens de s’autonomiser. Pour lui comme pour les autres, la rue n’est plus une option. C’est un enfer. Un univers dans lequel tous les coups sont permis sans aucun garde-fou. Viols de nature homosexuelle, brimades, sacrifices humains…
« On a perdu plein de frères »
Certes, leurs corps y sont encore. Ils n’en ont pas le choix. Mais leurs esprits se projettent dans une autre vie, plus rangée, plus stable avec des perspectives d’avenir comme le révèle Evrard selon qui, « On a perdu plein de frères dedans. On a vu que si on continue dans cette vie là, ça ne peut pas nous arranger. On a décidé de s’asseoir pour mieux réfléchir à notre avenir ».
1726 jeunes resocialisés en 3 ans
Cette prise de conscience, l’Etat s’efforce à sa manière de l’accompagner à en croire, Touré Mamadou, Directeur Général de l’Office du Service Civique dont le programme du Service Civique d’Action d’Emploi et de Développement (STAED) a permis selon ses statistiques de prendre en charge « 1726 jeunes en 3 ans ». « Nous aidons à resocialiser les jeunes de la rue. A partir de 14 a 35 ans. On les sort d’abord de leurs vulnérabilités. De la drogue, de l’alcool. Ensuite, on les aide à s’insérer dans un métier », nous indiquait-t-il.
Jusqu’à quand ces jeunes gens devront-ils continuer à espérer la fin de cette aventure malsaine dans la rue? Entre leur capacité à oser, à se créer des opportunités et l’appui des autorités étatiques, le défi est immense.